LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vladimir Soloviev
(Соловьёв Владимир Сергеевич)
1853 – 1900
LA RUSSIE ET L’ÉGLISE UNIVERSELLE
1889
Paris, Albert Savine, 1889 [Stock, 4ème
édition, 1922].
TABLE
LIVRE PREMIER. ÉTAT RELIGIEUX DE LA RUSSIE ET DE L’ORIENT CHRÉTIEN
CHAPITRE II. QUESTION SUR LA RAISON D’ÊTRE DE LA RUSSIE
CHAPITRE V. LES SLAVOPHILES RUSSES ET LEURS IDÉES SUR L’ÉGLISE. REMARQUES CRITIQUES
CHAPITRE VI. LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LIBERTÉ ECCLÉSIASTIQUE
CHAPITRE VII. J.-S. AKSAKOV, SUR L’ÉGLISE OFFICIELLE EN RUSSIE
CHAPITRE VIII. RAPPORTS ENTRE L’ÉGLISE RUSSE ET L’ÉGLISE GRECQUE. LA BULGARIE ET LA SERBIE
CHAPITRE IX. UNE PROPHÉTIE ACCOMPLIE. – CRITIQUE DU CÉSARO-PAPISME
CHAPITRE X. PROJET D’UNE QUASI-PAPAUTÉ À CONSTANTINOPLE ET À JÉRUSALEM
LIVRE DEUXIÈME. LA MONARCHIE ECCLÉSIASTIQUE FONDÉE PAR JÉSUS-CHRIST
CHAPITRE I. LA PIERRE DE L’ÉGLISE
CHAPITRE IV. L’ÉGLISE COMME SOCIÉTÉ UNIVERSELLE. LE PRINCIPE DE L’AMOUR
CHAPITRE V. LES CLEFS DU ROYAUME
CHAPITRE VI. LE GOUVERNEMENT DE L’ÉGLISE UNIVERSELLE. — CENTRE D’UNITÉ
CHAPITRE VII. LES MONARCHIES DE DANIEL. « ROMA » ET « AMOR »
CHAPITRE VIII. LE « FILS DE L’HOMME » ET LA « PIERRE »
CHAPITRE X. L’APÔTRE PIERRE ET LA PAPAUTÉ
CHAPITRE XI. LE PAPE SAINT LÉON LE GRAND, SUR LA PRIMAUTÉ
CHAPITRE XII. SAINT LÉON LE GRAND, SUR LE POUVOIR PAPAL
CHAPITRE XIV. LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. — CONCLUSION DU SECOND LIVRE
LIVRE TROISIÈME. LE PRINCIPE TRINITAIRE ET SON APPLICATION SOCIALE
CHAPITRE PREMIER. LA TRINITÉ DIVINE RATIONNELLEMENT DÉDUITE DE L’IDÉE DE L’ÊTRE
CHAPITRE II. LES TROIS HYPOSTASES DIVINES ; SENS PROPRE DE LEURS NOMS
CHAPITRE III. L’ESSENCE DIVINE ET SA TRIPLE MANIFESTATION
CHAPITRE V. LE MONDE SUPÉRIEUR. LA LIBERTÉ DES PURS ESPRITS
CHAPITRE VI. LES TROIS DEGRÉS PRINCIPAUX DU PROCESSUS COSMOGONIQUE
CHAPITRE VII. TRIPLE INCARNATION DE LA SAGESSE DIVINE
CHAPITRE VIII. L’HOMME-MESSIE. LE CHAOS HUMAIN. ÉLÉMENTS PRIMITIFS DE LA SOCIÉTÉ TRINITAIRE
CHAPITRE IX. PRÉPARATION MESSIANIQUE CHEZ LES HINDOUS, CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES HÉBREUX
CHAPITRE X. SOUVERAINETÉ ABSOLUE DU CHRIST. TRINITÉ SOCIALE, SACERDOCE ET PATERNITÉ
CHAPITRE XI. ROYAUTÉ ET FILIATION. — PROPHÉTISME. — LES TROIS SACREMENTS DES DROITS DE L’HOMME
CHAPITRE XII. LES QUATRE SACREMENTS DES « DEVOIRS » DE L’HOMME
Il y a cent ans, la France, — cette avant-garde de l’humanité — a voulu inaugurer une époque nouvelle de l’histoire en proclamant les droits de l’homme. Il est vrai que le Christianisme avait déjà, bien des siècles auparavant, conféré aux hommes le droit et le pouvoir de devenir fils de Dieu — ἔδωκεν αὐτοῖς ἐξουσίαν τέκνα Θεοῦ γενέσθαι (Ev. Joh., I, 12). Mais, dans la vie sociale de la chrétienté, ce pouvoir souverain de l’homme était à peu près oublié ; et la nouvelle proclamation française n’était pas du tout superflue. Je ne parle pas des abus de fait, mais des principes reconnus par la conscience publique, exprimés par des lois, réalisés dans les institutions. C’était par une institution légale que l’Amérique chrétienne privait les nègres chrétiens de toute dignité humaine et les livrait sans merci à la tyrannie de leurs maîtres, qui — eux aussi — professaient la religion chrétienne. C’était une loi qui, dans la pieuse Angleterre, vouait au gibet tout homme qui, pour ne pas mourir de faim, volerait des vivres à son riche voisin. C’était enfin une loi et une institution qui, en Pologne et dans la « sainte » Russie, permettaient au seigneur de vendre ses serfs comme du bétail[1]. Je n’ai pas la présomption de juger les affaires particulières de la France ni de décider si la Révolution — comme des écrivains distingués et plus compétents que moi l’affirment — a fait plus de mal que de bien à ce pays[2]. Mais il ne faut pas oublier que, si chaque nation historique travaille plus ou moins pour le monde entier, la France a surtout le privilège d’une action universelle dans le domaine politique et social.
Si le mouvement révolutionnaire a détruit beaucoup de choses qui devaient être détruites ; s’il a emporté et pour toujours mainte iniquité, il a misérablement échoué en essayant de créer un ordre social fondé sur la justice. La justice n’est que l’expression pratique, l’application de la vérité ; — et le point de départ du mouvement révolutionnaire était faux. L’affirmation des droits de l’homme, pour devenir un principe positif d’instauration sociale, demandait avant tout une idée vraie sur l’homme. Celle des révolutionnaires est connue : ils ne voyaient et ne comprenaient dans l’homme que l’individualité abstraite, un être de raison dépouillé de tout contenu positif.
Je ne me propose pas de dévoiler les contradictions intérieures de cet individualisme révolutionnaire, de montrer comment « l’homme » abstrait se transforma tout à coup en « citoyen » non moins abstrait, comment l’individu libre et souverain se trouva fatalement esclave et victime sans défense de l’État absolu, ou de la « nation », c’est-à-dire d’une bande de personnages obscurs portés par le tourbillon révolutionnaire à la surface de la vie publique et rendus féroces par la conscience de leur nullité intrinsèque. Il serait sans doute très intéressant et très instructif de suivre le fil dialectique qui rattache les principes de 1789 aux faits de 1793. Mais ce qui me paraît encore plus important, c’est de constater que le πρώτον ψεύδος (mensonge primordial) de la Révolution — le principe de l’homme individuel considéré comme un être complet en soi et pour soi — que cette fausse idée de l’individualisme n’avait pas été inventée par les révolutionnaires, ni par leurs pères spirituels, les encyclopédistes, mais qu’elle était la conséquence logique, quoique imprévue, d’une doctrine antérieure pseudo-chrétienne ou semi-chrétiennne — cause radicale de toutes les anomalies dans l’histoire et dans l’état actuel de la chrétienté.
L’humanité a cru qu’en professant la divinité du Christ elle était dispensée de prendre au sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes évangéliques de manière à en tirer tout ce qu’on voulait, et on a fait la conspiration du silence contre d’autres textes qui ne se prêtaient pas aux arrangements. On répétait sans cesse le commandement : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » — pour sanctionner un ordre de choses qui donnait à César tout, et à Dieu — rien. Par la parole : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », on tâchait de justifier et de confirmer le caractère païen de notre vie sociale et politique — comme si la société chrétienne dût fatalement appartenir à ce monde, et non pas au Royaume du Christ. Quant aux paroles : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre » — on ne les citait pas. On acceptait le Christ comme sacrificateur et comme victime expiatoire, mais on ne voulait pas de Christ-Roi. Sa dignité royale fut remplacée par toutes les tyrannies païennes, et des peuples chrétiens ont répété le cri de la plèbe juive : « Nous n’avons pas d’autre roi que César ! » Ainsi l’histoire a vu et nous voyons encore le phénomène étrange d’une société qui professe le christianisme comme sa religion et qui reste païenne — non pas dans sa vie seulement, mais quant à la loi de sa vie.
Ce dualisme est une faillite morale et non pas une inconséquence logique. On l’aperçoit bien au caractère hypocrite et sophistique des arguments employés ordinairement pour défendre cet état de choses. « L’esclavage et les peines cruelles — disait il y a trente ans un évêque célèbre en Russie — ne sont pas contraires à l’esprit du Christianisme : car la souffrance physique ne nuit pas au salut de l’âme, objet unique de notre religion. » Comme si la souffrance physique infligée à des hommes par un autre homme ne supposait pas dans celui-ci une dépravation morale, un acte d’injustice et de cruauté certainement dangereux pour le salut de son âme. En admettant même — ce qui est absurde — que la société chrétienne puisse être insensible aux souffrances des opprimés, peut-elle être indifférente au péché des oppresseurs ? C’est là la question.
L’esclavage économique, plus encore que l’esclavage proprement dit, a trouvé des défenseurs dans le monde chrétien, « La société et l’État, disent-ils, ne sont nullement obligés de prendre des mesures générales et régulières contre le paupérisme ; l’aumône volontaire suffit : le Christ n’a-t-il pas dit qu’il y aura toujours des pauvres sur la terre ? » Oui il y aura toujours des pauvres, comme il y aura toujours des malades, — cela prouve-t-il l’inutilité des mesures sanitaires ? La pauvreté en elle-même n’est pas un mal, ni la maladie non plus : le mal, c’est de rester indifférent aux souffrances de son prochain. Et il ne s’agit pas seulement des pauvres : les riches, eux aussi, ont droit à notre compassion. Ces pauvres riches ! On fait tout pour développer leur bosse, et puis on les invite à passer dans le Royaume de Dieu par l’orifice imperceptible de la charité individuelle. Du reste on sait qu’une exégèse bien informée a cru que « l’orifice de l’aiguille, » n’était autre chose que la traduction littérale du nom hébreu donné à l’une des portes de Jérusalem (Negéb-ha-khammath ou Khour-hakhammath) dont le passage était difficile aux chameaux. Ce ne serait donc pas l’infiniment petit d’une philanthropie individualiste, ce serait plutôt la voie étroite et laborieuse, mais tout de même praticable, de la réforme sociale que l’évangile proposerait aux riches.
On voudrait borner l’action sociale du christianisme à la charité ; on voudrait priver la morale chrétienne de toute sanction légale, de tout caractère obligatoire. C’est une application moderne de l’ancienne antinomie gnostique (le système de Marcion en particulier) maintes fois anathématisée par l’Église. Que tous les rapports entre les hommes soient déterminés par la charité et par l’amour fraternel — c’est là sans doute la volonté définitive de Dieu, le but de son œuvre ; mais dans la réalité historique — comme dans l’oraison dominicale — l’accomplissement de la volonté divine sur la terre n’a lieu qu’après la sanctification du nom de Dieu et l’avènement de son Royaume. Le nom de Dieu, — c’est la vérité ; et son Royaume, — c’est la justice. Le triomphe de la charité évangélique dans la société humaine a donc pour conditions la connaissance de la vérité et la pratique de la justice.
En vérité, tous sont un ; et Dieu — l’unité absolue — est tout dans tous. Mais cette unité divine est cachée à nos regards par le monde du mal et de l’illusion — conséquence du péché de l’homme universel. La loi de ce monde est la division et l’isolement des parties du Grand Tout ; et l’humanité elle-même, qui devait être la raison unifiante de l’univers matériel, s’est trouvée fractionnée et dispersée sur la terre et n’a pu parvenir par ses propres efforts qu’à une unité partielle et instable (la monarchie universelle du paganisme). Cette monarchie, représentée d’abord par Tibère et par Néron, reçut son vrai principe unifiant quand « la grâce et la vérité » furent manifestées par Jésus-Christ. Rattaché à Dieu, le genre humain retrouva son unité. Pour être complète, cette unité devait être triple : elle devait réaliser sa perfection idéale sur la base d’un fait divin et dans le milieu de la vie humaine. Puisque l’humanité est réellement séparée de l’unité divine, il faut que cette unité nous soit donnée d’abord comme un objet réel qui ne dépend pas de nous-mêmes — le Royaume de Dieu qui vient à nous, l’Église extérieure et objective. Mais, une fois rattachée à cette unité extrinsèque, l’humanité doit la traduire en action, l’assimiler par son propre travail — le Royaume de Dieu est à prendre par force ; et ceux qui font des efforts le possèdent. Manifesté d’abord pour nous et puis par nous, le Royaume de Dieu doit enfin se révéler en nous avec toute sa perfection intrinsèque et absolue, comme amour, paix et joie dans l’Esprit-Saint.
Ainsi l’Église Universelle (dans le sens large du mot) se développe comme une triple union divino-humaine : il y a l’union sacerdotale, où l’élément divin, absolu et immuable domine et forme l’Église proprement dite — le Temple de Dieu ; il y a l’union royale, où domine l’élément humain et qui forme l’État chrétien (Église, comme corps vivant de Dieu) ; il y a enfin l’union prophétique, où le divin et l’humain doivent se pénétrer dans une conjonction libre et réciproque, en formant la société chrétienne parfaite (Église, comme Épouse de Dieu).
La base morale de l’union sacerdotale ou de l’Église proprement dite est la foi et la piété ; l’union royale de l’État chrétien est fondée sur la loi et la justice ; l’élément propre de l’union prophétique ou de la société parfaite est la liberté et l’amour.
L’Église proprement dite, représentée par l’ordre hiérarchique, réunit l’humanité avec Dieu par la profession de la vraie foi et par la grâce des sacrements. Mais, si la foi que l’Église communique à l’humanité chrétienne est une foi vivante et si la grâce des mystères sacrés est une grâce efficace, l’union divino-humaine qui en résulte ne peut pas être confinée au domaine spécialement religieux, mais doit s’étendre à tous les rapports publics des hommes, régénérer et transformer leur vie sociale et politique. Ici s’ouvre pour l’humanité un champ d’action propre. Ici l’action divino-humaine n’est plus un fait accompli comme dans l’Église sacerdotale, mais une œuvre à faire. Il s’agit de réaliser dans la société humaine la vérité divine, il s’agit de pratiquer la vérité. Or, dans son expression pratique, la vérité s’appelle justice.
La vérité c’est l’existence absolue de tous dans l’unité, c’est la solidarité universelle qui est éternellement en Dieu, qui a été perdue par l’Homme naturel et regagnée en principe par l’Homme spirituel — le Christ. Il s’agit donc de continuer par l’action humaine l’œuvre unificatrice de l’Homme-Dieu en disputant le monde au principe contraire de l’égoïsme et de la division. Chaque être particulier — nation, classe, individu — en tant qu’il s’affirme pour soi et s’isole de la totalité divino-humaine, agit contre la vérité ; et la vérité, si elle est vivante en nous, doit réagir et se manifester comme justice. Ainsi, après avoir reconnu la solidarité universelle (l’uni-totalité) comme vérité, après l’avoir pratiquée comme justice, l’humanité régénérée pourra la ressentir comme son essence intérieure et en jouir complètement dans l’esprit de la liberté et de l’amour.
Tous sont un dans l’Église par l’unité de la hiérarchie, de la foi et des sacrements ; tous sont unifiés dans l’État chrétien par la justice et la loi ; tous doivent être un dans la charité naturelle et la coopération libre. Ces trois modes, ou plutôt trois degrés de l’unité, sont indissolublement liés entre eux. Pour imposer aux nations, aux classes et aux individus, la solidarité universelle, le Royaume de Dieu, l’État chrétien doit y croire comme à la vérité absolue révélée par Dieu lui-même. Mais la révélation divine ne peut pas s’adresser immédiatement à l’État comme tel, c’est-à-dire à l’humanité naturelle et extra-divine : Dieu s’est révélé, Il a confié sa vérité et sa grâce à l’humanité élue, qu’il a sanctifiée et organisée lui-même, c’est-à-dire à l’Église. Pour soumettre l’humanité à la justice absolue, l’État — produit lui-même des forces humaines et des circonstances historiques — doit se justifier en se soumettant à l’Église, qui lui fournit la sanction morale et religieuse et la base réelle de son œuvre. Il est non moins évident que la société chrétienne parfaite ou l’union prophétique, le règne de l’amour et de la liberté spirituelle, suppose l’union sacerdotale et royale. Car pour que la vérité et la grâce divines puissent déterminer complètement et transformer intérieurement l’être moral de tous, il faut qu’elles aient auparavant une force objective dans le monde, qu’elles soient incarnées dans un fait religieux et maintenues par une action légale, qu’elles existent comme Église et comme État.
L’institution sacerdotale étant un fait accompli et la fraternité parfaitement libre étant un idéal, c’est surtout le terme moyen — l’État dans son rapport avec le christianisme — qui détermine les destinées historiques de l’humanité.
La raison d’être de l’État en général c’est de défendre la société humaine contre le mal en tant qu’il se produit extérieurement ou publiquement — contre le mal manifeste. Le vrai bien social étant la solidarité de tous — la justice et la paix universelles — le mal social n’est autre chose que la solidarité violée. La vie réelle de l’humanité nous présente une triple violation de la solidarité universelle ou de la justice : celle-ci est violée, 1°) quand une nation attente à l’existence ou à la liberté d’une autre nation ; 2°) quand une classe de la société en opprime une autre ; 3°) quand un individu se révolte ouvertement contre l’ordre social en commettant un crime.
Tant qu’il y avait dans l’humanité historique plusieurs États particuliers absolument indépendants l’un de l’autre, la tâche immédiate de chacun d’eux dans le domaine de la politique extérieure se bornait à défendre cette indépendance. Mais l’idée ou plutôt l’instinct de la solidarité internationale existait toujours dans l’humanité historique, se traduisant tantôt par la tendance à la monarchie universelle — tendance qui a abouti à l’idée et au fait de la paix romaine (pax romana) — tantôt (chez les Juifs) par le principe religieux affirmant l’unité de nature et l’origine commune de tout le genre humain — de tous les bené-Adam, — idée complétée ensuite par la religion chrétienne qui à cette unité naturelle superposa la communion spirituelle de tous les hommes régénérés et devenus fils du second Adam, le Christ — bené-Mashiah.
Cette nouvelle idée fut — très incomplètement il est vrai — réalisée dans la Chrétienté du moyen âge, qui, malgré son état turbulent, regardait généralement toute guerre entre nations chrétiennes comme une guerre intestine, comme un péché et un crime. Après avoir ébranlé la base de cette unité imparfaite mais réelle — la monarchie papale — les nations modernes ont dû cependant donner un surrogat à l’idée de la chrétienté catholique — dans la fiction de l’équilibre européen. Sincèrement ou non, la paix universelle est reconnue de tout le monde comme le vrai but de la politique internationale.
Il faut donc constater deux faits également évidents : 1°) il y a une conscience générale de la solidarité humaine et un besoin de l’unité internationale, de la pax christiana ou si l’on préfère — humana ; 2°) cette unité n’existe pas actuellement, et le premier des trois problèmes sociaux est aussi peu résolu de nos jours qu’il l’était dans le monde ancien. La même chose est vraie pour les deux autres problèmes.
La solidarité universelle suppose que chaque élément du grand tout — chaque nation, chaque société et chaque individu — a non seulement le droit d’exister, mais possède encore une valeur propre et intrinsèque qui ne permet pas d’en faire un simple moyen du bien-être général. L’idée positive et vraie de la justice peut être exprimée par la formule suivante : chaque être particulier (tant collectif qu’individuel) a toujours une place pour soi dans l’organisme universel de l’humanité. Cette justice positive était inconnue à l’État ancien qui se défendait et maintenait l’ordre social en exterminant les ennemis à la guerre, en réduisant à l’esclavage la classe des travailleurs, en torturant et en tuant les criminels. Le Christianisme, en attribuant une valeur infinie à tout être humain, devait changer du tout au tout le caractère et l’action de l’État. Le mal social restait toujours le même dans sa triple manifestation, internationale, civile et criminelle ; l’État avait comme auparavant à combattre le mal dans ces trois sphères, mais le but définitif et les moyens de la lutte ne pouvaient pas rester les mêmes. Il ne s’agissait plus de défendre un groupe social particulier ; ce but négatif était remplacé par une tâche positive : en présence des discordes nationales, il fallait établir la solidarité universelle ; contre l’antagonisme des classes et l’égoïsme des individus, il fallait réagir au nom de la vraie justice sociale. L’État païen avait affaire à l’ennemi, à l’esclave, au criminel. L’ennemi, l’esclave, le criminel n’avaient pas de droits. L’État chrétien n’a affaire qu’aux membres du Christ, souffrants, malades, corrompus : il doit apaiser la haine nationale, réparer l’iniquité sociale, corriger les vices individuels. Ici l’étranger a le droit de cité, l’esclave a droit à l’émancipation, le criminel a droit à la régénération morale. Dans la cité de Dieu il n’y a pas d’ennemi et d’étranger, d’esclave et de prolétaire, de criminel et de condamné. L’étranger est un frère qui demeure loin ; le prolétaire, un frère malheureux qu’il faut secourir ; le criminel, un frère tombé qu’il faut relever.
Il s’ensuit que dans l’État chrétien trois choses sont absolument inadmissibles : premièrement les guerres inspirées par l’égoïsme national, les conquêtes qui élèvent une nation sur les ruines d’une autre, — car pour l’État chrétien, l’intérêt dominant, c’est la solidarité universelle ou la paix chrétienne ; puis l’esclavage civil et économique qui fait d’une classe l’instrument passif d’une autre ; et enfin les peines vindicatives (surtout la peine de mort) que la société applique à l’individu coupable pour faire de lui le rempart de la sécurité publique. En commettant un crime l’individu prouve qu’il regarde la société comme un simple milieu et le prochain comme l’instrument de son égoïsme. À cette injustice on ne doit pas répondre par une autre, en ravalant la dignité humaine dans le criminel lui-même, en abaissant celui-ci au niveau d’une instrumentalité passive par une peine qui exclut son amélioration et sa régénération.
Dans le domaine des rapports temporels, dans l’ordre purement humain, l’État devait réaliser la solidarité absolue de chacun et de tout le monde, que l’Église représente dans l’ordre spirituel avec l’unité de son sacerdoce, de sa foi et de ses sacrements. Avant de réaliser cette unité il fallait y croire, avant de devenir chrétien de fait, l’État devait embrasser la foi chrétienne. Ce premier pas fut fait à Constantinople ; et toute l’œuvre chrétienne du Bas-Empire se réduit à ce commencement.
La transformation byzantine de l’Empire romain inaugurée par Constantin le Grand, développée par Théodose et fixée par Justinien, ne produisit qu’un État chrétien nominal. Des lois, des institutions, et une partie des mœurs publiques — tout cela conservait certains caractères du vieux paganisme.
L’esclavage se perpétua comme institution légale ; et la vindicte des crimes (surtout des délits politiques) était exercée de droit avec une cruauté raffinée. Ce contraste entre le christianisme professé et le cannibalisme pratiqué se personnifie très bien dans le fondateur du Bas Empire — ce Constantin qui croyait sincèrement au Dieu chrétien, qui honorait les évêques et discutait avec eux sur la Trinité, et qui en même temps n’avait aucun scrupule à exercer le droit païen de mari et de père en mettant à mort Fausta et Crispus.
Cependant une contradiction aussi manifeste entre la foi et la vie ne pouvait durer longtemps sans que des tentatives de conciliation se produisissent. Au lieu de sacrifier sa réalité païenne, l’Empire byzantin essaya, pour se justifier, d’altérer la pureté de l’idée chrétienne. Ce compromis entre la vérité et l’erreur est l’essence propre de toutes les hérésies qui — quelquefois inventées et toujours, sauf quelques exceptions individuelles, favorisées par le pouvoir impérial — affligèrent la chrétienté depuis le IVe jusqu’au IXe siècle.
La vérité fondamentale, l’idée spécifique du christianisme c’est l’union parfaite du divin et de l’humain, accomplie individuellement dans le Christ et s’accomplissant socialement dans l’humanité chrétienne où le divin est représenté par l’Église (concentrée dans le pontificat suprême) et l’humain par l’État. Ce rapport intime de l’État avec l’Église suppose la primauté de celle-ci, puisque le divin est antérieur et supérieur à l’humain. L’hérésie attaquait précisément l’unité parfaite du divin et de l’humain dans Jésus-Christ pour saper par la base le lien organique de l’Église avec l’État et pour attribuer à ce dernier une indépendance absolue. On voit maintenant pourquoi les empereurs de la seconde Rome, qui tenaient à conserver dans la chrétienté l’absolutisme de l’État païen, étaient si favorables à toutes les hérésies qui n’étaient que des variations multipliées d’un thème unique :
— Jésus-Christ n’est pas le vrai Fils de Dieu consubstantiel au Père ; Dieu ne s’est pas incarné ; la nature et l’humanité restent séparées de la Divinité, ne lui sont pas unies ; et par conséquent l’État humain peut à bon droit garder son indépendance et sa suprématie absolues — voilà une raison suffisante pour Constance ou pour Valens de sympathiser avec l’arianisme.
— L’humanité de Jésus-Christ est une personne complète pour soi et unie seulement par un rapport avec le Verbe divin ; conclusion pratique : l’État humain est un corps complet et absolu, ne se trouvant que dans un rapport extérieur avec la religion. — C’est là l’essence de l’hérésie nestorienne, et on voit bien pourquoi à son apparition l’Empereur Théodose II l’a prise sous sa protection et a fait son possible pour la soutenir.
— L’humanité en Jésus-Christ est absorbée par la Divinité — voilà une hérésie qui semble être juste le contraire de la précédente. Il n’en est rien cependant : si la prémisse est autre, la conclusion est absolument la même. — L’humanité du Christ n’existant plus, l’incarnation n’est qu’un fait du passé, la nature et le genre humain restent absolument en dehors de la Divinité. Le Christ a emporté aux cieux tout ce qui était à lui et a abandonné la terre à César. — Avec un juste instinct le même Théodose II, sans s’arrêter à la contradiction apparente, transporta toutes ses faveurs du nestorianisme vaincu au monophysitisme naissant, qu’il fit accepter formellement par un concile quasi œcuménique (le brigandage d’Éphèse). Et après que l’autorité d’un grand pape eût prévalu sur celle d’un concile hérétique, les empereurs, plus ou moins secondés par la hiérarchie grecque, ne cessèrent pas de tenter de nouveaux compromis. L’hénoticon de l’Empereur Zénon, (cause d’une première scission prolongée entre l’Orient et l’Occident — le schisme d’Acacius), les entreprises perfides de Justinien et de Théodora furent suivies d’une nouvelle hérésie impériale, le monothélisme. — Il n’y a pas de volonté et d’action humaines dans l’Homme-Dieu, son humanité est purement passive, exclusivement déterminée par le fait absolu de sa divinité. — C’est la négation de la liberté et de l’énergie humaine, c’est le fatalisme et le quiétisme. — L’humanité n’a rien à faire dans l’œuvre de son salut : Dieu seul opère. Se soumettre passivement au fait divin, représenté quant au spirituel par l’Église immobile et quant au temporel par le pouvoir sacré du divin Auguste, voilà tout le devoir du Chrétien. — Soutenue pendant plus de cinquante ans par l’Empire et par toute la hiérarchie Orientale, à l’exception de quelques moines qui durent chercher un refuge à Rome, l’hérésie monothélite ne fut vaincue à Constantinople (en 680) que pour céder bien vite la place à un nouveau compromis impérial entre la vérité chrétienne et l’antichristianisme.
L’union synthétique du Créateur et de la créature ne s’arrête pas dans le christianisme à l’être rationnel de l’homme, mais elle embrasse aussi son être corporel et, par l’intermédiaire de celui-ci, la nature matérielle de l’univers entier. Le compromis hérétique a tenté en vain de soustraire (en principe) à l’unité divino-humaine, d’abord 1°) la substance même de l’être humain en la déclarant tantôt absolument séparée de la Divinité (dans le nestorianisme) tantôt en l’y faisant disparaître complètement (dans le monophysitisme) ; puis 2°) la volonté et l’action humaines, l’être rationnel de l’homme, en l’absorbant dans l’opération divine (le monothélisme) ; après cela il ne restait que 3°) la corporéité, l’être extérieur de l’homme et, par lui, de toute la nature. Nier toute possibilité de rédemption, de sanctification et d’union avec Dieu pour le monde matériel et sensible — voilà l’idée fondamentale de l’hérésie iconoclaste.
Jésus-Christ ressuscité en chair a montré que l’existence corporelle n’était pas exclue de la réunion divino-humaine et que l’objectivité extérieure et sensible pouvait et devait devenir l’instrument réel et l’image visible de la force divine. De là le culte des saintes images et des reliques, de là la croyance légitime aux miracles matériellement conditionnés par ces objets sacrés. Ainsi, en faisant la guerre aux images, les empereurs byzantins s’attaquaient non pas à une coutume religieuse, à un simple détail du culte, mais à une application nécessaire et infiniment importante de la vérité chrétienne elle-même. Prétendre que la divinité ne peut pas avoir une expression sensible, une manifestation extérieure, que la force divine ne peut pas employer pour son action des moyens visibles et représentatifs — c’est ôter à l’incarnation divine toute sa réalité. C’était plus qu’un compromis : c’était la suppression du christianisme. Comme dans les hérésies précédentes, sous l’apparence d’une discussion purement théologique, se cachait une grave question sociale et politique, de même le mouvement iconoclaste sous le prétexte d’une réforme rituelle voulait ébranler l’organisme social de la Chrétienté. La réalisation matérielle du divin signifiée, dans le domaine du culte, par les saintes images et les reliques, est représentée dans le domaine social par une institution. Il y a dans l’Église chrétienne un point matériellement fixé, un centre d’action extérieur et visible, — une image et un instrument du pouvoir divin. Le siège apostolique de Rome — cette icône miraculeuse du christianisme universel, — était directement engagé dans la lutte iconoclaste, puisque toutes les hérésies aboutissaient à renier la réalité de l’incarnation divine dont la perpétuité dans l’ordre social et politique était représentée par Rome. Et l’histoire nous montre en effet que toutes les hérésies activement soutenues ou passivement acceptées par la majorité du clergé grec rencontraient un obstacle infranchissable dans l’église romaine et venaient se briser contre ce roc évangélique. C’était surtout le cas pour l’hérésie iconoclaste qui, en reniant toute forme extérieure du divin dans le monde, s’attaquait directement à la chaire de Pierre dans sa raison d’être comme centre objectif et réel de l’église visible.
Un combat décisif devait être livré par l’empire pseudo-chrétien de Byzance à la papauté orthodoxe, qui était non seulement la gardienne infaillible de la vérité chrétienne, mais encore la première réalisation de cette vérité dans la vie collective du genre humain. En lisant les lettres émouvantes du pape Grégoire II à l’Isaurien barbare, on sent qu’il y allait de l’existence même du Christianisme. L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. La dernière des hérésies impériales finit comme les précédentes, et avec elle le cercle des compromis théoriques ou dogmatiques entre la vérité chrétienne et le principe païen, tentés par les successeurs de Constantin, fut clos définitivement. L’ère des hérésies impériales fut suivie par l’évolution du byzantinisme « orthodoxe ». Pour bien comprendre cette nouvelle phase de l’esprit antichrétien il faut remonter à ses sources, dans la période précédente.
Dans toute l’histoire des grandes hérésies orientales durant cinq siècles, depuis Arius jusqu’aux derniers iconoclastes, on rencontre invariablement dans l’Empire et dans l’Église de l’Orient trois partis principaux dont les victoires et les défaites successives forment la trame de cette curieuse évolution. Nous voyons en premier lieu les adhérents des hérésies formelles habituellement excités et soutenus par la cour impériale. En fait d’idée religieuse, ils représentaient la réaction du paganisme oriental contre la vérité chrétienne ; en fait d’idée politique, ils étaient les ennemis déclarés du gouvernement ecclésiastique indépendant fondé par Jésus-Christ et représenté par le siège apostolique de Rome : ils commençaient par reconnaître au César qui les protégeait un pouvoir illimité non seulement dans l’administration de l’Église, mais aussi dans les questions dogmatiques ; et quand le César, poussé par la majorité du peuple orthodoxe et par la crainte de donner beau jeu au pape, finissait par trahir ses propres créatures, les chefs du parti hérétique cherchaient ailleurs un appui plus solide en exploitant les tendances particularistes et semi-païennes des différentes nations émancipées ou tendant à s’émanciper du joug romain. Ainsi l’arianisme — religion impériale sous Constance et Valens, mais abandonnée par leurs successeurs — domina pendant des siècles les Goths et les Longobards ; ainsi le nestorianisme, trahi par son protecteur Théodose II, fut pendant un certain temps accueilli par les Syriens orientaux ; et le monophysitisme, expulsé de Byzance malgré tous les efforts des empereurs, devint définitivement la religion nationale de l’Égypte, de l’Abyssinie et de l’Arménie.
Au pôle opposé de ce parti hérétique, triplement antichrétien — dans ses idées religieuses, dans son sécularisme et dans son nationalisme, — nous trouvons le parti absolument orthodoxe et catholique qui défendait l’idée pure du christianisme contre tous les compromis païens, et le gouvernement ecclésiastique libre et universel, contre les attentats du césaro-papisme et les tendances du particularisme national. Ce parti n’avait pas pour soi les faveurs des puissances terrestres, il ne comptait parmi le haut clergé que des représentants isolés ; mais il s’appuyait sur la plus grande puissance religieuse de ces temps-là — les moines et aussi sur la foi simple de la masse des fidèles (du moins dans les parties centrales de l’empire byzantin). Et puis ces orthodoxes catholiques trouvaient et reconnaissaient dans la chaire centrale de saint Pierre le puissant palladium de la vérité et de la liberté religieuse. Pour caractériser la valeur morale et l’importance ecclésiastique de ce parti, il suffit de dire que c’était le parti de saint Athanase le Grand, de saint Jean Chrysostome, de saint Flavien, de saint Maxime le Confesseur, de saint Théodore le Studite.
Mais ce ne fut ni le parti franchement hérétique, ni le parti vraiment orthodoxe, qui fixa pour de longs siècles les destinées de l’Orient chrétien. Le rôle décisif dans cette histoire fut joué par un troisième parti qui, tout en occupant une place intermédiaire entre les deux autres, n’était pas cependant séparé d’eux par de simples nuances, mais avait une tendance tout à fait déterminée et poursuivait une politique profondément méditée. La grande majorité du haut clergé grec appartenait à ce parti que nous pouvons appeler semi-orthodoxe, ou plutôt orthodoxe-anticatholique. Ces prêtres, soit par conviction théorique, soit par sentiment routinier, soit par attachement à la tradition commune, tenaient beaucoup au dogme orthodoxe. Ils n’avaient rien en principe contre l’unité de l’Église universelle, mais seulement à la condition que le centre de cette unité se trouvât chez eux ; et puisque de fait ce centre se trouvait ailleurs, ils aimaient mieux être grecs que chrétiens et acceptaient une Église divisée plutôt que l’Église unifiée par un pouvoir à leurs yeux étranger et ennemi de leur nationalité. Comme chrétiens ils ne pouvaient pas être césaro-papistes en principe, mais comme patriotes grecs avant tout, ils préféraient le césaro-papisme byzantin à la papauté romaine. Leur grand malheur était que les autocrates grecs se signalaient pour la plupart comme hérétiques ou même comme hérésiarques ; et ce qu’ils trouvaient encore plus insupportable, c’est que les rares moments où les empereurs prenaient l’orthodoxie sous leur protection étaient précisément les moments où l’Empire et la Papauté étaient en accord. Troubler cet accord, attacher les empereurs à l’orthodoxie tout en les détachant du catholicisme — ce fut là le but principal de la hiérarchie grecque. Dans ce but, elle était prête, malgré son orthodoxie sincère, à faire des sacrifices même en matière dogmatique.
L’hérésie formelle et logique répugnait à ces pieux personnages, mais ils n’y regardaient pas de près quand le divin Auguste voulait bien leur offrir le dogme orthodoxe un peu arrangé à sa façon. Ils aimaient mieux recevoir des mains d’un empereur grec une formule altérée ou inachevée que d’accepter la vérité pure et complète de la part d’un pape : l’hénoticon de Zénon remplaçait à leurs yeux avec avantage l’épître dogmatique de saint Léon le Grand. Dans les six ou sept épisodes successifs que présente l’histoire des hérésies orientales, la ligne de conduite que suivait le parti pseudo-orthodoxe était toujours la même. Au commencement, quand l’hérésie triomphante s’imposait avec violence, ces hommes sages ayant une aversion prononcée du martyre se soumettaient bien qu’à contre-cœur. Grâce à leur accession passive, les hérétiques pouvaient réunir des assemblées générales aussi ou même plus nombreuses que les vrais conciles œcuméniques. Mais après que le sang des confesseurs, la fidélité des couches populaires et l’autorité menaçante du pontife romain avaient forcé le pouvoir impérial à abandonner la cause de l’erreur, les hérétiques involontaires revenaient en masse à l’orthodoxie et, comme les ouvriers de la dernière heure, recevaient leur ample salaire. Les confesseurs héroïques survivaient rarement aux persécutions, et c’étaient les prudents qui jouissaient de la victoire de la vérité. Ils formaient la majorité dans les conciles orthodoxes comme ils l’avaient fait auparavant dans les conciliabules hérétiques. Et s’ils ne pouvaient pas refuser leur adhésion aux représentants du pape leur envoyant une formule exacte et définitive du dogme orthodoxe, si même au premier moment ils exprimaient cette adhésion avec un enthousiasme plus ou moins sincère, le triomphe manifeste de la papauté les faisait vite revenir à leur sentiment dominant, la haine jalouse contre le siège apostolique. Alors tous les efforts d’une volonté tenace et toutes les inventions d’un esprit astucieux étaient employés pour contrebalancer le succès de la papauté, pour la priver de son influence légitime, pour lui opposer un pouvoir usurpé et factice. Le pape leur avait servi contre l’hérésie, mais celle-ci une fois vaincue ne pouvait-on pas se passer du pape ? Le patriarche de la nouvelle Rome ne pourrait-il pas supplanter celui de l’ancienne ? Ainsi à chaque triomphe de l’orthodoxie, qui était toujours le triomphe de la papauté, succédait invariablement à Byzance une réaction anticatholique entraînant même les orthodoxes de bonne foi mais peu clairvoyants.
Cette réaction particulariste durait jusqu’à ce qu’une nouvelle hérésie plus ou moins impériale vint troubler les consciences orthodoxes et leur rappeler l’utilité d’un magistère vraiment ecclésiastique.
Quand, après 50 ans de domination dans l’empire d’Orient, l’arianisme officiel échoua dans ses tentatives d’envahir l’Église occidentale, et quand un espagnol, béni par les pontifes de Rome et de Milan, vint à Constantinople pour y restaurer l’orthodoxie, le rôle prépondérant que la papauté avait joué dans la grande lutte et dans le triomphe définitif du vrai dogme trinitaire ne manqua pas d’exciter la jalousie des sages hiérarques grecs, qui étaient semi-ariens sous Constance et Valens et qui devinrent tout à fait orthodoxes sous Théodose. Réunis (en 380) dans une assemblée qu’un grand saint de ce temps-là[3] a caractérisée par des paroles trop connues, ils se constituèrent à eux seuls en concile œcuménique — comme si toute la chrétienté occidentale n’existait pas — remplacèrent arbitrairement le symbole de Nicée — cet étendard commun de l’orthodoxie universelle tant en Orient qu’en Occident — par une nouvelle formule de provenance exclusivement Orientale ; ils couronnèrent leur œuvre anticanonique en accordant à l’évêque de Constantinople, qui n’était qu’un suffragant de l’archevêque d’Héraclée, la dignité de premier patriarche de l’Église orientale au préjudice des sièges apostoliques d’Alexandrie et d’Antioche confirmés dans leurs droits par le grand concile de Nicée. Si les souverains pontifes avaient été en général aussi ambitieux qu’on aime à les représenter, ou mieux — si la défense de leur droits légitimes leur avait tenu plus à cœur que le maintien de la paix universelle, — la séparation des deux Églises aurait été inévitable dès 381. Mais la générosité et l’esprit chrétien du pape Damase surent prévenir cette calamité. Considérant que le symbole de Constantinople était aussi orthodoxe que celui de Nicée, et que l’article supplémentaire sur l’Esprit-Saint avait sa raison d’être — vu la nouvelle hérésie des pneumatomaques qui niaient que l’esprit procédât du Père, en faisant de la troisième hypostase une simple créature du Fils, — le pape approuva, en son nom et au nom de toute l’Église latine, l’acte dogmatique du concile grec auquel il conféra par là la valeur d’un vrai concile œcuménique. Quant à l’usurpation du patriarcat par le siège de Constantinople, elle fut passée sous silence.
Plus grand encore que dans les luttes ariennes du IVe siècle fut le rôle de la papauté au siècle suivant, dans l’histoire des principales hérésies christologiques. La majorité des évêques grecs (notre troisième parti) se compromit honteusement par sa participation passive au brigandage d’Éphèse, où la foule des prélats orthodoxes dut non seulement assister à l’assassinat de saint Flavien, mais encore souscrire une profession de foi hérétique. Par contraste avec cette faiblesse criminelle, la papauté apparut dans la personne de saint Léon le Grand avec toute sa puissance morale et toute sa majesté. À Chalcédoine, les nombreux évêques grecs qui avaient pris part au brigandage de Dioscore durent demander humblement pardon aux légats du pape Léon, qui fut acclamé comme le chef divinement inspiré de l’Église Universelle. Un tel hommage à la justice et à la vérité était trop fort pour la médiocrité morale de ces hiérarques corrompus. La réaction anticatholique se manifesta tout de suite, à ce même concile de Chalcédoine. Après avoir applaudi avec enthousiasme à l’épître dogmatique du pape comme à la « parole même du bienheureux apôtre Pierre », les évêques byzantins essayèrent de substituer à cette parole apostolique une formule équivoque laissant la porte ouverte à l’hérésie[4]. Et quand ils eurent échoué, ils transportèrent leur action anticatholique sur un autre terrain, en proclamant dans une séance illégale la primauté de juridiction du patriarche impérial sur tout l’Orient et son égalité avec le pape. Cependant cet acte, dirigé contre le souverain pontife, dut être humblement soumis par les grecs à la confirmation du pape lui-même, qui le cassa complètement. Ainsi, malgré tout, le concile de Chalcédoine resta dans l’histoire comme un triomphe éclatant de la papauté. Le parti des orthodoxes anticatholiques ne pouvait pas se résigner à un tel résultat. La réaction fut cette fois décisive et persistante. L’orthodoxie pure étant trop romaine, on fit des avances à l’hérésie. Le patriarche Acacius favorisa l’hénoticon de l’empereur Zénon, — un compromis avec le monophysitisme. Excommunié par le pape, il eut le triste privilège de donner son nom au premier schisme formel entre l’Orient et l’Occident. Mais les principales circonstances de cette réaction anticatholique l’empêchèrent de se transformer en une scission définitive. Le parti semi-orthodoxe s’était discrédité dans le schisme d’Acacius par les concessions qu’il avait dû faire à l’hérésie manifeste — concessions qui, en troublant la conscience religieuse des fidèles, ne satisfaisaient nullement aux prétentions des hérétiques. Ceux-ci, enhardis par l’hénoticon qu’ils avaient rejeté avec mépris, mettaient en feu toute l’Égypte et menaçaient de la séparer de l’Empire. D’un autre côté les religieux orthodoxes, exaspérés par la trahison de la hiérarchie, fomentaient des troubles en Syrie et dans l’Asie Mineure ; et à Constantinople même la foule applaudissait le moine qui accrochait au manteau du patriarche schismatique la bulle d’excommunication lancée par le pape.
Il n’était pas de bonne politique de maintenir un tel état de choses ; et par l’initiative du gouvernement impérial les successeurs d’Acacius se montrèrent de plus en plus conciliants. Enfin sous l’empereur Justin le Vieux, la paix ecclésiastique fut conclue au profit et à l’honneur de la papauté. Les évêques orientaux, pour prouver leur orthodoxie et pour être reçus dans la communion de l’Église romaine, furent obligés d’accepter et de souscrire sans réserve la formule dogmatique du pape Hormisdas, c’est-à-dire de reconnaître implicitement l’autorité doctrinale suprême du siège apostolique[5]. La soumission des hiérarques grecs n’était pas sincère : ils rêvaient toujours une entente avec les monophysites contre le siège de saint Pierre. Mais leurs sourdes menées n’empêchèrent pas une nouvelle manifestation de la puissance pontificale (consignée dans les livres liturgiques de l’église gréco-russe), quand le pape saint Agapète, venu à Constantinople pour des raisons politiques, déposa, par sa propre autorité, un patriarche suspect de monophysitisme, le remplaça par un orthodoxe et obligea tous les évêques grecs à souscrire de nouveau la formule d’Hormisdas. Cependant les armes de Justinien triomphaient en Afrique et en Italie ; Rome était reprise aux Ostrogoths et le pape redevenait de fait un sujet de l’empereur byzantin. Dans ces conditions et sous l’influence des velléités monophysites de son épouse, Justinien changea de conduite à l’égard du chef de l’Église. Le parti anticatholique leva la tête, et le pape Vigile, prisonnier à Constantinople, dut subir toutes les conséquences d’une réaction victorieuse. Le docteur suprême de l’Église sauvegarda son orthodoxie, mais il se vit profondément humilié dans sa dignité de chef souverain du gouvernement ecclésiastique ; et bientôt après un évêque de Constantinople se crut assez fort pour usurper le titre de patriarche œcuménique. Cet évêque, orthodoxe dans sa doctrine, ascète exemplaire dans sa vie privée, réalisait l’idéal du grand parti anticatholique. Mais une nouvelle fantaisie impériale suffit pour dissiper l’illusion de cette orthodoxie précaire. Dans l’idée de l’empereur Héraclius, le monothélisme, en réunissant les orthodoxes avec les monophysites modérés, devait rétablir la paix dans l’empire, consolider la religion grecque et l’émanciper définitivement de toute influence romaine.
Le haut clergé dans tout l’Orient embrassa ces vues sans réserves. Les sièges patriarcaux furent occupés par des séries interrompues d’hérétiques plus ou moins zélés, et le monothélisme devint pour un demi-siècle la religion officielle de tout l’empire grec comme le semi-arianisme l’avait été du temps de Constance. Les champions héroïques de l’orthodoxie, quelques moines avec saint Maxime le Confesseur à leur tête se réfugièrent à Rome. Et encore une fois l’apôtre Pierre confirma ses frères.
Une longue succession de papes, depuis Sévérin jusqu’à saint Agathon, opposèrent à l’erreur impériale une résistance inébranlable ; et l’un d’eux, saint Martin, arraché de l’autel par des soldats et traîné comme un criminel de Rome à Constantinople et de là en Crimée, donna sa vie pour la foi orthodoxe. La vérité religieuse et la force morale après cinquante ans de lutte eurent enfin le dessus. L’empire puissant, avec son clergé mondain, capitula encore une fois devant un pontife pauvre et désarmé.
Au concile de Constantinople (sixième œcuménique), on glorifia le siège apostolique de Rome comme une autorité demeurée inaccessible à l’erreur ; et les évêques grecs répétèrent à l’adresse du pape Agathon les acclamations par lesquelles les pères de Chalcédoine avaient salué jadis saint Léon le Grand. Mais cette fois encore une réaction puissante ne tarda pas à succéder à un moment d’enthousiasme. Si les vrais héros de l’orthodoxie, comme saint Maxime le Confesseur, ne trouvaient pas de paroles assez fortes pour exalter la dignité et les mérites du siège de Rome, les orthodoxes anticatholiques, tout en profitant de ses mérites, étaient trop jaloux de sa dignité pour la reconnaître comme un fait accompli. Humiliés et irrités par la longue liste d’hérétiques et d’hérésiarques qui avaient souillé la chaire de Constantinople et qui devaient être anathématisés par le concile, les évêques grecs inventèrent à titre de revanche l’hérésie du pape Honorius et imposèrent cette fable à la bonhomie des légats romains. Non contents de cela, quelques années après le concile, ils se rassemblèrent de nouveau à Constantinople dans le palais impérial (in Trullo) et tentèrent, au moyen de fictions absurdes, d’attribuer une autorité œcuménique à ce conciliabule, tantôt en le représentant, contrairement à l’évidence, comme la continuation du sixième concile, tantôt (telle est la duplicité habituelle du mensonge) en faisant de lui l’épilogue du cinquième et du sixième conciles sous le nom bizarre de quini-sexte. Le but de ces fraudes absurdes ressortait clairement de certains canons publiés par les pères du Trullanum, qui condamnaient plusieurs usages disciplinaires et rituels de l’Église romaine. C’était là une justification anticipée du schisme ; et si celui-ci ne se produisit pas alors déjà, deux siècles avant Photius, ce fut grâce à l’empereur iconoclaste Léon l’Isaurien, qui vint bientôt embrouiller les plans artificieux des orthodoxes anticatholiques.
Ce fut la plus violente, mais aussi la dernière, des hérésies impériales. Avec elle toutes les négations indirectes et masquées de l’idée chrétienne étaient épuisées. Après la condamnation des iconoclastes, le dogme orthodoxe fondamental (l’union parfaite du créateur et de la créature) était déterminé dans toutes ses parties et devenait un fait accompli. Mais le septième concile œcuménique (en 787), qui a achevé cette œuvre, avait été réuni sous les auspices du pape Adrien I et avait accepté comme norme de ses décisions une épître dogmatique de ce pontife. C’était encore un triomphe de la papauté ; ce ne pouvait donc pas être « le triomphe de l’Orthodoxie ». Ce dernier fut remis à un demi-siècle quand, après une réaction iconoclaste comparativement faible (celle de la dynastie arménienne), le parti des orthodoxes anticatholiques réussit enfin, en 842, à vaincre sans le secours du pape les derniers restes de l’hérésie impériale et à l’englober avec toutes les autres dans un anathème solennel[6]. En effet, l’orthodoxie byzantine pouvait triompher en 842 : sa lumière et sa gloire, le grand Photius, apparaissait déjà à la cour de la pieuse impératrice Théodora (celle qui fit massacrer cent mille hérétiques pauliciens) pour passer bientôt au trône des patriarches œcuméniques.
Le schisme inauguré par Photius (867) et consommé par Michel Cérullaire (1054) était intimement lié au « triomphe de l’orthodoxie » et réalisait complètement l’idéal rêvé depuis le IVe siècle par le parti des orthodoxes anticatholiques. Le vrai dogme définitivement établi, toutes les hérésies condamnées sans retour et le pape devenu inutile, il ne restait qu’à couronner l’œuvre en se séparant formellement de Rome. C’était aussi la solution qui convenait le mieux aux empereurs byzantins, qui comprirent enfin qu’il ne valait pas la peine d’éveiller, par des compromis dogmatiques entre le christianisme et le paganisme, la susceptibilité religieuse de leurs sujets et de les jeter dans les bras de la papauté quand on pouvait très bien concilier une stricte orthodoxie théorique avec un état politique et social purement païen. Fait très significatif et pas assez remarqué : depuis 842, il n’y eut plus un seul empereur hérétique ou hérésiarque à Constantinople et la concorde entre l’Église et l’État grecs ne fut pas une seule fois sérieusement troublée. Les deux pouvoirs se comprirent et se donnèrent la main : ils étaient liés ensemble par une idée commune : la négation du christianisme comme force sociale, comme principe moteur du progrès historique. Les empereurs embrassèrent à tout jamais l’orthodoxie comme dogme abstrait, et les hiérarques orthodoxes bénirent in sæcula sæculorum le paganisme de la vie publique. Et puisque sine sanguine nullum pactum, une hécatombe magnifique de cent mille pauliciens scella l’alliance du Bas-Empire avec la Basse-Église.
Cette soi-disant orthodoxie byzantine n’était en vérité que l’hérésie rentrée. Le vrai dogme central du christianisme, c’est l’union intime et complète du divin et de l’humain sans confusion et sans division. La conséquence nécessaire de cette vérité (pour nous borner à la sphère pratique de l’existence humaine), c’est la régénération de la vie sociale et politique par l’esprit de l’Évangile, c’est l’État et la société christianisés. Au lieu de cette union synthétique et organique du divin et de l’humain, on procéda par la confusion des deux éléments, par leur division, par l’absorption et la suppression de l’un ou de l’autre. D’abord on a confondu le divin et l’humain dans la majesté sacrée de l’Empereur. Comme dans l’idée confuse des Ariens le Christ était un être hybride, plus qu’un homme et moins qu’un Dieu, de même le césaro-papisme — cet arianisme politique — confondait sans les unir la puissance temporelle et la puissance spirituelle et faisait de l’autocrate plus qu’un chef d’État, sans pouvoir en faire le vrai chef de l’Église.
On sépara la société religieuse de la société profane, en confinant la première dans les monastères et en abandonnant le forum aux lois et aux passions païennes. Le dualisme nestorien, condamné en théologie, devint la base même de la vie byzantine. D’un autre côté, on réduisit l’idéal religieux à la contemplation pure, c’est-à-dire à l’absorption de l’esprit humain dans la divinité — idéal manifestement monophysite. Quant à la vie morale, ou lui ôta sa force active en lui imposant comme idéal suprême la soumission aveugle au pouvoir, l’obéissance passive, le quiétisme, c’est-à-dire la négation de la volonté et de l’énergie humaines — hérésie monothélite. Enfin, dans un ascétisme outré, on essaya de supprimer la nature corporelle, de briser l’image vivante de l’incarnation divine — application inconsciente, mais logique, de l’hérésie iconoclaste.
Cette contradiction profonde entre l’orthodoxie professée et l’hérésie pratiquée était un principe de mort pour l’empire byzantin. C’est là la vraie cause de sa ruine. Il était juste qu’il pérît et il était encore juste qu’il pérît par l’Islam. L’Islam, c’est le byzantinisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction intérieure. C’est une réaction franche et complète de l’esprit oriental contre le christianisme, c’est un système où le dogme est intimement lié aux lois de la vie, où la croyance individuelle est en parfait accord avec l’état social et politique.
Nous savons que le mouvement antichrétien se manifestant par les hérésies impériales avait abouti au VIIe et au VIIIe siècles à deux doctrines, dont l’une (celle des monothélites) niait indirectement la liberté humaine et l’autre (celle des iconoclastes) rejetait implicitement la phénoménalité divine. L’affirmation directe et explicite de ces deux erreurs constitua l’essence religieuse de l’Islam, qui voit dans l’homme une forme finie sans aucune liberté et dans Dieu une liberté infinie sans aucune forme. Dieu et l’homme étant fixés ainsi aux deux pôles opposés de l’existence, il n’y a plus de filiation entre eux, toute réalisation descendante du divin et toute spiritualisation ascendante de l’humain sont exclues ; et la religion se réduit à un rapport purement extérieur entre le créateur tout-puissant et la créature privée de toute liberté et ne devant à son maître qu’un simple acte de dévouement aveugle (c’est là le sens du mot arabe islam). Cet acte de dévouement exprimé dans une courte formule de prière qu’on doit répéter invariablement chaque jour aux heures fixées — voilà tout le fond religieux de l’esprit oriental, qui a dit son dernier mot par la bouche de Mahomet. À cette simplicité de l’idée religieuse correspond une conception non moins simple du problème social et politique : l’homme et l’humanité n’ont pas de progrès essentiels à faire ; il n’y a pas de régénération morale pour l’individu et à plus forte raison pour la société ; tout est rabaissé au niveau de l’existence purement naturelle ; l’idéal est réduit dans une mesure qui lui assure une réalisation immédiate. La société musulmane ne pouvait pas avoir d’autre but que l’expansion de sa force matérielle et la jouissance des biens de la terre. Propager l’Islam par les armes et gouverner les fidèles avec un pouvoir absolu et selon les règles d’une justice élémentaire fixées dans le Koran — voilà toute la tâche de l’État musulman, tâche qu’il lui serait bien difficile de ne pas remplir avec succès. Malgré le penchant au mensonge verbal, inhérent à tous les Orientaux comme individus, l’accord parfait entre les croyances et les institutions donne à toute la vie musulmane un caractère de vérité et d’honnêteté que le monde chrétien n’a jamais pu atteindre. Sans doute la chrétienté dans son ensemble est en voie de progrès et de transformation ; et la hauteur même de son idéal ne permet pas de la juger définitivement d’après ses différents états passés et actuels. Mais le byzantinisme, qui a été en principe hostile au progrès chrétien, qui a voulu réduire toute la religion à un fait accompli, à une formule dogmatique et à une cérémonie liturgique — cet antichristianisme caché sous un masque orthodoxe a dû succomber dans son impuissance morale devant l’antichristianisme franc et honnête de l’Islam. Il est curieux de constater que la nouvelle religion, avec son dogme fataliste, est apparue juste au moment où l’empereur Héraclius inventait l’hérésie monothélite, c’est-à-dire la négation masquée de la liberté et de l’énergie humaines. On voulait par cet artifice consolider la religion officielle, ramener à l’unité l’Égypte et l’Asie. Mais l’Égypte et l’Asie préférèrent l’affirmation arabe à l’expédient byzantin. Si l’on ne tenait pas compte du long travail antichrétien du Bas-Empire, il n’y aurait rien de plus surprenant que la facilité et la rapidité de la conquête musulmane. Cinq années suffirent pour réduire à une existence archéologique trois grands patriarcats de l’Église orientale. Il n’y avait pas là de conversions à faire, il n’y avait qu’un vieux voile à déchirer.
L’histoire a jugé et condamné le Bas-Empire. Non seulement il n’a pas su remplir sa mission — fonder l’État chrétien — mais il s’est appliqué à faire avorter l’œuvre historique de Jésus-Christ. N’ayant pas réussi à falsifier le dogme orthodoxe, il l’a réduit à une lettre morte ; il a voulu saper par la base l’édifice de la paix chrétienne en attaquant le gouvernement central de l’Église universelle ; il a remplacé dans la vie publique la loi de l’Évangile par les traditions de l’État païen. Les Byzantins ont cru qu’il suffisait, pour être vraiment chrétien, de garder les dogmes et les rites sacrés de l’orthodoxie sans se soucier de christianiser la vie sociale et politique : ils ont cru licite et louable de renfermer le christianisme dans le temple et d’abandonner la place publique aux principes païens. Ils n’ont pas eu à se plaindre de leur destinée. Ils ont eu ce qu’ils voulaient : le dogme et le rite leur sont restés, et ce n’est que la puissance sociale et politique qui est tombée dans les mains des Musulmans, — ces héritiers légitimes du paganisme.
La mission de fonder l’État chrétien, répudiée par l’empire grec, fut transférée au monde romano-germain, aux Francs et aux Allemands. Cette transmission fut accomplie par le seul pouvoir chrétien qui avait le droit et l’obligation de le faire — par le pouvoir de saint Pierre, possesseur des clefs du Royaume. Remarquons la coïncidence des dates. La première pierre du futur empire d’Occident fut posée, par le baptême et le sacre du roi franc Clovis, en 496, époque où le schisme d’Acacius, après quelques tentatives infructueuses d’accommodement, semblait devoir séparer définitivement de l’Église catholique toute la chrétienté orientale. Le synchronisme de l’année 754 est encore plus remarquable : juste au moment où un grand concile iconoclaste à Constantinople confirmait, par l’apparence d’une autorité œcuménique, la dernière et la plus violente des hérésies impériales, spécialement dirigée contre l’Église romaine, le pape Etienne sacrait à Reims (ou à Saint-Denis ? — qui me le dira ?) le père de Charlemagne en lui disant : Quia ideo vos Dominus per humilitatem meam mediante S. Petro unxit in reges ut per vos sua sancta exaltetur Ecclesia et princeps apostolorum suam recipiat justitiam. La royauté carlovingienne se rattachait à la papauté par un rapport de filiation directe. Le pape, dit une vieille chronique, per auctoritatem apostolicam jussit Pippinum regem fieri. — Cet acte et ses conséquences nécessaires (la conquête de l’Italie par les Francs, la donation de Pépin et le couronnement de Charlemagne comme empereur romain) furent la cause réelle et prochaine de la séparation des Églises. Le pape, en transférant le sceptre impérial à un barbare occidental, devenait doublement étranger et hostile aux Grecs. Pour lui ôter tout point d’appui à Constantinople, il fallait seulement que les empereurs renonçassent définitivement à leurs velléités hérétiques, ce qui eût permis l’union de tous les « orthodoxes » sous l’étendard anticatholique. Cela ne tarda pas à arriver : le « triomphe de l’orthodoxie » et le schisme de Photius furent la réponse byzantine au couronnement de Charlemagne. Il ne s’agissait pas d’une dispute théologique ni d’une rivalité hiérarchique : c’était le vieil empire de Constantin qui ne voulait pas céder la place à la nouvelle puissance occidentale née de l’alliance intime entre la papauté et le royaume franc. Tout le reste n’était que prétexte et accessoire. Ce qui confirme cette manière de voir, c’est qu’après Photius le schisme fut suspendu pendant un siècle et demi — juste à l’époque où la chrétienté occidentale, nouvellement organisée, semblait tomber en ruines ; quand la papauté, asservie à une oligarchie dépravée, perdait sa dignité morale et religieuse et que la dynastie carlovingienne se consumait en luttes intestines. Mais, dès que le pouvoir impérial fût restauré en passant dans les fortes mains des rois allemands, et qu’en même temps le siège de saint Pierre fût de nouveau occupé par des hommes apostoliques, — le mouvement anticatholique à Constantinople éclata avec violence et la séparation fut définitivement consommée.
L’empire franco-germain a fait des efforts sincères pour accomplir la mission que lui imposait sa dignité d’État chrétien. Malgré ses vices et ses désordres, la nouvelle société occidentale avait sur l’empire byzantin un avantage énorme : la conscience de ses maux et un besoin profond de s’en délivrer, — témoins ces innombrables conciles convoqués par les papes, les empereurs et les rois pour faire des réformes morales dans l’Église, pour rapprocher l’état social de l’idéal chrétien. Le succès de ces réformes était incomplet, mais il est à remarquer qu’on s’en préoccupait, qu’on ne voulait pas accepter en principe la contradiction entre la vérité et la vie, comme l’a fait le monde byzantin qui n’a jamais pensé à accorder son état social avec sa foi, qui n’a jamais entrepris aucune réforme morale, qui ne s’intéressait dans ses conciles qu’à des formules dogmatiques et à des prétentions hiérarchiques.
Mais en rendant toute la justice à Charlemagne et à Othon le Grand, à saint Henri et à saint Louis, il faut avouer qu’en somme la monarchie du moyen âge, — autant sous la forme fictive de l’Empire romain que sous la forme réelle d’une royauté nationale — n’a pas rempli la mission de l’État chrétien, n’a pas réussi à organiser définitivement la société selon l’idéal chrétien. Ces grands souverains eux-mêmes étaient bien loin de comprendre le problème social et politique du christianisme dans toute sa plénitude ; et leur conception, tout imparfaite qu’elle fût, se trouva bientôt trop élevée pour leurs successeurs. C’était la politique de l’empereur Henri IV et du roi Philippe le Bel, et non pas celle de leurs saints prédécesseurs, qui faisait la règle générale ; c’était la politique qui préparait la réforme de Luther et justifiait d’avance la Révolution française. L’empire allemand engendré par le pontificat romain rompit ce lien de filiation, se posa en rival de la papauté. Ce fut le premier pas et le plus important dans la voie révolutionnaire. La rivalité entre le fils et le père ne pouvait pas être le principe organique d’un ordre social. En épuisant ses forces durant deux siècles dans une lutte antichrétienne, en attaquant la base même de l’unité catholique, l’empire allemand perdait de fait et de droit sa suprématie internationale. Sans se soucier de cet empire romain fictif, tous les états européens se constituaient en corps complets et absolument indépendants. Et ce fut encore la papauté qui, tout en se défendant contre les attaques de l’empire allemand, dut prendre sur soi la grande tâche qu’il était indigne et incapable de remplir.
Nous n’avons pas à louer ou à défendre ici l’œuvre historique d’un Grégoire VII ou d’un Innocent III. Elle a trouvé dans ce siècle des apologistes et des panégyristes parmi des historiens protestants distingués, comme Voigt, Hurter, Neander. Dans tout ce que les grands papes du moyen âge, en dehors du domaine purement spirituel, ont fait pour la culture des peuples européens, pour la paix internationale et le bon ordre social, — il y a d’autant plus de mérite qu’ils remplissaient là une fonction qui ne leur appartenait pas immédiatement. La zoologie et la médecine connaissent des cas où un organisme jeune et vigoureux, atteint par accident dans un de ses organes essentiels, transporte temporairement la fonction de celui-ci à un autre organe bien portant (ce qu’on appelle organe vicariant, vikarirendes Organ). La papauté impériale ou l’empire papal d’Innocent III et d’Innocent IV était cet organe vicariant. Mais cela ne pouvait pas durer indéfiniment. Il fallait des hommes tout à fait exceptionnels pour pouvoir s’appliquer aux particularités d’une politique mondaine vaste et compliquée, en les subordonnant toujours au but spirituel et universel. Après des papes qui ont élevé la politique à la hauteur d’une action morale, il y en a eu nécessairement de plus nombreux qui ont abaissé la religion jusqu’au niveau des choses matérielles. Si des historiens protestants ont glorifié les hauts faits de l’Empire pontifical, sa décadence subite est attestée par le plus grand des écrivains catholiques, qui, dans des vers immortels, appelait un nouveau Charlemagne pour mettre fin à la confusion funeste des deux pouvoirs dans l’Église romaine. (Dante, l’Inferno, canto XIX, il Purgatorio, canto VIe, XVI.)
Et en effet, si nous considérons l’état politique et social de l’Europe vers la fin du moyen âge, nous devons avouer que la papauté, privée de son organe séculier et obligée de cumuler les deux fonctions, n’a pas pu donner une organisation vraiment chrétienne à la société qu’elle avait gouvernée. L’unité internationale, la paix chrétienne n’existait pas. Les peuples étaient livrés à des guerres fratricides, et une intervention surnaturelle a pu seule sauver l’existence nationale de la France.
La constitution sociale de l’Europe, qui avait pour base le rapport des conquérants et des conquis, gardait toujours ce caractère antichrétien d’inégalité et d’oppression. La vie publique dominée par l’orgueil du sang qui mettait une barrière infranchissable entre le noble et le vilain et par l’esprit de violence qui faisait de chaque pays un théâtre de guerres civiles et de rapines ; enfin une justice pénale dont les atrocités semblaient être inspirées par les démons de l’enfer — comment reconnaître dans tout cela les traits d’une société vraiment chrétienne ?
L’Église, faute d’un pouvoir impérial sincèrement chrétien et catholique, n’a pas réussi à établir la justice sociale et politique en Europe. Les nations et les États modernes, émancipés de la tutelle ecclésiastique depuis la Réforme, ont essayé de faire mieux que l’Église. Les résultats de l’expérience sont sous nos yeux. L’idée de la chrétienté — cette unité très insuffisante mais cependant réelle qui embrassait toutes les nations européennes — a disparu ; la philosophie révolutionnaire a fait des efforts louables pour remplacer cette unité par celle du genre humain : on sait avec quel succès. Militarisme universel transformant des peuples entiers en armées ennemies et inspiré lui-même par une haine nationale telle que le moyen âge n’en a jamais connu ; antagonisme social profond et irréconciliable ; lutte des classes qui menace de mettre tout à feu et à sang ; abaissement progressif de la force morale, dans les individus, manifesté par le nombre toujours croissant des folies, des suicides et des crimes — voilà la somme des progrès que l’Europe sécularisée a faits depuis trois ou quatre siècles[7].
Les deux grandes expériences historiques, celle du moyen âge et celle des temps modernes, semblent prouver avec évidence que ni l’Église privée du ministère d’un pouvoir séculier distinct mais solidaire avec elle, ni l’État séculier abandonné à ses propres forces, ne peuvent réussir à établir sur la terre la justice et la paix chrétiennes. L’alliance intime, l’union organique des deux pouvoirs sans confusion et sans division, voilà la condition indispensable du véritable progrès social. Il s’agit de savoir s’il y a dans le monde chrétien une puissance capable de reprendre avec un meilleur espoir l’œuvre de Constantin et de Charlemagne.
Le caractère profondément religieux et monarchique du peuple russe, quelques faits prophétiques dans son passé, la masse énorme et compacte de son Empire, la grande force latente de l’esprit national en contraste avec la pauvreté et le vide de son existence actuelle — tout cela paraît indiquer que la destinée historique de la Russie est de fournir à l’Église Universelle le pouvoir politique qui lui est nécessaire pour sauver et régénérer l’Europe et le monde.
Les grandes œuvres ne peuvent pas être accomplies par de petits moyens. Il ne s’agit pas d’un compromis confessionnel entre deux hiérarchies, ni d’un traité diplomatique entre deux gouvernements : c’est un lien moral et intellectuel qu’il faut avant tout établir entre la conscience religieuse de la Russie et la vérité de l’Église Universelle. Et pour rendre acceptable à notre esprit la vérité d’un principe dont l’apparition historique nous est étrangère et même hostile, il est nécessaire de remonter jusqu’aux premières raisons de cette vérité dans l’idée fondamentale du Christianisme.
Dans le premier livre de mon ouvrage (partie critique et polémique) j’ai voulu montrer ce qui manque à la Russie actuelle pour pouvoir accomplir sa mission théocratique ; dans le second j’ai exposé théologiquement et historiquement les bases de l’unité universelle fondée par le Christ (la monarchie ecclésiastique) ; et dans le troisième je me suis proposé de rattacher l’idée de la théocratie (la Trinité sociale) à l’idée théosophique (la Trinité divine[8]).
Cet ouvrage est le résumé d’une œuvre plus étendue en langue russe et à laquelle je travaille depuis sept ans, mais qui n’a pu paraître dans mon pays ; le premier volume, publié à Agram (en Croatie) en 1887, a été interdit par la censure russe. Dans ces conditions il m’a semblé plus pratique d’abréger mon travail et de l’adresser à un public plus vaste[9]. J’espère fermement voir le jour où ma patrie aura le bien dont elle a d’abord besoin — la liberté religieuse. Mais en attendant je n’ai pas cru qu’il me fût permis de garder le silence et j’ai vu dans cette publication française le moyen le plus efficace de faire entendre la vérité.
J’ai supprimé ou réduit au minimum dans les deux premières parties de mon travail tous les sujets sur lesquels je ne pouvais que répéter ce qui a été mieux dit par d’autres. Pour les détails concernant l’état de la religion et de l’Église en Russie, je suis heureux de pouvoir renvoyer les lecteurs au IIIe volume de l’ouvrage bien connu de M. Anatole Leroy-Beaulieu « l’Empire des Tsars ». — Le lecteur occidental trouvera aussi des renseignements utiles et intéressants dans le livre du R. P. Tondini : « Le pape de Rome et les papes des Églises orientales. »
Pour finir cette trop longue préface, voici une parabole qui rendra peut-être plus clairs mon point de vue général et la raison d’être du présent ouvrage.
Un grand architecte en partant pour un voyage lointain appela ses disciples et leur dit : « Vous savez que je suis venu ici pour rebâtir le principal sanctuaire du pays, qui avait été détruit par un tremblement de terre. L’œuvre est commencée : j’ai tracé le plan général, le terrain est déblayé et les fondements posés. Vous me remplacerez durant mon absence. Je reviendrai certainement, mais je ne saurais vous dire — quand. Travaillez donc comme si vous deviez faire toute la besogne sans moi. C’est maintenant qu’il faudra appliquer les enseignements que je vous ai donnés. J’ai confiance en vous et je ne vous impose pas tous les détails de l’œuvre. Gardez seulement les règles de notre art. Du reste je vous laisse les fondements inébranlables du Temple, posés par moi, et le plan général que j’ai tracé : cela vous suffira si vous êtes fidèles à votre devoir. Et moi-même je ne vous abandonne pas : en esprit et en pensée je serai toujours avec vous. » Et il les mena à l’emplacement de la nouvelle église, leur montra les fondements et leur transmit le plan. — Après son départ, les disciples travaillèrent de commun accord ; et un tiers à peu près du bâtiment fut bientôt élevé. L’œuvre étant très grande et extrêmement compliquée, les premiers compagnons ne suffirent pas et il fallut en admettre de nouveaux. Une contestation grave ne tarda pas à se produire entre les principaux chefs des travaux. Il s’en trouva qui prétendirent que des deux choses léguées par le maître absent, — les fondements de l’édifice et le plan général. — ce dernier seul était important et obligatoire, tandis que rien n’empêchait d’abandonner les fondements posés et de bâtir sur un autre emplacement. Combattus avec énergie par le reste de leurs collègues, ces gens allèrent, dans la chaleur de la querelle, jusqu’à affirmer (contrairement à leur propre sentiment maintes fois manifesté), que le maître n’a jamais ni posé ni indiqué les fondements du Temple ; que ce n’était là qu’une invention de leurs adversaires. Quant à ceux-ci, il y en eut plusieurs qui, à force de défendre l’importance des fondements, tombèrent dans un autre extrême et affirmèrent que la seule chose vraiment sérieuse dans toute l’œuvre était la base de l’édifice posée par le maître ; que leur tâche à eux consistait uniquement à garder, à réparer et à fortifier la partie déjà existante de l’édifice, sans penser à l’achever tout entier, car — disaient-ils — l’accomplissement de l’œuvre est réservée exclusivement au maître lui-même pour l’époque de son retour. — Les extrêmes se touchent et les deux partis opposés se trouvèrent bientôt d’accord sur ce point : qu’il ne fallait pas achever l’édifice. Seulement le parti qui tenait à conserver en bon état les fondements et la nef inachevée s’adonnait, à cet effet, à beaucoup de travaux secondaires et déployait une énergie infatigable, tandis que le parti qui croyait pouvoir se passer de la base unique du Temple, après de vains efforts pour bâtir sur un autre emplacement, déclara qu’il ne fallait faire rien du tout : l’essentiel dans l’art de l’architecture, selon eux, c’était la théorie, la contemplation de ses modèles et la méditation sur ses règles et non pas l’exécution d’un plan déterminé ; et si le maître leur avait laissé son plan du Temple, ce n’était nullement dans le but de les faire travailler en commun à sa construction réelle, mais uniquement pour que chacun d’eux, en étudiant ce plan parfait, pût devenir pour sa part un architecte accompli. Et là-dessus les plus zélés d’entre eux consacrèrent leur vie à méditer sur le projet du Temple idéal, à apprendre et à réciter par cœur tous les jours les explications de ce projet, faites par quelques-uns des anciens compagnons, d’après les paroles du maître. Mais la majorité se contentait de penser au Temple un jour par semaine, et tout le reste du temps chacun vaquait à ses affaires.
Il se trouva cependant parmi ces ouvriers séparatistes quelques-uns qui, en étudiant le plan du maître et ses explications authentiques, y aperçurent des indications précises, desquelles il résultait que la base du Temple était réellement posée et ne pouvait jamais être changée ; ils tombèrent entre autres sur cette parole du grand architecte : « Voici les fondements inébranlables que j’ai posés moi-même ; c’est sur eux que mon Temple doit être construit pour pouvoir toujours résister aux tremblements de terre et à toute action destructive. » Frappés de ces paroles, les bons ouvriers prirent la résolution de renoncer à leur séparatisme et de s’associer tout de suite aux gardiens des fondements pour prendre part à leur œuvre conservatrice. Il se trouva cependant un ouvrier qui dit : « Reconnaissons nos torts, rendons toute la justice et tous les honneurs à nos anciens compagnons, réunissons-nous avec eux auprès du grand édifice commencé que nous avons lâchement abandonné et qu’ils ont eu le mérite inappréciable d’avoir gardé et conservé en bon état. Mais avant tout il faut être fidèle à la pensée du maître. Or le maître n’a pas posé ces fondements pour qu’on n’y touche pas, mais pour que son Temple soit bâti sur eux. Il nous faut donc nous réunir tous pour élever sur les fondements donnés l’édifice tout entier. Aurons-nous ou non assez de temps pour l’achever avant le retour du maître ? — c’est là une autre question qu’il n’a pas voulu résoudre lui-même. Mais il nous a expressément commandé de travailler pour faire avancer son œuvre et il a même ajouté que nous ferons plus que lui. » L’exhortation de cet ouvrier parut étrange à la plupart de ses compagnons. Les uns l’appelèrent utopiste, d’autres l’accusèrent d’orgueil et de présomption. Mais la voix de la conscience lui disait clairement que le maître absent était avec lui en esprit et en vérité.
N. B. Comme membre de la vraie et vénérable Église orthodoxe orientale ou gréco-russe qui ne parle pas par un synode anti-canonique, ni par des employés du pouvoir séculier, mais par la voix de ses grands Pères et Docteurs, je reconnais pour juge suprême en matière de religion celui qui a été reconnu comme tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint Athanase le Grand, saint Jean-Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux Téodoret, saint Maxime le Confesseur, saint Téodore le Studite, saint Ignace, etc. — à savoir l’apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui n’a pas entendu en vain les paroles du Seigneur « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église. — Confirme tes frères. — Pais mes brebis, pais mes agneaux. »
Esprit immortel du bienheureux apôtre, ministre invisible du Seigneur dans le gouvernement de son Église visible, tu sais qu’elle a besoin d’un corps terrestre pour se manifester. Deux fois déjà tu lui as donné un corps social : dans le monde gréco-romain d’abord et puis dans le monde romano-germain, — tu lui as soumis l’empire de Constantin et l’empire de Charlemagne. Après ces deux incarnations provisoires elle attend sa troisième et dernière incarnation. Tout un monde plein de forces et de désirs, mais sans conscience claire de sa destinée, frappe à la porte de l’histoire universelle. Quelle est votre parole ? peuples de la parole. Votre masse ne le sait pas encore, mais des voix puissantes sorties de votre milieu l’ont révélé déjà. Il y a deux siècles, un prêtre croate l’a prophétiquement annoncé, et de nos jours un évêque de la même nation l’a proclamé maintes fois avec une éloquence admirable. Ce qui a été dit par les représentants des Slaves occidentaux, le grand Križanić et le grand Strossmayer, n’avait besoin que d’un simple amen de la part des Slaves orientaux. Cet amen, je viens le dire au nom de cent millions de chrétiens russes, avec ferme et pleine confiance qu’ils ne me désavoueront pas.
Votre parole, ô peuples de la parole, c’est la théocratie libre et universelle, la vraie solidarité de toutes les nations et de toutes les classes, le christianisme pratiqué dans la vie publique, la politique christianisée ; c’est la liberté pour tous les opprimés, la protection pour tous les faibles, — c’est la justice sociale et la bonne paix chrétienne. Ouvre-leur donc, porte-clef du Christ, et que la porte de l’histoire soit pour eux et pour le monde entier la porte du Royaume de Dieu.
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Saint Nicolas et saint Cassien, nous dit une légende populaire russe, envoyés du Paradis pour visiter la terre, aperçurent un jour sur leur chemin un pauvre paysan dont la charrette, chargée de foin, était profondément embourbée et qui déployait des efforts infructueux pour faire avancer son cheval.
— Allons donner un coup de main à ce brave homme, dit saint Nicolas.
— Je m’en garderai bien, répondit saint Cassien : j’aurais peur de salir ma chlamyde.
— Attends-moi alors, ou bien poursuis ton chemin sans moi, dit saint Nicolas, — et, s’enfonçant sans crainte dans la boue, il aida vigoureusement le paysan à tirer sa charrette de l’ornière.
Lorsque, la besogne terminée, saint Nicolas rejoignit son compagnon, il était tout couvert de fange et sa chlamyde salie et déchirée ressemblait à un vêtement de pauvre. Grande fut la surprise de saint Pierre lorsqu’il le vit arriver en cet état à la porte du Paradis.
— Eh ! qui t’a arrangé de cette façon ? lui demanda-t-il.
Saint Nicolas raconta le fait.
— Et toi, demanda saint Pierre à saint Cassien, n’étais-tu pas avec lui dans cette rencontre ?
— Oui, mais je n’ai pas l’habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas et avant tout j’ai songé à ne pas ternir la blancheur immaculée de ma chlamyde.
— Eh bien, dit saint Pierre, toi, saint Nicolas, pour ne pas avoir eu peur de te salir en tirant de peine ton prochain, tu sera fêté dorénavant deux fois chaque année et tu seras considéré comme le plus grand des saints après moi par tous les paysans de la sainte Russie. Et toi, saint Cassien, contente-toi du plaisir d’avoir une chlamyde immaculée : tu n’auras ta fête que les années bissextiles — une fois tous les quatre ans.
On peut bien pardonner à saint Cassien son aversion pour le travail manuel et pour la boue des grands chemins. Mais il aurait absolument tort s’il voulait condamner son compagnon pour avoir compris autrement que lui les devoirs des saints envers l’humanité. Nous aimons bien l’habit pur et splendide de saint Cassien, mais puisque notre chariot est encore au beau milieu de la boue, c’est surtout de saint Nicolas que nous avons besoin, de ce saint intrépide toujours prêt à se mettre à l’œuvre pour nous secourir.
L’Église occidentale, fidèle à la mission apostolique, n’a pas craint de s’enfoncer dans la fange de la vie historique. Ayant été pendant de longs siècles le seul élément d’ordre moral et de culture intellectuelle parmi les populations barbares de l’Europe, elle a pris sur elle toute la tâche du gouvernement matériel aussi bien que de l’éducation spirituelle de ces peuples à l’esprit indépendant et aux instincts farouches. En se vouant à ce dur travail, la Papauté, comme le saint Nicolas de la légende, pensait moins à sa propreté apparente qu’aux besoins réels de l’humanité. L’Église Orientale, de son côté, avec son ascétisme solitaire et son mysticisme contemplatif, avec son éloignement de la politique et de tous les problèmes sociaux qui intéressent l’humanité entière, désirait avant tout, comme saint Cassien, arriver au paradis sans une seule tache sur sa chlamyde. Là, on voulait employer les forces divines et humaines à un but universel ; ici, il ne s’agissait que de garder sa pureté. Voilà le principal point de différence et la cause la plus profonde de la séparation entre les deux Églises.
Il s’agit d’un idéal différent de la vie religieuse elle-même. L’idéal religieux de l’Orient chrétien séparé n’est pas faux, mais il est incomplet.
Pour la chrétienté orientale depuis mille ans, la religion s’est identifiée avec la piété personnelle[10], et la prière est reconnue comme œuvre religieuse unique. L’Église Occidentale, ne méconnaissant pas la piété individuelle comme le vrai germe de toute religion, veut que ce germe se développe et porte des fruits dans une activité sociale organisée pour la gloire de Dieu et pour le bien universel de l’humanité. L’Oriental prie, l’Occidental prie et travaille. Lequel des deux a raison ?
Jésus-Christ a fondé son Église visible non seulement pour contempler le ciel, mais aussi pour travailler sur la terre et pour combattre les portes de l’enfer. Il a envoyé ses apôtres non pas dans le désert et la solitude, mais dans le monde pour le conquérir et le soumettre au Royaume qui n’est pas de ce monde, et Il leur a recommandé non seulement la pureté des colombes, mais aussi la prudence des serpents. S’il ne s’agissait que de garder la pureté de l’âme chrétienne, pourquoi toute cette organisation sociale de l’Église, pourquoi ces pouvoirs souverains et absolus dont le Christ l’a munie, en lui donnant la faculté de lier et de délier sans appel sur la terre et dans les cieux ?
Les moines de la sainte montagne d’Athos, — ces vrais représentants de l’Église orientale isolée — usent toutes leurs forces depuis des siècles à prier et à contempler la lumière incréée du Thabor[11]. Ils ont raison, puisque la prière et la contemplation des choses incréées sont indispensables à la vie chrétienne. Mais peut-on admettre que cette occupation de l’âme constitue la vie chrétienne toute entière ? — et c’est ce qu’on est forcé de faire, quand on veut mettre l’Orient orthodoxe, avec son caractère particulier et sa tendance religieuse spéciale, à la place de l’Église Universelle. Nous avons en Orient une Église qui prie mais où est, chez nous, l’Église qui agit, qui s’affirme comme une force spirituelle absolument indépendante des puissances terrestres ? Où est, en Orient, l’Église du Dieu vivant, l’Église qui, à chaque époque, donne des lois à l’humanité, qui détermine et développe les formules de la vérité éternelle pour les opposer aux transformations continuelles de l’erreur ? Où est l’Église qui travaille à réformer toute la vie sociale des nations selon l’idéal chrétien, et à les mener vers le but suprême de la création, — l’union libre et parfaite avec le Créateur ?
Les partisans d’un ascétisme exclusif devraient se souvenir que l’Homme Parfait n’a passé que quarante jours dans le désert ; les contemplateurs de la lumière du Thabor ne devraient pas oublier que cette lumière n’est apparue qu’une seule fois dans la vie terrestre du Christ, qui a prouvé, par son exemple, que la vraie prière et la vraie contemplation ne sont qu’un appui de la vie active. Si cette grande Église, qui ne fait que prier pendant des siècles, n’a pas prié en vain, elle doit se manifester comme une Église vivante qui agit, qui lutte et qui triomphe. Mais il faut que nous le voulions bien nous-mêmes. Il nous faut avant tout reconnaître l’insuffisance de notre idéal religieux traditionnel, et faire des efforts sincères pour réaliser une conception plus complète du christianisme. Il n’est pas besoin de rien inventer et de rien créer pour cela. Il ne s’agit que de rendre à notre religion son caractère catholique ou universel, en nous reconnaissant solidaires de la partie active du monde chrétien, de cet Occident centralisé et organisé pour une action universelle et possédant tout ce qui nous fait défaut. On ne nous demande pas de changer notre nature orientale ou de renier le caractère spécifique de notre esprit religieux. Il faut seulement reconnaître sans réserve cette vérité toute simple : à savoir, que nous, l’Orient, ne sommes qu’une partie de l’Église Universelle, et une partie qui n’a pas son centre en elle-même, et qu’il nous faut par conséquent rattacher nos forces particulières et périphériques au grand centre universel que la Providence a placé en Occident. Il ne s’agit pas de supprimer notre individualité religieuse et morale, mais de la compléter et de la faire vivre d’une vie universelle et progressive. Tout notre devoir à nous, c’est seulement de nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité, — une partie organique du grand corps chrétien, — et d’affirmer notre solidarité spirituelle avec nos frères de l’Occident. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité, serait par lui-même un progrès immense pour nous et la condition indispensable de tout progrès ultérieur.
Saint Cassien n’a pas besoin de devenir un autre homme, et de négliger la pureté de ses habits immaculés. Il lui faut seulement reconnaître que son confrère a certaines qualités importantes qui lui manquent à lui-même, et au lieu de bouder ce travailleur énergique, il doit l’accepter franchement pour compagnon et pour guide dans le voyage terrestre qui leur reste à faire.
Mais ici je suis interrompu par la voix bien connue de mes compatriotes : « Qu’on ne nous parle pas de nos besoins, de nos défauts et surtout de nos devoirs envers cet Occident qui est en décadence ! Vixit. Nous n’avons pas besoin de lui et nous ne lui devons rien. Nous avons chez nous tout ce qu’il nous faut. In (sic) Oriente lux[12]. Le vrai représentant et le produit définitif du christianisme, c’est la sainte Russie. Et que nous importe la vieille Rome décrépite quand nous sommes nous-mêmes la Rome de l’avenir, la troisième et dernière Rome[13] ? L’Église Orientale a accompli sa grande tâche historique en christianisant le peuple russe, ce peuple qui s’est identifié avec le christianisme et auquel appartient tout l’avenir de l’humanité. » Le but définitif du christianisme dans l’histoire et la raison d’être du genre humain se réduiraient ainsi à l’existence d’une seule nation. Mais pour accepter une semblable assertion, il faudrait d’abord renier formellement l’idée même de l’Église Universelle. On nous propose un retour à l’ancien judaïsme avec cette différence que le rôle exceptionnel du peuple juif dans les plans de la Providence est attesté par la parole de Dieu, tandis que l’importance exclusive de la Russie ne peut être affirmée que sur la parole de certains publicistes russes, dont l’inspiration est loin d’être infaillible.
Du reste, puisque les idées de nos patriotes exaltés, au sujet des bases de la foi religieuse, ne sont pas tout à fait claires et déterminées, il faut nous mettre sur un terrain plus général et examiner leurs prétentions au point de vue purement naturel et humain.
Il y a quarante ou cinquante ans que le patriotisme russe s’acharne à répéter, en la variant sur tous les tons, une phrase invariable : la Russie est grande, et elle a une mission sublime à remplir dans le monde. En quoi précisément consiste cette mission et que doit faire la Russie, — que devons-nous faire nous-mêmes — pour l’accomplir ? cela demeure toujours dans le vague. Ni les vieux slavophiles, ni leurs épigones actuels, ni M. Katkof lui-même n’ont rien dit d’explicite à cet égard[14]. Ils ont parlé de la lumière venant de l’Orient, mais il ne paraît pas du tout que cette lumière ait déjà illuminé leur intelligence et qu’ils aient vu clair. Qu’il nous soit donc permis, tout en rendant justice aux sentiments patriotiques de ces hommes respectables, de poser nettement la question qu’ils s’efforcent d’éluder, la grande question de la conscience nationale : Quelle est la raison d’être de la Russie dans le monde ?
Pendant des siècles, l’histoire de notre pays tendait à un seul but : la formation d’une grande monarchie nationale. La réunion de l’Ukraine et d’une partie de la Russie Blanche à la Russie moscovite, sous le tsar Alexis, a été un moment décisif dans cette œuvre historique, car cette réunion terminait le débat de primauté entre la Russie du nord et celle du midi, entre Moscou et Kief, et donnait une portée réelle au titre de « tsar de toutes les Russies ». Dès lors on ne pouvait plus douter du succès de la tâche laborieuse entreprise par les archevêques et les princes de Moscou depuis le XIVe siècle. Et il est d’une logique providentielle que ce soit précisément le fils du tsar Alexis, qui, allant au delà de l’œuvre de ses devanciers, pose hardiment le problème ultérieur : Que doit faire la Russie réunie et devenue un État puissant ? La réponse provisoire donnée par le grand empereur à cette question fut, que la Russie doit aller à l’école des peuples civilisés de l’Occident pour s’assimiler leur science et leur culture. C’était, en effet, tout ce qu’il nous fallait pour le moment. Mais cette solution si simple et si claire devenait de plus en plus insuffisante à mesure que la jeune société russe avançait d’une classe à l’école européenne : il s’agissait de savoir désormais ce qu’elle aurait à faire après ses années d’apprentissage. La réforme de Pierre le Grand introduisait la Russie dans l’arsenal européen pour lui apprendre à manier tous les instruments de la civilisation, mais elle était indifférente aux principes et aux idées d’ordre supérieur qui déterminaient l’application de ces instruments. Ainsi cette réforme, en nous donnant les moyens de nous affirmer, ne révélait pas le but définitif de notre existence nationale. Si l’on avait raison de demander : Que doit faire la Russie barbare ? et si Pierre a bien répondu en disant : Elle doit être réformée et civilisée, — on n’a pas moins raison de demander : Que doit faire la Russie réformée par Pierre le Grand et ses successeurs, quel est le but de la Russie actuelle ?
Les slavophiles ont eu le mérite de comprendre toute la portée de ce problème, quoiqu’ils n’aient rien pu faire pour le résoudre. Par réaction contre cette poésie vague et stérile du panslavisme, des patriotes plus prosaïques ont affirmé de nos jours qu’il n’est pas indispensable qu’un peuple porte en lui-même une idée déterminée et poursuive un but supérieur dans l’humanité, mais qu’il suffit pleinement d’être indépendant, d’avoir des institutions appropriées à son caractère national et assez de puissance et de prestige pour défendre avec succès ses intérêts matériels dans les affaires du monde. Désirer tout cela pour son pays, travailler à le rendre riche et puissant — en voilà assez pour un bon patriote. Cela revient à dire que les nations vivent du seul pain quotidien, ce qui n’est ni vrai ni désirable. Les peuples historiques ont vécu non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour l’humanité entière en achetant par des œuvres immortelles le droit d’affirmer leur nationalité. C’est le caractère distinctif d’une grande race ; et le patriotisme qui n’en comprend pas le prix est un patriotisme de mauvais aloi.
On ne demande pas quelle est la mission historique des Ashantis ou des Esquimaux. Mais quand une nation chrétienne aussi étendue et nombreuse que la nôtre, comptant mille ans d’existence et pourvue des moyens extérieurs nécessaires pour jouer un rôle dans l’histoire universelle, affirme sa dignité de grande nation et prétend à une hégémonie sur les peuples de la même race et à une influence décisive sur la politique générale, — on doit bien savoir quels sont ses vrais titres à un tel rôle historique, quel principe ou quelle idée elle apporte au monde, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a encore à faire pour le bien de l’humanité entière ?
Mais, dit-on, répondre à ces questions, ce serait anticiper sur l’avenir. Oui, s’il s’agissait d’un peuple enfant, de la Russie kiévienne de saint Vladimir ou de la Russie moscovite de Jean Kalita. Mais la Russie moderne, qui depuis deux cents ans ne cesse de se manifester sur la scène de l’histoire universelle, et qui au commencement du siècle s’est mesurée avec la plus grande partie de l’Europe, — cette Russie ne devrait pas ignorer complètement où elle va, ni ce qu’elle compte faire. Que l’accomplissement de notre mission historique appartienne à l’avenir — nous le voulons bien ; mais il faut que nous ayons au moins une idée de cet avenir, et qu’il se trouve dans la Russie actuelle un germe vivant de ses destinées futures.
On ne fait pas grand’chose quand on ignore ce qu’on doit faire. Nos ancêtres du XVe siècle avaient une idée très nette de l’avenir auquel ils travaillaient — l’empire de toutes les Russies. Et nous, pour qui ce but suprême de leurs efforts est déjà un fait accompli, pouvons-nous être moins éclairés qu’eux sur notre avenir à nous, pouvons-nous croire qu’il sera réalisé sans nous, en dehors de notre pensée et de notre action ?
Le caractère éminemment religieux du peuple russe, ainsi que la tendance mystique qui se manifeste chez nous dans la philosophie, dans les lettres[15] et les arts paraît réserver à la Russie une grande mission religieuse. C’est aussi vers la religion que se tournent bon gré, malgré nos patriotes, quand ils sont pressés de déclarer en quoi consiste la vocation suprême de notre pays ou « l’idée russe », comme on l’appelle aujourd’hui. L’orthodoxie ou la religion de l’Église gréco-russe, en opposition aux communions occidentales, constituerait, selon eux, le vrai fond de notre essence nationale. Voici de prime abord un cercle vicieux des plus évidents. Si nous demandons quelle est la raison d’être historique de l’Église orientale séparée, on nous dit : C’est d’avoir formé et élevé spirituellement le peuple russe. Et quand nous voulons savoir quelle est la raison d’être de ce peuple, on répond : C’est d’appartenir à l’Église Orientale séparée. On est amené dans cette impasse par la difficulté de bien déterminer ce qu’on entend par l’orthodoxie qu’on voudrait monopoliser à notre profit. Cette difficulté n’existe pas pour les gens du peuple qui sont vraiment orthodoxes en bonne conscience et dans la simplicité de leur cœur. Interrogés avec intelligence sur leur religion, ils vous diront qu’être orthodoxe c’est être baptisé chrétien, porter sur la poitrine une croix ou une sainte image quelconque, adorer le Christ, prier la sainte Vierge très immaculée[16] et tous les saints représentés par les images et les reliques, chômer les jours de fête et jeûner selon l’ordre traditionnel, vénérer la fonction sacrée des évêques et des prêtres et participer aux saints sacrements et au service divin. Voilà la véritable orthodoxie du peuple russe et la nôtre également. Mais elle n’est pas celle de nos patriotes militants. Il est clair que la véritable orthodoxie n’a en soi rien de particulariste et ne peut en aucune façon constituer un attribut national ou local, nous séparant quand même des peuples occidentaux ; car la plus grande partie de ces peuples (la partie catholique) a absolument le même fond religieux que nous. Tout ce qui est saint et sacré pour nous l’est aussi pour eux. Pour n’indiquer qu’un seul point essentiel : non seulement le culte de la sainte Vierge, — un des traits caractéristiques du catholicisme, — est pratiqué par la Russie orthodoxe[17] en général, mais il y a même des images miraculeuses spéciales vénérées en commun par les catholiques-romains et par les orthodoxes russes (par exemple la sainte Vierge de Czenstochovo en Pologne). Si la piété est vraiment le caractère distinctif de notre esprit national, le fait que les principaux emblèmes de cette piété nous sont communs avec les Occidentaux nous oblige à reconnaître notre solidarité avec eux dans ce que nous considérons comme le plus essentiel. Quant au contraste profond que présente la piété contemplative de l’Orient avec la religion active des Occidentaux, ce contraste subjectif et purement humain n’a rien à voir avec les objets divins de notre foi et de notre culte, et, loin d’être un juste motif de séparation, il devrait plutôt porter les deux grandes parties du monde chrétien à une réunion plus intime pour se compléter mutuellement.
Mais sous l’influence du mauvais principe qui ne cesse d’agir ici-bas, on a abusé de la différence pour en faire une division. Et au moment où la Russie recevait le baptême de Constantinople, les Grecs, quoique formellement en communion encore avec Rome après le schisme temporaire de Photius[18], étaient déjà fortement imbus du particularisme national nourri par la rivalité hiérarchique, par la politique des empereurs et les querelles d’école. Il s’ensuivit que le peuple russe dans la personne de saint Vladimir acheta la perle évangélique toute couverte de la poussière byzantine. Le corps de la nation que n’intéressaient pas les ambitions et les haines cléricales ne comprenait rien aux fictions théologiques qui en étaient le fruit, — le corps de la nation reçut et garda l’essence du christianisme orthodoxe pur et simple, c’est-à-dire la foi et la vie religieuse déterminée par la grâce divine et se manifestant en œuvres de piété et de charité. Mais le clergé (recruté parmi les Grecs au commencement) et l’école ecclésiastique acceptèrent la succession néfaste des Photius et des Cérullaires comme une partie intégrante de la vraie religion. Cette pseudo-orthodoxie de notre école théologique, qui n’a rien de commun avec la foi de l’Église Universelle ni avec la piété du peuple russe, ne contient aucun élément positif : ce ne sont que des négations arbitraires produites et nourries par une polémique de parti-pris.
« Dieu le Fils ne participe pas dans l’ordre divin à la procession du Saint-Esprit. »
« La sainte Vierge n’a pas été immaculée dès le premier moment de son existence[19]. »
« La primauté de juridiction n’appartient pas au siège de Rome et le pape n’a pas l’autorité dogmatique d’un pasteur et d’un docteur de l’Église Universelle. »
Telles sont les négations principales que nous aurons à examiner ailleurs. Ici, il nous suffit de constater d’abord que ces négations n’ont reçu aucune espèce de sanction religieuse et ne s’appuient sur aucune autorité ecclésiastique acceptée comme obligatoire et infaillible par tous les orthodoxes. Aucun concile œcuménique n’a condamné, ni même jugé les doctrines catholiques anathématisées par nos polémistes ; et quand on nous présente ce nouveau genre de théologie négative comme la vraie doctrine de l’Église Universelle, nous ne pouvons y voir qu’une prétention exorbitante provenant de l’ignorance ou de la mauvaise foi. En second lieu, il est évident que cette fausse orthodoxie, ne pourrait, pas plus que la vraie, servir de base positive à « l’idée russe ». Essayons, en effet, de substituer des quantités réelles à cet X algébrique de « l’orthodoxie » qu’une presse pseudo-patriotique ne cesse de proclamer avec un enthousiasme factice. L’essence idéale de la Russie, selon vous, c’est l’orthodoxie, et cette orthodoxie que vous opposez spécialement au catholicisme se réduit pour vous aux différences entre les deux confessions. Le fond vraiment religieux qui nous est commun avec les Occidentaux ne paraît avoir pour vous qu’un intérêt médiocre ; ce sont surtout les différences qui vous tiennent à cœur. Eh bien ! mettez ces différences déterminées à la place du terme vague de « l’orthodoxie » et déclarez ouvertement que l’idée religieuse de la Russie consiste à nier le « filioque, l’Immaculée Conception, l’autorité du pape ». C’est ce dernier point surtout qui vous importe. Les autres — vous le savez bien — ne sont que des prétextes, mais le Souverain Pontife, voilà l’ennemi. Toute votre « orthodoxie » et toute votre « idée russe » n’est donc, au fond, qu’une protestation nationale contre la puissance universelle du pape. Mais au nom de quoi ? C’est ici que commence la vraie difficulté de votre situation. Cette haine protestante contre la monarchie ecclésiastique devrait, pour parler à l’esprit et au cœur, être justifiée par quelque grand principe positif. À la forme du gouvernement théocratique que vous désapprouvez, il vous faudrait opposer une autre forme meilleure. Et c’est précisément ce qu’il vous est impossible de faire. Quelle espèce de constitution ecclésiastique avez-vous pour en faire bénéficier les peuples occidentaux ? Irez-vous leur préconiser le gouvernement conciliaire, leur parler de conciles œcuméniques ? Medice, curate ipsum ! Pourquoi l’Orient n’a-t-il pas opposé un vrai concile œcuménique à celui de Trente, ou à celui du Vatican ? D’où vient ce silence impuissant de la vérité en face de l’erreur qui s’affirme solennellement ? Depuis quand les gardiens de l’orthodoxie sont-ils devenus des chiens lâches qui ne savent aboyer que derrière le mur ? De fait, tandis que les grandes assemblées de l’Église continuent à occuper une place marquée dans la doctrine et dans la vie du catholicisme, c’est l’Orient chrétien qui, depuis mille ans, est privé de cette manifestation importante de l’Église Universelle, et nos meilleurs théologiens (Philarète de Moscou, par exemple) avouent eux-mêmes qu’un concile œcuménique est impossible pour l’Église orientale tant qu’elle demeure séparée de l’Occident. Mais il n’en coûte rien à nos soi-disant orthodoxes d’opposer un concile impossible aux conciles réels de l’Église catholique et de défendre leur cause avec des armes qu’ils ont perdues et sous un drapeau qu’on leur a enlevé.
La papauté est un principe positif, une institution réelle, et si les chrétiens orientaux croient que ce principe est faux, que cette institution est mauvaise, c’est à eux de réaliser l’organisation désirable de l’Église. Au lieu de cela, on nous renvoie à des souvenirs archéologiques, tout en s’avouant impuissant à leur donner une portée pratique. Et ce n’est pas sans raison que nos anticatholiques vont si loin chercher un point d’appui pour leur thèse. Oseraient-ils, en effet, s’exposer à la risée du monde entier en déclarant le synode de Saint-Pétersbourg ou le patriarchat de Constantinople le vrai représentant de l’Église Universelle ? Mais comment parler de recourir tardivement aux conciles œcuméniques quand on est forcé d’avouer qu’ils ne sont plus possibles ? Ce n’est qu’un effort dans le vide qui découvre complètement le côté faible de cette orthodoxie anticatholique. Si l’organisation normale de l’Église Universelle et la vraie forme de son gouvernement tiennent aux conciles œcuméniques, il est évident que l’Orient orthodoxe, fatalement privé de cet organe indispensable de la vie ecclésiastique, n’a plus la vraie constitution ni le gouvernement régulier de l’Église. Durant les trois premiers siècles du christianisme, l’Église, cimentée par le sang des martyrs, ne convoquait pas de conciles universels, parce qu’elle n’en avait pas besoin ; l’Église orientale actuelle, paralysée et démembrée, ne peut pas le faire tout en en éprouvant le besoin. Cela nous met dans l’alternative suivante : ou bien avouer, avec les sectaires avancés, que l’Église a perdu depuis un certain temps son caractère divin et n’existe plus réellement sur la terre, ou bien, pour éviter une conclusion si dangereuse, reconnaître que l’Église Universelle, n’ayant pas d’organes gouvernementaux et représentatifs en Orient, les possède dans sa partie occidentale. Cela reviendrait à reconnaître une vérité historique avouée de nos jours par les protestants eux-mêmes, à savoir : que la papauté actuelle n’est pas une usurpation arbitraire, mais un développement légitime des principes qui étaient en activité manifeste avant la division de l’Église, et contre lesquels cette Église n’a jamais protesté. Mais, si l’on reconnaît la papauté comme une institution légitime, que fera-t-on de « l’idée russe » et du privilège de l’orthodoxie nationale ? Notre avenir religieux ne pouvant s’appuyer sur l’Église officielle, ne pourrait-on pas lui trouver des bases plus profondes dans le peuple russe lui-même ?
Quand on veut réduire l’orthodoxie à l’idée nationale russe, on est logiquement conduit à chercher la véritable expression de cette idée parmi nos sectaires indigènes et non pas dans le domaine de l’Église officielle, grecque d’origine et organisée à l’allemande par Pierre le Grand. Privé de tout principe déterminé et de toute indépendance pratique, ce « ministère des affaires spirituelles de la confession orthodoxe » ne fait que reproduire le cléricalisme impérial byzantin tempéré par la bonhomie et l’insouciance de notre race et par le bureaucratisme allemand de notre administration. En faisant abstraction des causes particulières qui ont produit le rasskol[20] et qui n’ont qu’une importance historique, on peut affirmer sans crainte d’erreur que la raison d’être permanente de ce schisme national est l’insuffisance manifeste du gouvernement ecclésiastique russe unie à des prétentions exorbitantes. Soumise sans réserves au pouvoir séculier et privée de toute force intérieure, cette Église, « établie » par le tzar, n’en abuse pas moins du principe hiérarchique en s’arrogeant sur le peuple une autorité absolue qui n’appartient de droit qu’à l’Église Universelle et indépendante fondée par le Christ. L’inanité de ces prétentions, plutôt sentie que reconnue, a poussé un parti de nos dissidents à des tentatives infructueuses pour constituer une Église orthodoxe russe indépendante de l’État, tandis qu’un autre parti plus nombreux a tout simplement proclamé que la vraie Église a complètement disparu du monde depuis 1666 et que nous vivons sous le règne spirituel de l’antéchrist résidant à Saint-Pétersbourg. On voit la raison pour laquelle les partisans de « l’idée russe » se gardent bien de fouiller le rasskol et d’y chercher cette idée énigmatique. Une doctrine qui proclame que la monarchie et l’Église russes se trouvent sous l’empire absolu de l’antéchrist, et qui remet à la fin du monde tout espoir d’un meilleur état de choses, cette doctrine est évidemment peu favorable à un patriotisme outré qui représente la Russie telle qu’elle est, comme le second Israël, le peuple élu de l’avenir. Néanmoins, il n’est pas sans intérêt de remarquer que ceux-là précisément qui voudraient imposer une mission religieuse particulière à la Russie, (les slavophiles) sont forcés d’ignorer ou de méconnaître le seul phénomène historique où l’esprit religieux du peuple russe se soit manifesté avec une certaine originalité. D’un autre côté, quelques cercles de nos libéraux et radicaux « occidentalistes[21] » prennent volontiers, malgré ses formes barbares, notre protestantisme national sous leur protection, et pensent y apercevoir la pensée d’un avenir meilleur pour le peuple russe. Quant à nous, n’ayant aucun motif ni pour déprécier, ni pour surfaire ce phénomène caractéristique de notre histoire religieuse, nous pouvons le juger d’une manière plus objective. Nous ne méconnaissons pas la grande part qui revient à l’ignorance la plus profonde, aux tendances ultra-démocratiques et à l’esprit de révolte dans l’origine du rasskol. Nous n’y chercherons donc aucune vérité supérieure, aucun idéal religieux positif. Et cependant, nous devons constater qu’il y eut toujours une étincelle du feu sacré dans cette agitation grossière, voire même absurde, des passions populaires. Il y avait là une soif ardente de la vérité religieuse, le besoin urgent d’une Église véritable et vivante. Notre protestantisme national dirige ses coups contre une manifestation partielle et imparfaite du gouvernement ecclésiastique, et non contre le principe de l’Église visible. Même pour le parti le plus avancé de nos vieux croyants, une Église réelle et organisée est tellement indispensable que, privés d’elle, ils se croient déjà sous le règne de l’antéchrist. Abstraction faite de l’ignorance qui les conduit à prendre la Russie pour l’univers, on trouve du fond de toutes ces erreurs bizarres l’idée ou le postulatum d’une Église indépendante de l’État et intimement liée à toute la vie sociale et privée du peuple, d’une Église libre, puissante et vivante. Et si, en voyant l’Église officielle — russe et grecque — sans indépendance et sans force vitale, nos dissidents déclarent qu’elle n’est pas la vraie Église du Christ, ils sont complètement dans leur tort.
La vérité négative du rasskol reste inébranlable. Ni les persécutions sanglantes des siècles passés, ni l’oppression bureaucratique moderne, ni la polémique officielle de notre clergé n’ont de prise sur cette thèse irréfutable : Il n’existe pas de gouvernement vraiment spirituel dans l’Église gréco-russe. Mais la vérité de notre protestantisme national ne s’étend pas plus loin. Dès que les vieux croyants, abandonnant la simple négation, prétendent ouvrir une issue quelconque à leurs besoins religieux et réaliser leur idéal ecclésiastique, ils tombent dans des contradictions et des absurdités manifestes qui donnent beau jeu à leurs adversaires. Il est facile à ceux-ci de prouver contre les popovtsi[22] qu’une société religieuse qui a été pendant des siècles privée de l’épiscopat et qui n’a rétabli en partie cette institution fondamentale qu’à l’aide de procédés anticanoniques ne peut pas être la continuation authentique de l’ancienne Église et la gardienne unique de la tradition orthodoxe. Il n’est pas moins facile d’établir contre les bezpopovtsi[23] que le règne de l’antéchrist ne peut avoir une durée indéfinie et que, pour être conséquents, ces dissidents devraient renier non seulement l’Église actuelle, mais aussi celle des temps anciens qui, selon leur avis, a été détruite, l’an de grâce 1666 ; car une Église contre laquelle les portes de l’enfer ont prévalu ne peut pas avoir été la vraie Église du Christ.
Comme fait historique, le rasskol avec ses milliers de martyrs manifeste — et c’est là sa grande importance — la profondeur du sentiment religieux chez le peuple russe, l’intérêt vivant que lui inspire l’idée théocratique de l’Église. S’il est très heureux d’un côté que la majorité de la population soit restée fidèle à l’Église officielle qui, malgré l’absence d’un gouvernement ecclésiastique légitime[24], a gardé néanmoins la succession apostolique et la validité des sacrements, il serait d’autre part déplorable que le peuple russe tout entier se contentât de cette Église officielle telle quelle : cela prouverait à coup sûr qu’il n’a aucun avenir religieux à espérer. La protestation véhémente et tenace de ces millions de paysans nous fait prévoir la régénération de notre vie ecclésiastique. Mais le caractère essentiellement négatif de ce mouvement religieux est une preuve suffisante que le peuple russe, aussi bien que toute autre puissance humaine abandonnée à ses propres moyens, est incapable de réaliser son idéal suprême. Toutes ces aspirations et toutes ces tentatives vers une Église véritable ne dénotent qu’une capacité religieuse passive qui, pour se réaliser effectivement dans une forme organique déterminée, attend un acte de régénération morale venant de plus haut que l’élément purement national et populaire.
Si l’Église officielle gouvernée par un employé civil n’est qu’une institution d’État, une branche secondaire de l’administration bureaucratique, — l’Église rêvée par nos dissidents ne serait tout au plus qu’une Église nationale et démocratique. C’est l’idée de l’Église Universelle qui manque de part et d’autre. L’article du symbole touchant l’Église une, sainte, catholique et apostolique, bien que chanté a chaque messe et récité à chaque baptême, demeure lettre morte pour les vieux orthodoxes aussi bien que pour « l’Église dominante ». Pour les premiers, l’Église, c’est le peuple russe — dans sa totalité jusqu’aux temps du patriarche Nicon, et, après lui, — dans sa partie restée fidèle au vieux rite national. Quant aux théologiens de l’Église officielle, leurs idées sur ce sujet sont aussi vagues que contradictoires. Mais ce qui se retrouve dans toutes leurs variations et ce qui leur est commun, malgré toutes leurs différences, c’est l’absence d’une foi positive dans l’Église Universelle. Pour ne nous arrêter qu’à un seul écrivain qui en vaut plusieurs, voici la théorie de l’Église exposée par l’habile Philarète, archevêque métropolitain de Moscou, dans un de ses ouvrages les plus importants[25].
— La vraie Église chrétienne embrasse toutes les Églises particulières qui confessent Jésus-Christ « venu en chair ». La doctrine de toutes ces sociétés religieuses est au fond la même vérité divine ; mais elle peut être mêlée à des opinions et des erreurs humaines. De là, il y a dans l’enseignement de ces Églises particulières une différence de plus ou de moins de pureté. La doctrine de l’Église orientale est plus pure que les autres et même on peut la reconnaître comme tout à fait pure, puisqu’elle n’associe aucune opinion humaine à la vérité divine. Mais comme, du reste, chaque communion religieuse a absolument la même prétention à une pureté parfaite de foi et de doctrine, il ne nous convient pas de juger les autres, mais il faut abandonner le jugement définitif à l’Esprit de Dieu qui gouverne les Églises. —
Tel est le sentiment de Mgr Philarète, et la meilleure partie du clergé russe pense comme lui. Ce qu’il y a de large et de conciliant dans cette manière de voir ne peut pas en couvrir les défauts essentiels. Le principe d’unité et d’universalité dans l’Église n’est rattaché ici qu’au fond commun de la foi chrétienne (le dogme de l’Incarnation). Mais cette foi vraiment fondamentale en Jésus- Christ, l’Homme-Dieu, n’est pas considérée comme le germe vivant et fécond d’un développement ultérieur : le théologien moscovite veut y voir l’unité définitive du monde chrétien et la seule qu’il croie nécessaire. Il se contente de faire abstraction des différences actuelles dans la religion chrétienne et se déclare satisfait de l’unité purement théorique qu’il obtient de cette manière. C’est l’unité de l’indifférence large, mais vide, ne supposant aucun lien organique et ne demandant aucune communauté effective entre les Églises particulières. L’Église Universelle est réduite à un être de raison. Les parties sont réelles, mais le tout n’est qu’une abstraction subjective. S’il n’en a pas toujours été ainsi, si l’Église dans sa totalité a été autrefois un corps vivant, ce corps est aujourd’hui en proie à la mort et à la décomposition : ce n’est que l’existence des parties séparées qui se manifeste actuellement, tandis que leur unité substantielle a disparu dans les régions du monde invisible.
Et cette idée de l’Église morte, ce n’est pas seulement une conséquence qui nous parait implicitement contenue dans les thèses de notre illustre théologien : il a pris soin de nous décrire l’Église Universelle comme il la concevait sous l’image d’un corps inanimé composé d’éléments hétérogènes et désunis. Il lui vint en effet l’inspiration d’appliquer à l’Église du Christ et aux phases de sa vie historique la vision de la grande idole racontée dans le livre de Daniel. La tête d’or de l’idole — c’est l’Église chrétienne primitive ; la poitrine et les bras d’argent — c’est « l’Église qui se fortifie et s’étend » (époque des martyrs) ; le ventre d’airain, — c’est « l’Église abondante » (triomphe du christianisme, époque des grands docteurs). Enfin l’Église actuelle — « l’Église divisée et fractionnée » est représentée par les deux pieds avec les orteils où l’argile est mêlé au fer par la main des hommes. Pour accepter sérieusement ce symbole sinistre, il faut renier l’Église de Dieu fondée pour toute la durée des siècles, l’Église une, infaillible et inébranlable. L’auteur l’a bientôt senti et, dans les éditions ultérieures de son ouvrage, il a rayé toute cette allégorie, mais il n’a rien trouvé pour la remplacer. Du reste, en limitant l’application de cette image à l’Église officielle gréco-russe, on doit avouer que l’éminent représentant de cette institution ne manquait ni d’esprit ni d’impartialité. Le fer et l’argile confondus par la main des hommes — la violence et l’impuissance et une unité factice qui n’attend qu’un choc pour tomber en poussière — on ne saurait mieux peindre l’état actuel de notre établissement ecclésiastique.
Mgr Philarète a mis à nu, sans le vouloir, l’état réel de l’Église orientale séparée. Les slavophiles ont voulu couvrir cette nudité du voile transparent d’une théorie idéaliste de l’Église « dans son unité libre et vivante basée sur la grâce divine et la charité chrétienne ». Comme idée générale de l’Église sous l’aspect d’un organisme moral, la doctrine des slavophiles est parfaitement vraie, et ils ont le grand mérite d’avoir insisté en principe sur l’unité essentielle et indivisible de cet organisme, si méconnue par nos théologiens officiels et par nos dissidents. Du reste, ceux qui seraient d’avis que les slavophiles, en exposant l’idée positive de l’Église Universelle se tiennent trop dans le vague et dans les généralités trouveront cette même idée de l’Église, développée avec beaucoup plus d’ampleur et de clarté par certains écrivains catholiques, surtout l’illustre Mœhler dans son admirable ouvrage die Symbolik der Christlichen Kirche[26].
« L’Église est une », tel est le titre que Khomiakof (le chef du cercle slavophile en Russie) a donné à un opuscule dogmatique qui, quoique insignifiant par lui-même, mérite d’être noté comme la seule tentative de la part des slavophiles de préciser et de systématiser leurs idées théologiques. L’unité de l’Église est déterminée par l’unité de la Grâce divine qui, pour pénétrer les hommes et les transformer en Église de Dieu, exige d’eux la fidélité à la tradition commune, la charité fraternelle et l’accord libre des consciences individuelles qui est la garantie définitive de la vérité de leur foi. C’est sur ce dernier point surtout que les slavophiles insistent en définissant la vraie Église comme la synthèse spontanée et intérieure de l’unité et de la liberté dans la charité.
Que trouverait-on à redire à un idéal semblable ? Quel est le catholique romain qui, si on lui montrait l’humanité entière ou une partie considérable de l’humanité pénétrée de l’amour divin et de la charité fraternelle, n’ayant qu’une âme et un cœur et demeurant ainsi dans une union libre et tout à fait intérieure, — quel est, dis-je, le catholique romain qui voudrait imposer à une telle société l’autorité extérieure et obligatoire d’un pouvoir religieux public ? Y a-t-il quelque part des papistes qui croient que les séraphins et les chérubins ont besoin d’un pape pour les gouverner ? Et d’un autre côté, où est le protestant qui, en voyant la vérité définitive réellement acquise par « la perfection de la charité » insisterait encore sur l’emploi du libre examen ?
L’union parfaitement libre et intérieure des hommes avec la Divinité et entre eux, — c’est le but suprême, le port vers lequel nous naviguons. Nos frères occidentaux ne sont pas d’accord entre eux quant aux meilleurs moyens d’y parvenir. Les catholiques croient qu’il est plus sûr de traverser la mer ensemble dans un grand vaisseau éprouvé, construit par un maître célèbre, gouverné par un pilote habile, et muni de tout ce qui est nécessaire pour le voyage. Les protestants prétendent au contraire que chacun doit se fabriquer une nacelle à sa guise pour voguer avec plus de liberté. Cette dernière opinion, tout erronée qu’elle soit, se laisse cependant discuter. Mais que pourrait-on entreprendre contre ces soi-disant orthodoxes, selon lesquels le vrai moyen d’arriver au port c’est de s’imaginer qu’on y est déjà. C’est par là qu’ils se croient au-dessus des communions occidentales qui, à vrai dire, n’ont jamais soupçonné que la grande question religieuse puisse se résoudre si facilement.
L’Église est une et indivisible, cela ne l’empêche pas de contenir des sphères différentes qu’on ne doit pas séparer, mais qu’on doit distinguer nettement, sans quoi on ne parviendra jamais à rien comprendre dans le passé et le présent, ni à rien faire pour l’avenir religieux de l’humanité. La perfection absolue ne peut appartenir qu’à la partie supérieure de l’Église, qui s’est déjà approprié et assimilé définitivement la plénitude de la grâce divine (l’Église triomphante ou le règne de la gloire). Entre cette sphère divine et les éléments purement terrestres de l’humanité visible, il y a l’organisme divino-humain de l’Église, invisible dans sa puissance mystique et visible dans ses manifestations actuelles, participant également à la perfection céleste et aux conditions de l’existence matérielle. C’est l’Église proprement dite et c’est d’elle qu’il s’agit pour nous. Elle n’est pas parfaite dans le sens absolu, mais elle doit posséder tous les moyens nécessaires pour avancer avec sécurité vers l’idéal suprême — l’union parfaite de toute la créature en Dieu — à travers des obstacles et des difficultés sans nombre, par les luttes, les tentations et les défaillances humaines.
L’Église n’a pas ici-bas l’unité parfaite du royaume céleste, mais elle doit cependant avoir une certaine unité réelle, un lien, organique et spirituel en même temps, qui la détermine comme une institution solide, comme un corps vivant et comme une individualité morale. N’embrassant pas matériellement et actuellement tout le genre humain, elle est cependant universelle, en tant qu’elle ne peut pas être attachée exclusivement à une nation ou à un groupe de nations quelconque, mais doit avoir un centre international pour se propager dans l’univers entier. L’Église d’ici-bas fondée sur la révélation divine et gardant le dépôt de la foi n’a pas pour cela la connaissance absolue et immédiate de toutes les vérités ; mais elle est infaillible, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se tromper en déterminant à un moment donné telle ou telle vérité religieuse et morale dont la connaissance explicite lui est devenue nécessaire. L’Église terrestre n’est pas absolument libre puisqu’elle est soumise aux conditions de l’existence finie, mais elle doit avoir assez d’indépendance pour pouvoir lutter continuellement et activement contre les puissances ennemies, pour ne pas permettre aux portes de l’enfer de prévaloir contre elle.
Telle est l’Église véritable sur la terre, l’Église qui, quoique imparfaite dans ses éléments humains, a reçu de Dieu le droit, la puissance et tous les moyens nécessaires pour élever l’humanité et la diriger vers son but définitif. Si elle n’était pas une et universelle, elle ne pourrait pas servir de base à l’unité positive de tous les peuples, — et c’est là sa mission principale. Si elle n’était pas infaillible, elle ne saurait guider l’humanité dans la vraie voie, elle serait alors un aveugle conduisant un aveugle. Et enfin si elle n’était pas indépendante, elle ne pourrait remplir aucune de ses fonctions sociales, et, en devenant un instrument des puissances de ce siècle, elle manquerait complètement à sa mission.
Les caractères essentiels et indispensables de la vraie Église sont, à ce qu’il paraît, suffisamment clairs et déterminés. Et cependant, nos nouveaux orthodoxes, après avoir confondu dans leurs réflexions nébuleuses le côté divin et le côté terrestre de l’Église, ne trouvent aucune difficulté à identifier cet idéal confus avec l’Église Orientale actuelle, l’Église gréco-russe telle que nous la voyons..... Ils la proclament la seule et unique Église de Dieu, la véritable Église universelle et ne regardent les autres communions que comme des associations antichrétiennes. Ainsi tout en acceptant en principe l’idée de l’Église universelle, les slavophiles la renient en fait et réduisent l’universalité chrétienne à une Église particulière qui d’ailleurs est fort loin de répondre à l’idéal qu’ils professent eux-mêmes. La véritable Église selon leur pensée, c’est, nous le savons, « la synthèse organique de la liberté et de l’unité dans la charité » et c’est dans l’Église gréco-russe qu’il nous faut chercher cette synthèse ? Tâchons de garder notre sérieux et voyons ce qui en est.
Dans le domaine de la religion et de l’Église, on peut entendre par liberté deux choses très différentes : 1° l’indépendance du corps ecclésiastique (tant clergé que fidèles) par rapport au pouvoir extérieur de l’État ; et 2° l’indépendance des individus en matière de religion, c’est-à-dire le droit concédé à chacun d’appartenir ouvertement à telle ou telle communion, de passer librement de l’une d’elles à une autre, ou de n’appartenir à aucune et de professer impunément toute espèce de croyances et d’idées religieuses tant positives que négatives[27]. Pour éviter toute confusion, nous appellerons la première — liberté ecclésiastique, et la seconde — liberté religieuse[28]. — Toute Église suppose une certaine somme de croyances communes, et quiconque ne les partage pas ne peut jouir dans la communauté des mêmes droits que les croyants. Le pouvoir de réagir par tous les moyens spirituels contre les membres infidèles et de les exclure définitivement de la communauté est un des attributs essentiels de la liberté ecclésiastique. Quant à la liberté religieuse, elle n’entre dans le domaine propre de l’Église que d’une manière indirecte : ce n’est que le pouvoir temporel de l’État qui peut directement admettre ou restreindre le droit de ses sujets à professer ouvertement tout ce que chacun croit en matière de religion. L’Église ne peut qu’exercer une influence morale pour déterminer l’État à être plus ou moins tolérant. Aucune Église n’a jamais regardé d’un œil indifférent la propagande des croyances étrangères qui menaçaient de lui arracher ses fidèles. Mais il s’agit de savoir quelles armes doit employer l’Église pour combattre ses ennemis : doit-elle se borner aux moyens spirituels de la persuasion, ou doit-elle recourir à l’État pour profiter de ses armes matérielles — la contrainte et la persécution ? Ces deux manières de lutter contre les ennemis de l’Église ne s’excluent pas absolument. On peut distinguer (si l’on a les facultés nécessaires pour cela) entre l’erreur intellectuelle et la mauvaise volonté et en agissant par la persuasion contre la première se défendre de la seconde en lui enlevant les moyens de nuire[29]. Mais il y a une condition absolument indispensable pour que la lutte spirituelle soit possible : c’est que l’Église elle-même soit en possession de la liberté ecclésiastique, qu’elle ne se trouve pas assujettie à l’État. Qui a les mains liées ne peut se défendre par ses propres moyens, force lui est de s’abandonner au secours d’autrui. Une Église d’État complètement assujettie au pouvoir séculier et n’existant que par ses bonnes grâces a abdiqué sa puissance spirituelle et ne peut être défendue avec quelque succès que par les armes matérielles[30].
Dans les siècles passés, l’Église catholique romaine (qui a toujours eu en partage la liberté ecclésiastique et qui n’a jamais été une Église d’État) tout en luttant contre ses ennemis par les armes spirituelles de l’enseignement et de la prédication, autorisait les États catholiques à servir par le glaive temporel la cause de l’unité religieuse. Il n’y a plus d’États catholiques aujourd’hui ; l’État est athée en Occident, et l’Église romaine continue d’exister et de prospérer en s’appuyant uniquement sur le glaive spirituel, sur l’autorité morale et la prédication libre de ses principes. Mais une hiérarchie qui s’est abandonnée au pouvoir temporel et qui a prouvé par là que la puissance intérieure lui a manqué, comment pourrait-elle exercer l’autorité morale qu’elle a abdiquée ? Notre institution ecclésiastique actuelle a embrassé exclusivement les intérêts de l’État pour recevoir de lui la garantie de son existence menacée par les dissidents. Le but étant purement matériel, les moyens ne peuvent pas avoir un caractère différent. Les mesures de contrainte et de violence consignées dans le Code pénal de l’Empire — voilà au fond les seules armes défensives que notre orthodoxie de par l’État sache opposer aux dissidents indigènes ainsi qu’aux communions étrangères qui voudraient lui disputer l’empire des âmes. Si des agents cléricaux ont fait en ces derniers temps quelques tentatives de lutte contre les sectaires au moyen des discussions semi-publiques[31], le manque de bonne foi trop manifeste de ces débats, — où l’une des parties est prédestinée à avoir tort quand même et ne peut dire que ce que ses adversaires lui permettent, — n’a servi qu’à mettre en relief l’impuissance morale de cette Église établie qui est trop complaisante à l’égard des pouvoirs terrestres pour être respectée, et trop implacable envers les âmes pour être aimée. Et ce serait elle qui nous représenterait l’union libre des consciences dans l’esprit de la charité !
Les slavophiles dans leur polémique anticatholique ont eu soin de confondre la liberté ecclésiastique avec la liberté religieuse. Comme l’Église catholique n’a pas toujours été tolérante et qu’elle n’admet pas le principe de l’indifférence en matière de religion, il n’était que trop facile de déclamer contre le despotisme romain en passant sous silence la grande prérogative de la liberté ecclésiastique que le catholicisme seul a toujours gardée parmi toutes les communions chrétiennes. Mais quand il s’agit de notre propre cause, la confusion de ces deux libertés ne sert à rien, puisqu’il est clair que nous ne possédons ni l’une ni l’autre. Et personne n’a exposé cette triste vérité avec plus de force et de chaleur que le défunt J. Aksakov, le dernier représentant éminent de l’ancienne école slavophile. Nous n’avons qu’à citer quelques passages remarquables de ses écrits[32].
« Les aiguillettes (achselband) d’aide de camp général dont a été décoré (sous Paul Ier) Mgr Irénée, archevêque de Pskov et membre du Saint Synode, représentent d’une manière significative les rapports de l’Église et de l’État en Russie. Cette décoration laïque et même militaire recouvrant la soutane de l’archevêque ne doit pas nous paraître étrange : elle prouve seulement que l’idée fondamentale de notre constitution ecclésiastique a reçu depuis Pierre le Grand des développements logiques[33]. On sait que l’Église russe est gouvernée par un conseil administratif appelé collège spirituel ou Saint Synode, dont les membres sont nommés par l’empereur et subordonnés à un employé civil ou militaire (le procureur supérieur du Saint Synode) auquel appartient toute l’initiative du gouvernement ecclésiastique. Les diocèses (éparchies) sont nominalement gouvernés par des évêques, nommés par le chef de l’État sur la recommandation du Synode, c’est-à-dire du procureur supérieur qui les déplace ensuite selon son bon plaisir.
« Les degrés hiérarchiques du clergé ont été consignés dans « la Table des rangs » et mis en correspondance exacte avec les grades militaires. Un métropolite équivaut à un maréchal (« général complet » selon l’expression russe), un archevêque — à un général de division (« général-lieutenant »), un évêque — à un général de brigade (« général-major »). Quant aux prêtres, ils peuvent avec un peu de zèle parvenir jusqu’au grade de colonel. Paul Ier n’a été que conséquent en décorant de cordons militaires les hauts personnages de l’Église[34].
« Sont-ce là des détails insignifiants, des choses purement extérieures ? Mais dans cet extérieur se reflète l’état intérieur de notre Église. Incorporés au service de l’État, les serviteurs de l’autel se considèrent eux-mêmes comme des employés et des instruments du pouvoir séculier. Si ce dernier récompense les services du clergé par des décorations laïques, c’est que le clergé lui-même est avide de telles récompenses[35]. Le Synode de Saint-Pétersbourg, dès les premières années de son existence, tenait à affirmer son caractère d’institution impériale et ne manquait jamais de citer le pouvoir temporel comme la vraie source de son autorité. Dans tous les actes de sa première époque, il rappelle sans cesse qu’ « il est ordonné » (povéliéno) par le souverain à tout le monde « aux personnes de tout rang, ecclésiastiques et laïques, de considérer le Synode comme un gouvernement important et puissant » et qu’on ne doit pas diminuer « la dignité qui lui est donnée par Sa Majesté tsarienne ». On conçoit facilement que l’élément temporel où le Synode croyait puiser sa force, a dû nécessairement prévaloir sur tous les autres éléments et asservir complètement cette institution hybride qui, tout en s’affirmant comme un organe du pouvoir séculier, prétendait néanmoins à l’autorité d’un concile[36]. La dignité accordée par Sa Majesté tsarienne ne pouvait être diminuée par personne — excepté Sa Majesté. Et c’est ainsi que le procureur supérieur Jakovlev a obtenu un ordre impérial qui défendait sévèrement au Synode d’entretenir une correspondance immédiate avec qui que ce fût : toutes les communications (« tout papier » selon l’expression russe) concernant les affaires de l’Église devaient être transmises au procureur.
« Ainsi notre Église, du côté de son gouvernement, apparaît comme une espèce de bureau ou de chancellerie colossale qui applique à l’office de paître le troupeau du Christ tous les procédés du bureaucratisme allemand avec toute la fausseté officielle qui leur est inhérente[37]. Le gouvernement ecclésiastique étant organisé comme un département de l’administration laïque et les ministres de l’Église étant mis au nombre des serviteurs de l’État, l’Église elle-même se transforme bientôt en une fonction du pouvoir séculier, où tout simplement elle entre au service de l’État. (Avec « les droits et les privilèges du fisc (kazna) » que le code russe attribue à l’Église établie, l’élément fiscal (kazenny) pénétra dans sa vie intérieure.) En apparence, on n’a fait qu’introduire l’ordre nécessaire dans l’Église, — c’est son âme qu’on lui enleva. À l’idéal d’un gouvernement vraiment spirituel, on substitua celui d’un ordre purement formel et extérieur. Il ne s’agit pas du pouvoir séculier seulement, mais surtout des idées séculières qui entrèrent dans notre milieu ecclésiastique et s’emparèrent à un tel point de l’âme et de l’esprit de notre clergé que la mission de l’Église dans son sens véritable et vivant leur est devenue à peine compréhensible[38]. »
Cette assertion est confirmée par toute une masse de traités et de projets de réforme ecclésiastique que le parti « intelligent et progressiste » de notre clergé envoyait à Aksakov et qui, tous sans exception, portaient le même caractère de sécularisme antireligieux[39].
« Les uns recommandent, pour ranimer le zèle des prédicateurs, un nouveau système de récompenses officielles au moyen de décorations spéciales. D’autres insistent sur la nécessité de garanties formelles assurées par l’État, pour défendre le bas clergé contre le pouvoir épiscopal. Et d’autres encore rattachent notre avenir religieux à l’augmentation des revenus ecclésiastiques et voudraient pour cette fin que l’État accordât aux Églises le monopole de certaines branches de l’industrie. Il y en a qui proposent d’introduire des taxes déterminées pour l’administration des saints sacrements… Quelques-uns vont jusqu’à affirmer que notre vie religieuse n’est pas assez réglementée par le gouvernement et demandent un nouveau code de lois et de règles pour l’Église. Et cependant dans le Code actuel de l’Empire on trouve plus de mille articles déterminant la tutelle de l’État sur l’Église, et précisant les fonctions de la police dans le domaine de la foi et de la piété.
« Le gouvernement séculier est déclaré par notre Code le conservateur des dogmes de la foi dominante et le gardien du bon ordre dans la sainte Église ? » Nous voyons ce gardien, le glaive levé, prêt à sévir contre toute infraction à cette orthodoxie établie moins avec l’assistance du Saint-Esprit qu’avec celle des lois pénales de l’Empire russe[40].
« Le procureur supérieur du Synode, comme chef responsable de l’Église, présente chaque année à l’Empereur un compte-rendu de l’état de cette institution. Il n’y a aucune différence quant à la forme et au style entre ces comptes-rendus et ceux des autres ministères, par exemple le Ministère des Voies de communication. On y voit les mêmes divisions et subdivisions de matières ; seulement, au lieu des titres : « chaussées », « chemins de fer », « fleuves navigables », le compte-rendu de M. le procureur supérieur porte les rubriques : « affirmation et propagation de la foi », « activité pastorale », « manifestations du sentiment religieux, de dévouement à la personne sacrée de Sa Majesté », etc[41]. » Le compte-rendu de l’an 1866, analysé par Aksakov, se termine par cette conclusion caractéristique : « L’Église russe, infiniment redevable de sa prospérité à l’attention auguste du souverain, est entrée dans la nouvelle année de son existence avec des forces renouvelées et des promesses plus grandes pour l’avenir[42]. »
L’Église a abdiqué sa liberté ecclésiastique ; et l’État en échange lui a garanti son existence et sa qualité d’Église dominante, en supprimant la liberté religieuse en Russie. « Là où il n’y a pas d’unité vivante et intérieure, dit Aksakov, l’intégrité extérieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude[43]. »
Le mot du patriote moscovite est cruel, mais il est juste. L’unité fragile et douteuse de notre Église ne tient qu’aux fraudes et aux violences protégées ou exercées par le gouvernement. Depuis les actes controuvés d’un concile fictif contre un hérétique imaginaire[44] jusqu’aux falsifications récentes dans la traduction des actes des conciles œcuméniques (publiée par l’Académie ecclésiastique de Kazan), toute l’action offensive et défensive de notre Église n’est qu’une série de fraudes accomplies dans la plus parfaite sécurité, grâce à la protection vigilante de la censure ecclésiastique qui prévient toute tentative de les dévoiler. Quant à la violence en matière de foi, elle est reconnue en principe et développée en détail dans notre Code pénal. Toute personne née dans l’Église dominante ou convertie à l’orthodoxie, si elle embrasse une autre religion, même chrétienne, est inculpée de crime et doit être jugée par les tribunaux au même rang que les faux monnayeurs et les voleurs de grands chemins. Celui qui sans employer aucun moyen de contrainte et de violence, par la persuasion seule a amené quelqu’un à abandonner l’Église dominante est privé des droits civils et déporté en Sibérie ou jeté en prison.
Cette sévérité n’est pas lettre morte chez nous ; et Aksakov a eu occasion de la constater à propos d’une persécution cruelle contre une secte protestante dans la Russie méridionale.
« Supprimer par la prison la soif spirituelle quand on n’a rien pour la satisfaire ; répondre par la prison au besoin sincère de la foi, aux questions de la pensée religieuse qui s’éveille ; prouver par la prison la vérité de l’orthodoxie — c’est saper par la base toute notre religion et rendre les armes au protestantisme victorieux. Avec de tels moyens de défense, avec de tels procédés pour établir la vérité orthodoxe, le zèle des pasteurs devenu superflu s’évanouit bientôt, tout feu sacré doit s’éteindre. Les prescriptions sévères des chefs ecclésiastiques qui, sous peine d’amende, obligent le clergé à fonder des écoles ne pourront jamais établir une véritable instruction religieuse du peuple et même — mais ne sommes-nous pas trop sceptiques ? — même l’oukaze récent qui accorde aux prêtres travaillant dans le domaine de l’éducation populaire le droit à la croix de Sainte-Anne du 3e degré et à la dignité de chevalier sera insuffisant pour susciter de nouveaux apôtres[45]. »
Et cependant il se trouve que les lois pénales sont absolument indispensables pour conserver « l’Église dominante ».
Les défenseurs les plus sincères de cette Église (par exemple l’historien Pogodine, cité par notre auteur) avouent que la liberté religieuse une fois admise en Russie, la moitié des paysans passeront au rasskol et la moitié du grand monde (les femmes en particulier) deviendront catholiques. Que signifie un aveu semblable ? demande Aksakov : « Que la moitié des membres de l’Église orthodoxe ne lui appartiennent qu’en apparence ; qu’ils ne sont retenus dans son sein que par la crainte des peines temporelles. Tel est donc l’état actuel de notre Église ! Un état indigne, affligeant et affreux. Quelle surabondance de sacrilège dans l’enceinte sacrée, de l’hypocrisie qui remplace la vérité, de la terreur au lieu de l’amour, de la corruption sous l’apparence d’un ordre extérieur, de la mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi, — quelle négation, dans l’Église même, des principes vitaux de l’Église, de toute sa raison d’être, — le mensonge et l’incrédulité là où tout doit vivre, être et se mouvoir par la vérité et la foi… Cependant le danger le plus grave, ce n’est pas que le mal ait pénétré parmi les croyants, mais c’est qu’il y ait reçu droit de cité que cette situation de l’Église soit créée par la loi, qu’une anomalie semblable soit une conséquence nécessaire de la norme acceptée par l’État et par notre société elle-même[46].
« En général chez nous, en Russie, dans les choses de l’Église, comme dans toutes les autres, c’est l’apparence, le décorum qu’on tient surtout à garder ; et cela suffit à notre amour envers l’Église, à notre amour paresseux, à notre foi fainéante. Nous fermons volontiers les yeux et, dans notre crainte puérile du scandale, nous nous efforçons de cacher à nos propres regards et aux regards du monde entier, tout le grand mal qui, sous un voile convenable, dévore comme un cancer l’essence vitale de notre organisme religieux[47]. Nulle part ailleurs on n’a la vérité en telle horreur que dans le domaine de notre gouvernement ecclésiastique ; nulle part ailleurs la servilité n’est plus grande que dans notre hiérarchie spirituelle ; nulle part « le mensonge salutaire » n’est pratiqué sur une échelle plus large que là où tout mensonge devrait être abhorré. Nulle part ailleurs on n’admet, sous prétexte de prudence, autant de compromis qui rabaissent la dignité de l’Église et lui enlèvent son autorité. La cause principale de tout cela, c’est qu’on n’a pas une foi suffisante dans la force de la vérité[48]. Ce qui est le plus grave, c’est que tous ces maux de notre Église — nous les connaissons et nous nous sommes arrangés avec eux et nous vivons en paix. Mais cette paix honteuse, ces compromis déshonorants ne peuvent pas soutenir la paix de l’Église, et dans la cause de la vérité ils signifient une défaite sinon une trahison[49].
« S’il faut en croire ses défenseurs, notre Église est un troupeau vaste, mais infidèle, dont le pasteur est la police qui, par force, à coups de fouet, fait entrer dans le bercail les brebis égarées. Une image semblable répond-elle à la vraie idée de l’Église du Christ ! Et si elle n’y répond pas, elle n’est plus l’Église du Christ, et alors qu’est-elle donc ? Une institution d’État qui peut être utile aux intérêts de l’État, à la discipline des mœurs. Mais l’Église, il ne faut pas l’oublier, est un domaine où aucune altération de la base morale ne peut être admise, où aucune infidélité au principe vivifiant ne peut rester impunie, où, si l’on ment, — on ne ment pas aux hommes mais à Dieu. Si une Église est infidèle au testament du Christ, elle est dans le monde entier le phénomène le plus stérile et le plus anormal, condamné d’avance par la parole divine[50]. Une Église qui fait partie d’un État, c’est-à-dire d’un « royaume de ce monde » a abdiqué sa mission et devra partager la destinée de tous les royaumes de ce monde[51]. Elle n’a en elle-même aucune raison d’être, elle se condamne à l’impuissance et à la mort[52].
La conscience russe n’est pas libre en Russie, et la pensée religieuse reste inerte ; « l’abomination de la désolation » s’établit au lieu saint ; le souffle de la mort remplace l’esprit vivifiant, et le glaive spirituel — la parole — se couvre de rouille, remplacé par le glaive de l’État, et près de l’enceinte de l’Église, au lieu des anges de Dieu, gardant ses entrées et ses issues, on voit des gendarmes et des inspecteurs de police — ces gardiens des dogmes orthodoxes, ces directeurs de notre conscience[53]. » Nous n’avons pas oublié que les slavophiles voient dans notre Église la seule véritable Église du Christ et la synthèse vivante de la liberté et de l’unité dans l’esprit de charité. Et voici la conclusion à laquelle arrive le dernier représentant de ce parti après un examen impartial de nos affaires ecclésiastiques : « L’esprit de vérité, l’esprit de charité, l’esprit de vie, l’esprit de liberté — c’est son souffle salutaire qui fait défaut à l’Église russe[54]. »
Ainsi, selon le témoignage non suspect d’un orthodoxe et d’un patriote russe éminent, notre Église nationale abandonnée par l’Esprit de Vérité et de Charité n’est pas la véritable Église de Dieu. Pour éviter cette conséquence qui s’impose, on a l’habitude chez nous d’évoquer ad hoc le souvenir des autres Églises orientales (auxquelles on ne pense pas autrement). « Nous n’appartenons pas, dit-on, à l’Église russe, mais à l’Église orthodoxe et œcuménique de l’Orient. » On conçoit facilement que les partisans de l’Église Orientale séparée ne demandent pas mieux que de lui attribuer une unité réelle et positive. Il reste à savoir si cette unité lui appartient effectivement.
Le corps de l’Église Orientale n’est pas homogène. Entre les nations différentes dont elle se compose, les deux principales ont donné leur nom à cette Église qui s’appelle officiellement l’Église gréco-russe. Ce dualisme national (qui — soit dit en passant — rappelle singulièrement les deux pieds d’argile dont parle Mgr Philarète) permet de donner une forme concrète à la question de notre unité ecclésiastique. Il nous importe de savoir quel est le lien réel et vivant qui rattache l’Église russe à l’Église grecque pour faire des deux un seul organisme moral. On nous dit que les Russes et les Grecs ont une foi commune, et que c’est là l’essentiel. Mais il faut savoir ce qu’on entend ici par le mot foi ou religion (viéra). La vraie foi est celle qui embrasse toute notre âme et se manifeste comme principe moteur et directeur de toute notre existence. La profession d’une seule et même croyance abstraite, ne déterminant pas la conscience et la vie, ne constitue aucun lien social, ne peut vraiment unir personne, et il est après tout indifférent de savoir si l’on a ou non cette foi morte en commun avec qui que ce soit. L’unité de la foi réelle, au contraire, devient nécessairement une unité vivante et active, une solidarité morale et pratique.
Si l’Église russe et l’Église grecque ne manifestent leur solidarité par aucune action vitale, leur « unité de foi » n’est qu’une formule abstraite qui ne crée rien et n’oblige à rien. — Un laïque, préoccupé des questions religieuses, demanda un jour au métropolite Philarète — (que le lecteur ne s’étonne pas de retrouver toujours ce nom sous notre plume : c’est le seul personnage public vraiment remarquable que l’Église russe ait produit au XIXe siècle) — un laïque demanda donc à l’illustre prélat : Que pourrait-on faire pour vivifier les rapports entre l’Église russe et l’Église-mère ? — Mais à propos de quoi peuvent-elles avoir des rapports entre elles ? répliqua l’auteur du catéchisme gréco-russe. — Quelques années avant cette conversation curieuse, avait eu lieu un incident qui permet d’apprécier les paroles du prudent archevêque à leur juste valeur. Un membre éminent de l’Église anglicane et de l’université d’Oxford, William Palmer, voulut s’unir à l’Église orthodoxe. Il alla en Russie et en Turquie pour étudier l’état actuel de l’Orient chrétien et pour s’informer des conditions auxquelles il pouvait communier avec les orthodoxes orientaux. À Saint-Pétersbourg et à Moscou on lui dit qu’il n’avait qu’à abjurer les erreurs du protestantisme devant un prêtre qui lui administrerait ensuite le sacrement du saint chrême (la confirmation). Mais à Constantinople il apprit qu’il devait être baptisé de nouveau. Comme il se savait chrétien et ne voyait aucune raison de suspecter la validité de son baptême (parfaitement reconnu d’ailleurs par l’Église russe orthodoxe), il regarda un second baptême comme un sacrilège. D’un autre côté, il ne put se résoudre à embrasser l’orthodoxie selon les règles particulières de l’Église russe, puisqu’alors il ne devenait orthodoxe qu’en Russie tout en demeurant païen aux yeux des Grecs. Ce n’était pas à une Église nationale, mais à l’Église orthodoxe universelle qu’il voulait se réunir. Personne ne put résoudre cette difficulté et il devint catholique romain[55]. — On voit qu’il y a des questions à propos desquelles l’Église russe pourrait et devrait entrer en rapport avec sa métropole, et si l’on évite soigneusement d’y toucher, c’est qu’on est sûr d’avance qu’en posant nettement ces questions on n’aboutirait qu’à un schisme formel. La haine jalouse des Grecs envers les Russes, à laquelle ces derniers répondent par une hostilité mêlée de mépris, — voilà le fait dominant qui détermine les rapports réels de ces deux Églises nationales qui demeurent officiellement en communion religieuse. Mais cette unité officielle elle-même ne tient qu’à un fil et toute la prudence sacerdotale de Saint-Pétersbourg et de Constantinople n’est pas de trop pour éviter de laisser se rompre ce lien si fragile. Ce n’est certes pas par charité chrétienne qu’on veut maintenir ce simulacre d’unité. Mais on craint une révélation fatale : le jour de la rupture formelle entre l’Église russe et l’Église grecque, tout le monde verra que l’Église Orientale œcuménique n’est qu’une fiction, qu’il n’existe que des Églises nationales isolées en Orient. Voilà le vrai motif qui impose à notre hiérarchie une conduite prudente et modérée envers les Grecs, laquelle consiste à éviter toute espèce de rapports avec eux[56]. Quant à l’Église de Constantinople qui, dans son orgueil particulariste s’appelle « la Grande Église » et « l’Église œcuménique », elle serait satisfaite peut-être de se débarrasser des barbares du Nord qui ne sont qu’un obstacle à ses tendances panhelléniques. Dans ces derniers temps, le patriarcat de Constantinople a été deux fois sur le point d’anathématiser l’Église russe[57]. Des considérations purement matérielles ont seules empêché cet éclat : l’Église grecque de Jérusalem, qui de fait est complètement assujettie à celle de Constantinople, dépend d’un autre côté, pour ses moyens d’existence, presque exclusivement de la piété russe. Cette dépendance matérielle dans laquelle le clergé grec se trouve par rapport à la Russie date de très loin et constitue actuellement la seule base réelle de l’unité gréco-russe. Il est évident que ce lien purement extérieur n’est pas de nature à transformer les deux Églises en un seul corps moral doué d’une unité de vie et d’action.
On sera encore confirmé dans cette conclusion, si l’on prend en considération les Églises nationales de moindre importance qui, étant sous la juridiction du patriarche de Constantinople, faisaient autrefois partie de l’Église grecque et devenaient autocéphales à mesure que les petits États correspondants recouvraient leur indépendance politique. Les rapports de ces prétendues Églises entre elles, avec la métropole byzantine et avec l’Église russe, sont à peu près nuls. Même des relations purement officielles et de convenance comme celles qui se maintiennent entre Saint-Pétersbourg et Constantinople ne se sont pas établies — que je sache — entre la Russie et les nouvelles Églises autocéphales de la Roumanie et du royaume hellénique. C’est pire encore pour la Bulgarie et la Serbie. On sait que les patriarches grecs ont, avec l’assentiment du synode d’Athènes, excommunié, en 1872, tout le peuple bulgare pour des motifs de politique nationale.
Les Bulgares ont été condamnés pour leur phylétisme, c’est-à-dire la tendance à soumettre l’Église aux divisions de race et de nationalité. L’accusation était vraie ; mais ce phylétisme, qui était une hérésie chez les Bulgares, était l’orthodoxie même chez les Grecs.
L’Église russe, tout en sympathisant avec les Bulgares, voulait se mettre au-dessus de cette querelle nationale. Elle aurait dû pour cela parler au nom de l’Église Universelle ; mais comme ce droit appartenait aux Russes aussi peu qu’aux Grecs, le Synode de Saint-Pétersbourg, au lieu d’une déclaration nette, se contenta de bouder la hiérarchie byzantine et, ayant reçu les décisions du concile de 1872 avec l’invitation de les approuver, elle s’abstint de dire oui ou non. De là naquit un état de choses qui n’avait pas été prévu ou, pour mieux dire, qu’on avait jugé impossible selon les canons ecclésiastiques. L’Église russe est restée en communion formelle avec l’Église grecque et en communion réelle avec l’Église bulgare sans avoir protesté explicitement contre l’acte canonique d’excommunication qui a séparé ces deux Églises et sans en appeler — ne fût-ce que pour la forme — à un concile œcuménique. Une complication du même genre eut lieu avec la Serbie. Quand le gouvernement athée de ce petit royaume publia des lois ecclésiastiques qui établissaient la hiérarchie de l’Église serbe sur la simonie rendue obligatoire (puisque toutes les dignités sacrées devaient être achetées à une taxe déterminée) et quand, après la déposition arbitraire du métropolite Michel et des autres évêques, on créa, au mépris des lois canoniques, une nouvelle hiérarchie, celle-ci, formellement rejetée par l’Église Russe, acheta en revanche l’adhésion du patriarche de Constantinople. Pour cette fois, ce fut « la grande Église » qui se trouva être en communion avec deux Églises qui ne l’étaient pas entre elles. — Faut-il ajouter encore que toutes ces Églises nationales ne sont que des Églises d’État absolument privées de toute espèce de liberté ecclésiastique ? On devine aisément l’influence néfaste que cet abaissement de l’Église peut exercer sur la religion elle-même dans ces malheureuses contrées. L’indifférence religieuse des Serbes est assez connue ainsi que leur manie d’employer l’orthodoxie comme un instrument politique dans leur lutte fratricide contre les Croates catholiques[58]. Quant à la Bulgarie, voici un témoignage dont l’autorité ne peut être mise en doute. Mgr Joseph, exarque de la Bulgarie, exposa dans un discours solennel prononcé à Constantinople, lors de la fête de Saint Méthode (1885), l’état affligeant de la religion chez lui. La masse du peuple, dit-il, est froide et indifférente. Quant à la classe cultivée, elle est décidément hostile à tout ce qui est saint ; et ce n’est que la crainte des Russes qui l’empêche d’abolir l’Église en Bulgarie[59]. Nous n’avons pas besoin de prouver que la condition religieuse de la Roumanie et celle du royaume hellénique ne diffèrent pas essentiellement de ce qu’on trouve chez les Serbes et les Bulgares. Dans un compte-rendu présenté à l’empereur de Russie par le procureur du Saint-Synode et publié l’année dernière, l’état religieux et ecclésiastique des quatre pays orthodoxes de la péninsule est présenté sous les couleurs les plus sombres. Il ne saurait en effet être plus misérable. Mais ce qui est vraiment surprenant, c’est l’explication qu’en donne le document officiel. Le régime constitutionnel serait, à en croire le chef de notre Église, la seule et unique cause de tous ces maux ! S’il en est ainsi, quelle est donc la cause de l’état déplorable de l’Église russe ?
Un ami d’Aksakov et comme lui membre éminent du parti ou cercle slavophile, George Samarine[60], écrivait dans une lettre particulière à propos du concile du Vatican : « L’absolutisme papal n’a pas tué la vitalité du clergé catholique, — ceci doit nous faire réfléchir, car un jour ou l’autre on proclamera chez nous l’infaillibilité du tsar, autrement dit, celle du procureur du Saint-Synode, car le tsar n’y sera pour rien..... Ce jour là se trouvera-t-il chez nous un seul évêque, un seul moine, un seul prêtre pour protester ! J’en doute. Si quelqu’un proteste ce sera un laïque, votre serviteur, et Ivan Sergueïevitch (Aksakov), si nous sommes de ce monde alors. Quant à notre malheureux clergé, que vous trouvez plus malheureux que coupable (et vous avez peut-être raison), il sera muet ».
Je suis heureux de recueillir ces paroles, car je ne connais pas beaucoup de prophéties de ce genre qui se soient réalisées d’une manière aussi exacte. La proclamation de l’absolutisme césaro-papiste en Russie, le silence profond et la soumission complète du clergé, enfin la protestation isolée d’un laïque, tout cela s’est passé comme Samarine l’avait prévu.
En 1885, un document officiel émanant du gouvernement russe[61], déclarait que l’Église Orientale a renoncé à son pouvoir et l’a remis entre les mains du tsar. Peu de personnes ont remarqué cette manifestation. Samarine était mort depuis des années. Aksakov n’avait plus que quelques mois à vivre ; il publia cependant dans son journal (la « Rouss ») la protestation d’un écrivain laïque qui n’appartenait pas, du reste, au groupe slavophile. Cette protestation unique n’ayant été ni autorisée ni soutenue par aucun représentant de l’Église, ne faisait que mieux ressortir par son isolement l’état déplorable de la religion en Russie[62]. D’ailleurs, le manifeste césaro-papiste des bureaucrates pétersbourgeois n’était que l’aveu formel d’un fait accompli. On ne saurait nier que l’Église Orientale n’ait vraiment abdiqué son pouvoir en faveur du pouvoir séculier ; on se demande seulement si elle avait le droit de le faire et si, après l’avoir fait, elle pouvait encore représenter Celui à qui tous les pouvoirs ont été donnés dans les cieux et sur la terre. On aura beau tourmenter les textes évangéliques relatifs aux pouvoirs éternels que Jésus-Christ a légués à son Église, on n’y trouvera jamais le droit de se démettre de ces pouvoirs entre les mains d’une puissance temporelle. La puissance qui prétendrait remplacer l’Église dans sa mission terrestre devrait au moins avoir reçu les mêmes promesses de stabilité.
Nous ne croyons pas que nos hiérarques aient renoncé volontairement et de propos délibéré à leur pouvoir ecclésiastique. Mais si l’Église Orientale a perdu, par suite des événements, ce qui lui appartenait de droit divin, il est évident que les portes de l’enfer ont prévalu contre elle et que, par conséquent, elle n’est pas l’Église inébranlable fondée par le Christ.
Nous ne voulons pas non plus rendre le gouvernement séculier responsable de la situation anormale de l’Église vis-à-vis de l’État. Ce dernier a eu raison de maintenir son indépendance et sa suprématie à l’égard d’un pouvoir spirituel qui ne représentait qu’une Église particulière et nationale séparée de la grande communauté chrétienne. En affirmant que l’État doit se soumettre à l’Église, on ne peut entendre que l’Église établie par Dieu une, indivisible et universelle.
Le gouvernement d’une Église nationale séparée n’est qu’une institution historique et purement humaine. Mais le chef de l’État est le représentant légitime de la nation comme telle, et un clergé qui veut être national et rien que national doit, bon gré, mal gré, reconnaître la souveraineté absolue du gouvernement séculier. La sphère de l’existence nationale ne peut avoir en elle-même qu’un seul et unique centre, le chef de l’État. L’épiscopat d’une Église particulière ne peut, par rapport à l’État, prétendre à la souveraineté du pouvoir apostolique qu’en rattachant réellement la nation au Royaume Universel ou international du Christ. Une Église nationale, si elle ne veut pas se soumettre à l’absolutisme de l’État, c’est-à-dire cesser d’être Église pour devenir un département de l’administration civile, doit nécessairement avoir un appui réel en dehors de l’État et de la nation ; attachée à celle-ci par des liens naturels et historiques, elle doit, en même temps, appartenir en sa qualité d’Église à un cercle social plus vaste, avec un centre indépendant et une organisation universelle dont l’Église locale ne peut être qu’un organe particulier.
Les chefs de l’Église russe ne pouvaient, pour résister à l’absolutisme absorbant de l’État, s’appuyer sur leur métropole religieuse qui n’était elle-même qu’une Église nationale depuis longtemps assujettie au pouvoir séculier. Ce n’est pas la liberté ecclésiastique, c’est le césaro-papisme qui nous est venu de Byzance où ce principe antichrétien se développa sans obstacles depuis le IXe siècle. La hiérarchie grecque, en rejetant elle-même le puissant appui qu’elle trouvait auparavant dans le centre indépendant de l’Église Universelle, se vit abandonnée complètement à la merci de l’État et de son autocrate. Avant le schisme, chaque fois que les empereurs grecs envahissaient le domaine spirituel et menaçaient la liberté de l’Église, les représentants de celle-ci, — soit saint Jean Chrysostome, soit saint Flavien, soit saint Maxime le Confesseur, soit saint Théodore le Studite, soit le patriarche saint Ignace, — se tournaient vers le centre international de la chrétienté, recouraient à l’arbitrage du Souverain Pontife, et s’ils succombaient eux-mêmes, victimes de la force brutale, leur cause, la cause de la vérité, de la justice et de la liberté, ne manquait jamais de trouver à Rome un soutien inébranlable qui lui assurait le triomphe définitif. L’Église grecque, dans ces temps-là, était et se sentait une partie vivante de l’Église Universelle, intimement liée au grand tout par le centre commun de l’unité — la chaire apostolique de Pierre. Ces rapports de dépendance salutaire envers un successeur des apôtres suprêmes, envers un pontife de Dieu, ces rapports purement spirituels, légitimes et pleins de dignité, furent remplacés par un assujettissement profane, illégal et humiliant au pouvoir de simples laïques et d’infidèles.
Il ne s’agit pas ici d’un accident historique, mais de la logique des choses, qui enlève nécessairement à toute Église purement nationale son indépendance et sa dignité et la met sous le joug plus ou moins pesant, mais toujours déshonorant, de la puissance temporelle.
Dans tout pays réduit à une Église nationale, le gouvernement séculier (qu’il soit autocratique ou constitutionnel) jouit de la plénitude absolue de toute autorité ; et l’institution ecclésiastique ne figure que comme un ministère spécial dépendant de l’administration générale de l’État. L’État national est ici un corps réel et complet, existant par soi et pour soi, et l’Église n’est qu’une partie, ou pour mieux dire un certain côté de cet organisme social du tout politique et n’existant pour soi que dans l’abstraction.
Cette servitude de l’Église est incompatible avec sa dignité spirituelle, avec son origine divine, avec sa mission universelle. D’un autre côté le raisonnement démontre, et l’histoire confirme, que la coexistence prolongée de deux pouvoirs et de deux gouvernements également indépendants et souverains, bornés à la même région territoriale, dans les limites d’un seul État national, est absolument impossible. Une telle dyarchie amène nécessairement un antagonisme qui ne peut aboutir qu’à un triomphe complet du gouvernement séculier, car c’est lui qui représente réellement la nation, tandis que l’Église, par sa nature même, n’est pas une institution nationale et n’en peut devenir une qu’en perdant sa vraie raison d’être.
On nous dit que l’Empereur de Russie est un fils de l’Église. C’est ce qu’il devrait être comme chef d’un État chrétien. Mais pour qu’il le soit effectivement il faut que l’Église exerce une autorité sur lui, qu’elle ait un pouvoir indépendant et supérieur à celui de l’État. Avec la meilleure volonté du monde le monarque séculier ne saurait être véritablement le fils d’une Église dont il est en même temps le chef et qu’il gouverne par ses employés.
L’Église en Russie, privée de tout point d’appui, de tout centre d’unité en dehors de l’État national, a fini nécessairement par être asservie au pouvoir séculier ; et ce dernier, n’ayant plus rien au-dessus de lui sur la terre, n’ayant personne de qui il aurait pu recevoir une sanction religieuse, une délégation partielle de l’autorité du Christ, a non moins nécessairement abouti à l’absolutisme antichrétien.
Si l’État national s’affirme comme un corps social complet et se suffisant à lui-même, il ne peut plus appartenir comme membre vivant au corps universel du Christ. Et s’il est en dehors de ce corps, il n’est plus un État chrétien, il ne fait que renouveler le césarisme antique supprimé par le christianisme. Dieu s’est fait homme dans la personne du Messie juif au moment où l’homme se faisait dieu dans la personne du César romain. Jésus-Christ n’a pas attaqué César et ne lui a pas disputé son pouvoir ; mais il a déclaré la vérité sur lui. Il a dit que César n’était pas Dieu et que le pouvoir césarien était en dehors du royaume de Dieu. Rendre à César la monnaie qu’il fait battre et à Dieu tout le reste, c’était ce qu’on appelle aujourd’hui la séparation de l’Église et de l’État, séparation nécessaire tant que César est païen, impossible dès qu’il devient chrétien. Un chrétien, qu’il soit roi ou empereur, ne peut pas rester en dehors du Royaume de Dieu et opposer son pouvoir à celui de Dieu. Le commandement suprême « Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu » est nécessairement obligatoire pour César lui-même s’il veut être chrétien. Lui aussi doit rendre à Dieu, ce qui est à Dieu, c’est-à-dire, avant tout, le pouvoir souverain et absolu sur la terre ; car pour bien comprendre la parole sur César, adressée par le Seigneur à ses ennemis avant sa passion, il faut la compléter par cette autre parole plus solennelle qu’après sa résurrection Il dit à ses disciples, aux représentants de son Église : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre » (Math., XXVIII, 18). Voilà un texte formel et décisif et qu’on ne saurait en bonne conscience interpréter de deux manières. Ceux qui croient vraiment à la parole du Christ n’admettront jamais un État séparé du Royaume de Dieu, un pouvoir temporel absolument indépendant et souverain. Il n’y a qu’un seul pouvoir sur la terre, et ce pouvoir n’appartient pas à César mais à Jésus-Christ. Si la parole à propos de la monnaie a déjà ôté à César sa divinité, cette nouvelle parole lui ôte son autocratie. S’il veut régner sur la terre il ne le peut plus de son propre chef, il doit se faire le délégué de Celui à qui tout pouvoir est donné sur la terre. Mais comment pourrait-il obtenir cette délégation ?
En révélant à l’humanité le Royaume de Dieu, qui n’est pas de ce monde, Jésus-Christ a pourvu à tous les moyens nécessaires pour réaliser ce Royaume dans le monde. Ayant annoncé dans sa prière pontificale l’unité parfaite de tous comme la fin de son œuvre, le Seigneur a voulu donner à cette œuvre une base réelle et organique en fondant son Église visible et en lui proposant, pour sauvegarder son unité, un chef unique dans la personne de saint Pierre. S’il y a dans les évangiles une délégation de pouvoir, c’est celle-ci. Aucune puissance temporelle n’a reçu de Jésus-Christ une sanction ou une promesse quelconque. Jésus-Christ n’a fondé que l’Église, et Il l’a fondée sur le pouvoir monarchique de Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église. »
L’État chrétien doit donc dépendre de l’Église fondée par le Christ, et l’Église elle-même dépend du chef que le Christ lui a donné. C’est en définitive par Pierre que le César chrétien doit participer à la royauté du Christ. Il ne peut posséder aucun pouvoir sans celui qui a reçu la plénitude de tous les pouvoirs, il ne peut régner sans celui qui a les clefs du Royaume. Pour être chrétien l’État doit être soumis à l’Église du Christ ; mais pour que cette soumission ne soit pas fictive, l’Église doit être indépendante de l’État, elle doit avoir un centre d’unité en dehors de l’État et au-dessus de lui, elle doit être en vérité l’Église Universelle.
Dans ces derniers temps on a commencé à comprendre en Russie qu’une Église purement nationale, abandonnée à ses propres forces, devient nécessairement un instrument passif et inutile de l’État, et que l’indépendance ecclésiastique ne peut être assurée que par un centre de pouvoir spirituel international. Mais, tout en admettant la nécessité d’un tel centre, on voudrait le créer sans sortir des limites de la chrétienté orientale. Cette création future d’un quasi-pape oriental est la dernière prétention anticatholique qu’il nous reste à examiner.
Le désir préconçu de placer quand même le centre de l’Église Universelle en Orient révèle déjà un amour-propre local et une haine de race plus capable de produire des divisions que de fonder l’unité chrétienne. Ne vaudrait-il pas mieux, sans rien préjuger, chercher le centre universel là où il est ? Et s’il ne se trouve nulle part, n’est-il pas puéril de vouloir l’inventer ?
La nécessité d’un tel centre pour l’existence normale de l’Église une fois acceptée, il faut reconnaître aussi que le Divin Chef et Fondateur de l’Église a prévu cette nécessité et n’a pas abandonné la condition indispensable de son œuvre au hasard des événements et à l’arbitraire humain. Si, en cédant à l’évidence, on accorde que l’Église ne saurait être libre et active sans un centre international d’unité, on doit bien avouer que l’Orient chrétien, privé qu’il est depuis mille ans de cet organe essentiel, ne peut à lui seul constituer l’Église Universelle. Celle-ci a dû pendant une si longue période manifester ailleurs son unité. Que l’idée de trouver quelque part en Orient un gouvernement central pour l’Église Universelle ou d’instituer un anti-pape oriental — que cette idée hybride n’ait rien de sérieux et de pratique, on le voit assez par l’incapacité de ses partisans à s’accorder sur la question suivante, même à titre de projet théorique ou de pium desiderium : auquel des dignitaires ecclésiastiques de l’Orient cette mission problématique pourrait être dévolue ? Le candidat des uns est « le patriarche œcuménique » de Constantinople ; les autres préféreraient le siège de Jérusalem, « la mère de toutes les Églises ». Si nous nous proposons ici de faire justice en quelques mots de ces tristes utopies, ce n’est pas à cause de leur importance intrinsèque qui est absolument nulle, mais seulement par égard pour quelques écrivains respectables qui, en désespoir de cause, ont voulu opposer ces fictions à l’idée de la vraie réunion des Églises.
Si le centre d’unité n’existe pas de droit divin, il faut que l’Église actuelle (qu’on considère cependant comme un corps complet), après avoir vécu dix-huit siècles, se crée elle-même la condition de son existence. C’est comme si l’on imposait à un corps humain tout fait, mais privé de cerveau, la tâche de se fabriquer cet organe central. Cependant puisque l’absurdité générale de la théorie ne frappe pas l’esprit de nos adversaires il nous faut entrer dans les détails de leurs projets.
En attribuant à l’un de ses pasteurs la primauté de juridiction, l’Église peut régler son choix ou bien sur des faits de l’histoire religieuse consacrés par la tradition ecclésiastique, ou bien sur des considérations d’ordre purement politique. Pour donner un simulacre de sanction religieuse à leurs prétentions nationales, les Grecs byzantins ont affirmé que leur Église avait été fondée par l’apôtre saint André qu’ils nomment Protoclète (le premier appelé). Le lien légendaire qui rattache Constantinople à cet apôtre ne pourrait, même s’il était plus solide[63], conférer à la ville impériale aucune prérogative ecclésiastique, puisque ni l’Écriture sainte, ni la tradition de l’Église n’attribue à saint André aucune espèce de primauté dans le collège apostolique. L’apôtre ne pouvait donc pas communiquer à son Église un privilège qu’il n’avait pas lui-même. Et en 451, lors du concile œcuménique de Chalcédoine, les évêques grecs, en voulant attribuer au siège de Constantinople la primauté en Orient et la seconde place dans l’Église Universelle après l’évêque de « la vieille Rome », se gardèrent bien de recourir à saint André, mais ils appuyèrent leur projet uniquement sur la dignité politique de la ville impériale (βασιλευούσα πόλις). Cet argument, qui est au fond le seul en faveur des prétentions byzantines, ne peut les justifier ni pour le passé ni pour l’avenir[64]. Si la primauté ecclésiastique tient à l’avantage de la basilevousa polis, alors l’ancienne Rome, qui n’avait plus cet avantage, devait aussi perdre dans l’Église la première place que personne cependant n’osa lui contester. Bien loin de là, ce fut au pape lui-même que les évêques grecs adressèrent leurs humbles supplications pour qu’il daignât confirmer la primauté relative et partielle du patriarche byzantin. — Quant à la question actuelle, si la primauté doit appartenir à celui des patriarches qui est préposé à la résidence de l’empereur orthodoxe, comment faire aujourd’hui qu’il n’y a pas d’empereur orthodoxe à Constantinople et qu’il n’y a pas de patriarche à Saint-Pétersbourg ? Mais supposons cette difficulté vaincue et Constantinople redevenue la ville régnante du monde orthodoxe, la résidence d’un empereur d’Orient, russe, grec ou gréco-russe, — ce ne serait pour l’Église qu’un retour au césaro-papisme du Bas-Empire. Nous savons, en effet, que la primauté factice du patriarche impérial a été le tombeau de la liberté et de l’autorité ecclésiastique en Orient. Ceux qui, pour éviter le césaro-papisme de Saint-Pétersbourg, voudraient le transporter à Constantinople ne font évidemment que se jeter dans le fleuve pour se préserver de la pluie.
Jérusalem, le centre sacré de la théocratie nationale de l’Ancien Testament, n’a aucun droit à la suprématie dans l’Église Universelle du Christ. La tradition nomme saint Jacques le premier évêque de Jérusalem. Or, saint Jacques, pas plus que saint André, n’avait aucune espèce de primauté dans l’Église apostolique et ne pouvait communiquer à son siège aucun droit exceptionnel. D’ailleurs, pendant longtemps, il n’a pas eu de successeur. À l’approche des légions de Vespasien, les chrétiens abandonnèrent la cité condamnée qui dans le siècle suivant perdit même son nom. La restauration accomplie par Constantin trouva le siège de saint Jacques subordonné hiérarchiquement à l’archevêque métropolitain de Césarée en Palestine (comme l’évêque de Byzance l’était jusqu’à 381 au métropolitain de Héraclée en Thrace). Même, dans la suite, Jérusalem ne fut longtemps qu’un patriarcat purement honoraire et, après avoir obtenu enfin une juridiction indépendante, elle n’occupa que la dernière place dans l’ordre des sièges patriarcaux. Aujourd’hui « la mère de toutes les Églises » est réduite à une coterie au service du phylétisme phanariote et poursuivant une politique exclusivement nationale. Pour faire de Jérusalem le centre hiérarchique de l’Église Universelle il faudrait déposséder la confrérie panhelléniste et créer ex nihilo un nouvel ordre de choses. Mais si même une telle création était d’une manière générale possible, il est évident qu’elle ne pourrait être réalisée que par la Russie au prix d’une rupture définitive avec les Grecs. Mais alors à quoi se réduirait-elle cette Église Universelle pour laquelle la Russie doit forger de toutes pièces un pouvoir central et indépendant ? Il n’y aurait même plus d’Église gréco-russe ; et le nouveau patriarche de Jérusalem ne serait au fond que le patriarche de toutes les Russies. Ce ne seront pas certes les Bulgares et les Serbes qui soutiendront l’indépendance ecclésiastique, et nous voilà donc de nouveau revenus à une Église nationale, dont le chef hiérarchique ne peut être qu’un sujet et un serviteur de l’État.
L’impossibilité manifeste de trouver ou de créer en Orient un centre d’unité pour l’Église Universelle nous impose le devoir de le chercher ailleurs. Avant tout il faut nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité — une partie organique du grand corps chrétien — et affirmer notre solidarité intime avec nos frères de l’Occident qui possèdent l’organe central qui nous manque. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité serait par lui-même un progrès immense pour nous et la condition indispensable de tout progrès ultérieur.
« André, frère de Simon Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu ce que Jean disait et qui avaient suivi Jésus. Il trouva le premier Simon son frère et lui dit : nous avons trouvé le Messie (ce qui veut dire l’Oint). Et il l’amena à Jésus. L’ayant regardé Jésus dit : Tu es Simon, fils de Jonas ; tu seras appelé Céphas (ce qui signifie Pierre). » (Ev. saint Jean, I, 41-43.)
L’église gréco-russe, nous l’avons vu, prétend à un patronage spécial de saint André. Le bienheureux apôtre, rempli de bienveillance pour son frère, le présente au Seigneur et reçoit de la bouche divine la première parole sur la destination future de Simon d’être la pierre de l’Église. On ne voit pas dans les évangiles ni dans les actes des apôtres que saint André ait jamais conçu quelque sentiment d’envie contre saint Pierre ou qu’il lui ait disputé sa primauté. En voulant justifier pour notre part la prétention de la Russie d’être l’église de saint André, nous tâcherons d’imiter son exemple et de nous pénétrer du même esprit de bienveillance et de solidarité religieuse envers la grande Église qui se rattache spécialement à saint Pierre. Cet esprit, en nous préservant de l’égoïsme local et national — source de tant d’erreurs — nous permettra de soumettre le dogme de la pierre ecclésiastique à l’essence même de la vérité divino-humaine, pour puiser en elle les raisons éternelles de ce dogme.
Il serait trop long d’examiner ici ou seulement d’énumérer toutes les doctrines et toutes les théories concernant l’Église et sa constitution. Mais si, dans ce problème fondamental de la religion positive, on tient à savoir la vérité pure et simple, on est frappé par la facilité providentielle que l’on trouve à l’apprendre. Tous les chrétiens étant parfaitement d’accord entre eux sur ce point : que l’Église a été instituée par le Christ, il s’agit de voir comment et dans quels termes Il l’a fait. Or il n’y a qu’un seul et unique texte évangélique qui parle directement, explicitement et formellement de l’institution de l’Église. Ce texte constitutif devient de plus en plus lumineux à mesure que l’Église elle-même développe en grandissant les formes déterminées de son organisation ; et aujourd’hui les adversaires de la vérité ne trouvent ordinairement rien de mieux que de tronquer la parole créatrice du Christ pour l’adapter à leur point de vue confessionnel[65].
« Jésus-Christ, étant arrivé aux confins de la Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : qui disent les hommes que Je suis, Moi le Fils de l’Homme ? — Et ils Lui répondirent : les uns — Jean-Baptiste ; les autres — Élie ; d’autres encore — Jérémie, ou l’un des prophètes. — Il leur dit : et vous, qui dites-vous que Je suis ? — Et, répondant, Simon Pierre dit : Tu es le Christ Fils du Dieu vivant. — Et, répondant, Jésus lui dit : Bienheureux es-tu, Simon bar Jonâ, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais Mon Père qui est aux cieux. Et Moi Je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai Mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Et Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. Et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ! » (Ev. saint Mathieu, XVI, 13-19 )
L’union du divin et de l’humain, qui est le but de la création, s’est accomplie individuellement (hypostatiquement) dans la personne unique de Jésus-Christ, « Dieu parfait et Homme parfait unissant les deux natures d’une manière parfaite sans confusion et sans division[66] ». L’œuvre historique de Dieu entre dorénavant dans une phase nouvelle. Il ne s’agit plus d’une unité physique et individuelle, mais d’une réunion morale et sociale. L’Homme-Dieu veut unir à Lui d’une union parfaite le genre humain plongé dans le péché et les erreurs. Comment procèdera-t-Il ? S’adressera-t-Il à chaque âme humaine séparément ? Se bornera-t-Il à un lien purement intérieur et subjectif ? Il répond non : Οίκοδομήσω τήν εκκλησίαν μου — j’édifierai Mon Église. C’est une œuvre réelle et objective qui nous est annoncée. Mais soumettra-t-Il cette œuvre à toutes les divisions naturelles du genre humain ? S’unira-t-Il à des nations particulières comme telles en leur donnant des Églises nationales indépendantes ? Non, puisque sa parole n’est pas : J’édifierai Mes Églises, mais Mon Église — τήν εκκλησίαν μου. L’humanité réunie à Dieu doit former un seul édifice social et il s’agit de trouver une base solide à cette unité.
Une union véritable est basée sur l’action réciproque de ceux qui s’unissent. L’acte de la vérité absolue qui se révèle dans l’Homme-Dieu (ou l’Homme parfait) doit rencontrer de la part de l’humanité imparfaite un acte d’adhésion irrévocable qui nous rattache au principe divin. Le Dieu incarné ne veut pas que sa vérité soit acceptée d’une manière passive et servile, Il demande, dans sa nouvelle dispensation, à être reconnu par un acte libre de l’humanité. Mais il faut en même temps que cet acte libre soit absolument dans le vrai, qu’il soit infaillible. Il s’agit donc de fonder dans l’humanité déchue un point fixe et inébranlable sur lequel l’action édificatrice de Dieu puisse s’appuyer immédiatement un point où la spontanéité humaine coïnciderait avec la Vérité divine dans un acte synthétique, purement humain quant à la forme et divinement infaillible pour le fond.
Dans la production de l’humanité physique et individuelle du Christ, l’acte de la toute-puissance divine n’exigeait pour son efficacité qu’une adhésion éminemment passive et réceptive de la nature féminine dans la personne de la Vierge Immaculée : l’édification de l’humanité sociale ou collective du Christ, de son corps universel (l’Église) demande moins et en même temps plus que cela. Moins — parce que la base humaine de l’Église n’a pas besoin d’être représentée par une personne absolument pure et immaculée, car il ne s’agit pas ici de créer un rapport substantiel et individuel ou une union hypostatique et complète des deux natures, mais seulement de fonder une conjonction actuelle et morale. Mais si ce lien nouveau (le lien entre le Christ et l’Église) est moins profond et moins intime que le précédent (celui entre le Verbe divin et la nature humaine dans la sein de la Vierge Immaculée), il est plus positif — humainement parlant — et plus vaste. Plus positif — parce que cette nouvelle conjonction dans l’Esprit et la Vérité demande une volonté virile qui va au-devant de la révélation et une intelligence virile qui donne une forme déterminée à la vérité qu’elle accepte. Ce nouveau lien est plus étendu — puisqu’en formant la base constitutive d’un être collectif il ne peut pas se borner à un rapport personnel, mais doit être perpétué comme une fonction sociale permanente.
Il fallait donc trouver dans l’humanité telle quelle ce point de cohésion active entre le divin et l’humain pour former la base ou la pierre fondamentale de l’Église chrétienne. Jésus dans sa prescience surnaturelle avait d’avance indiqué cette pierre. Mais pour nous montrer que Son choix est exempt de tout arbitraire, Il commence par chercher ailleurs le corrélatif humain de la vérité révélée. Il s’adresse d’abord au suffrage universel, Il veut voir s’Il ne peut pas être reconnu, accepté, affirmé par l’opinion de la foule humaine, par la voix du peuple : quem dicunt homines esse Filium Hominis — pour qui les hommes Me prennent-ils ? — Mais la vérité est une et identique, tandis que les opinions des hommes sont multiples et contradictoires. La voix du peuple qu’on prétend être la voix de Dieu n’a répondu que par des erreurs arbitraires et discordantes à la question de l’Homme-Dieu. Il n’y a pas de conjonction possible entre la Vérité et les erreurs ; l’humanité ne peut pas entrer en rapport avec Dieu par le suffrage universel, l’Église du Christ ne peut pas être fondée sur la démocratie.
L’affirmation humaine de la vérité divine ne se trouvant pas au moyen du suffrage universel, Jésus-Christ s’adresse à ses élus, au collège des apôtres, à ce concile œcuménique primordial : Vos autem quem me esse dicitis — et vous pour qui me prenez-vous ? Mais les apôtres se taisent. Quand il s’agissait tout à l’heure de présenter les opinions humaines les douze ont parlé tous ensemble : pourquoi laissent-ils la parole à un seul quand il s’agit d’affirmer la vérité divine ? Peut-être ne sont-ils pas tout à fait d’accord entre eux. Peut-être Philippe n’aperçoit-il pas bien le rapport essentiel entre Jésus et le Père céleste, peut-être Thomas a-t-il des doutes sur la puissance messianique de son maître ? Le dernier chapitre de saint Mathieu nous apprend que même sur la montagne de la Galilée où ils furent appelés par Jésus ressuscité, les apôtres ne se sont pas montrés unanimes et fermes dans leur foi : quidam autem dubitaverunt. (Math., XXVIII, 17.)
Pour que le concile témoigne unanimement de la vérité pure et simple il faut que le concile soit concilié. L’acte décisif doit être un acte absolument individuel, l’acte d’un seul. Ce n’est ni la foule des croyants ni le concile apostolique, c’est Simon bar Jonâ tout seul qui répond à Jésus. Respondens Simon Petrus dixit : Tu es Filius Dei vivi. Il répond pour tous les apôtres, mais il parle de son propre chef sans les consulter, sans attendre leur assentiment. Quand les apôtres avaient tout à l’heure répété les opinions de la foule qui suivait Jésus ils n’avaient répété que des erreurs ; si Simon n’avait voulu exprimer que les opinions des apôtres eux-mêmes peut-être n’aurait-il pas atteint la vérité pure et simple. Mais il a suivi l’impulsion de son esprit, la voix de sa propre conscience ; et Jésus en l’approuvant solennellement déclare que ce mouvement, tout individuel qu’il fût, provenait cependant du Père céleste, c’est-à-dire que c’était un acte humain et divin à la fois, une véritable conjonction entre l’Être absolu et le sujet relatif.
Le point ferme, la roche ou la pierre inébranlable pour y appuyer l’opération divino-humaine est trouvé. Un seul homme qui, assisté par Dieu, répond pour tout le monde, voici la base constitutive de l’Église universelle. Elle n’est fixée ni dans l’unanimité impossible de tous les croyants, ni dans l’accord toujours douteux d’un concile, mais dans l’unité réelle et vivante du prince des apôtres. Et, dans la suite, chaque fois que la question de la vérité sera posée devant l’humanité chrétienne, ce n’est ni du suffrage universel ni du conseil des élus qu’elle recevra sa solution déterminée et décisive. Les opinions arbitraires des hommes ne feront naître que des hérésies ; et la hiérarchie décentralisée et abandonnée à la merci du pouvoir séculier s’abstiendra de se manifester ou se manifestera par des conciles comme le brigandage d’Éphèse. Ce n’est que dans son union avec la pierre sur laquelle elle est fondée que l’Église pourra assembler de véritables conciles et, au moyen de formules authentiques, fixer la vérité. Ce n’est pas là une opinion, c’est un fait historique tellement imposant qu’en des époques solennelles il a été attesté par l’épiscopat oriental lui-même, tout jaloux qu’il était des successeurs de saint Pierre. Non seulement l’admirable traité dogmatique du pape saint Léon le Grand a été reconnu comme une œuvre de Pierre par les Pères grecs du quatrième concile œcuménique, mais c’est à Pierre aussi que le sixième concile rapporta la lettre du pape Agathon (qui était loin d’avoir la même autorité personnelle que Léon) : « Le chef et le prince des apôtres, disaient les pères orientaux, combattait avec nous… On voyait l’encre (de la lettre), et Pierre parlait par Agathon (Καί μέλαν έφάινετο, καί δί Αγαθώνος ό Πέτρος έφθένγετο)[67]. »
Et s’il en est autrement, si dans la manifestation active de la vérité l’Église universelle peut se passer de Pierre, qu’on nous explique donc ce mutisme singulier de l’épiscopat oriental — qui retient cependant la succession apostolique — après qu’il s’est séparé de la chaire de saint Pierre. Serait-ce un pur accident ? Un accident qui persiste depuis mille ans ! Aux anticatholiques qui ne veulent pas voir que leur particularisme les sépare de la vie universelle de l’Église nous n’avons qu’une seule proposition à faire : qu’ils réunissent sans le concours du successeur de saint Pierre un concile qu’ils puissent eux-mêmes reconnaître comme œcuménique, — et c’est alors seulement qu’il y aura lieu d’examiner s’ils ont raison.
Partout et toujours quand Pierre ne parle pas ce ne sont que les opinions humaines qui élèvent la voix, — et les apôtres se taisent. Mais Jésus-Christ n’a approuvé ni les sentiments vagues et discordants de la foule ni le silence de ses élus : c’est la parole ferme, décisive et autoritaire de Simon bâr-Jonâ qu’Il a ratifiée. N’est-il pas évident que cette parole qui a satisfait le Seigneur n’avait besoin d’aucune confirmation humaine ? qu’elle retenait toute sa valeur ? etiam sine consensu Ecclesiæ[68]. Ce n’est pas au moyen d’une délibération collective, c’est avec l’assistance immédiate du Père céleste (comme Jésus-Christ lui-même l’a attesté) que Pierre a formulé le dogme fondamental de notre religion ; et sa parole a déterminé la foi des chrétiens par sa propre force et non pas par le consentement des autres — ex sese, non autem ex consensu Ecclesiæ.
Aux incertitudes de l’opinion la parole de Pierre oppose la fermeté et l’unité de la vraie foi ; à l’étroitesse des sentiments nationaux concernant le Messie, reproduits par les apôtres, elle oppose l’idée messianique dans sa forme absolue et universelle. L’idée du Messie qui a crû sur le terrain de la conscience nationale d’Israël tend à dépasser ce terrain dans les visions des prophètes postérieurs à l’Exil. Mais le sens réel de ces visions pleines de mystères et d’énigmes était à peine deviné par les écrivains inspirés eux-mêmes. Quant à l’opinion publique des Juifs elle restait exclusivement nationaliste et ne pouvait voir dans le Christ qu’un grand prophète national (comme Élie, Jérémie, Jean-Baptiste) ou tout au plus un dictateur tout-puissant, libérateur et chef du peuple élu, comme Moïse ou David. Telle était l’opinion la plus exaltée que le peuple qui suivait Jésus professait à son égard ; et nous savons que les élus eux-mêmes, jusqu’à la fin de sa vie terrestre, partageaient ces sentiments populaires (Ev. Luc, XXIV, 19-21). Ce n’est que dans la confession de Pierre que l’idée messianique se dégage de tout élément nationaliste et revêt pour la première fois sa forme universelle définitive. « Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. » Il ne s’agit plus d’un prophète ou d’un roi national ; le Messie n’est plus un second Moïse ou un second David. Il porte désormais le nom unique de Celui qui, pour être le Dieu d’Israël, n’en est pas moins le Dieu de toutes les nations.
Cette confession de Pierre en s’élevant au-dessus du nationalisme juif a inauguré l’Église Universelle de la Nouvelle Alliance. Et c’est une raison de plus pour que Pierre soit le fondement de la Chrétienté et pour que le souverain pouvoir hiérarchique qui, lui seul, a toujours maintenu le caractère universel ou international de l’Église, soit le véritable héritier de Pierre et le possesseur réel de tous les privilèges que le Christ a accordés au prince des apôtres.
« Et moi, je te dis que tu es Pierre », etc.
Des trois attributs qui, selon ce texte constitutif, appartiennent de droit divin au prince des apôtres (1° la vocation d’être la base de l’édifice ecclésiastique par la profession infaillible de la vérité ; 2° la possession du pouvoir des clefs, et 3° le pouvoir de lier et de délier), ce n’est que le dernier qui lui est commun avec les autres apôtres. Tous les orthodoxes[69] sont d’accord que ce pouvoir apostolique de lier et de délier n’a pas été attribué aux douze comme à des personnes privées ou à titre de privilège passager, mais qu’il est l’origine et la source authentique d’un droit sacerdotal perpétuel qui a passé des apôtres à leurs successeurs dans l’ordre hiérarchique — aux évêques et aux prêtres de l’Église Universelle. Mais, s’il en est ainsi, les deux premières attributions attachées d’une manière encore plus solennelle et plus significative à saint Pierre en particulier ne peuvent être non plus des privilèges privés et accidentels[70]. Cela serait d’autant plus impossible qu’au premier de ces privilèges le Seigneur a expressément rattaché la permanence et la stabilité de son Église dans sa lutte future contre les puissances du mal.
Si le pouvoir de lier et de délier accordé aux apôtres n’est pas une simple métaphore ni un attribut purement personnel et passager, s’il est au contraire le germe réel et vivant d’une institution universelle et perpétuelle embrassant toute l’existence de l’Église, comment les avantages particuliers de saint Pierre proclamés en termes explicites et solennels, — comment pourraient-ils être des métaphores sans conséquence ou des privilèges personnels et temporaires ? Ne doivent-ils pas aussi s’appliquer à une institution fondamentale et permanente, dont le personnage historique de Simon bâr Jonâ n’est que le représentant principal et typique ? L’Homme-Dieu ne fondait pas des institutions passagères. Dans ses élus Il voyait au travers et au delà de leur individualité mortelle les principes et les types permanents de son œuvre. Ce qu’Il disait au collège apostolique embrassait l’ordre sacerdotal, l’Église enseignante dans sa totalité. La parole sublime qu’Il adressa à Pierre seul créait dans la personne de cet apôtre unique le pouvoir souverain et indivisible de l’Église Universelle dans toute sa durée et dans tout son développement à travers les siècles futurs. Et si ce n’est pas au pouvoir commun des apôtres que le Christ a voulu rattacher l’institution formelle de son Église et la garantie de sa permanence (puisqu’il n’a pas été dit au collège apostolique : sur vous j’édifierai Mon Église), cela prouve évidemment que le Seigneur n’a pas considéré l’ordre épiscopal et sacerdotal (représenté par les apôtres en commun) comme suffisant par lui-même pour constituer la base inébranlable de l’Église Universelle dans sa lutte inévitable contre les portes de l’Enfer. C’est à la lutte contre le mal que Jésus pensait avant tout en fondant son Église visible ; et pour assurer à son œuvre l’union qui donne la force, Il a préposé à l’ordre hiérarchique une institution unique et centrale absolument indivisible et indépendante, possédant de son propre chef la plénitude des pouvoirs et des promesses : tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai Mon Église ; et les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle.
Tous les raisonnements en faveur du pouvoir central et souverain de l’Église Universelle auraient une valeur fort médiocre à nos propres yeux s’ils n’étaient que des raisonnements. Mais ils tiennent à un fait divino-humain qui s’impose à la foi chrétienne en dépit de toutes les interprétations artificielles par lesquelles on voudrait le supprimer.
Notre tâche n’est pas d’exposer la nécessité abstraite d’une institution qui a reçu du Christ une actualité vivante.
Quand les théologiens orientaux nous démontrent la nécessité de l’ordre hiérarchique dans l’Église en général, leurs arguments ne sauraient nous convaincre sans le fait évangélique primitif : — le choix des douze apôtres pour l’instruction de tous les peuples jusqu’à la fin des siècles. De même quand nous voulons prouver la nécessité d’un centre indivisible de la hiérarchie elle-même, c’est le fait de l’élection spéciale de Pierre pour servir de point d’appui humain à la vérité divine dans sa lutte perpétuelle contre les portes de l’enfer, — c’est le fait de cette élection unique qui donne une base inébranlable à tous nos raisonnements.
Si l’on entend par Église la réunion parfaite de l’humanité avec Dieu, le règne absolu de l’amour et de la vérité, on ne peut admettre dans l’Église aucun pouvoir et aucune autorité. Tous les membres de ce Royaume Céleste sont des prêtres et des rois absolument égaux entre eux sous ce rapport, et le seul et unique centre d’unité est ici Jésus-Christ Lui-même. Mais ce n’est pas dans ce sens-là que nous parlons de l’Église puisque ce n’est pas dans ce sens-là que le Christ en a parlé. L’Église parfaite, l’Église triomphante, le règne de la gloire supposent la puissance du mal et les portes de l’Enfer définitivement supprimées, et c’est cependant pour combattre les portes de l’Enfer que le Christ édifie son Église visible et c’est pour cette fin qu’il lui donne un centre d’unité humain et terrestre quoique toujours assisté de Dieu.
Si l’on ne veut pas tomber dans les extrêmes opposés d’un matérialisme aveugle ou d’un idéalisme impuissant, on est forcé d’admettre que les besoins de la réalité et les exigences de l’idéal s’accordent et vont ensemble dans l’ordre établi par Dieu. Pour représenter dans l’Église le principe idéal de l’humanité et de la concorde, Jésus-Christ institue, comme type originel du gouvernement conciliaire, le collège ou le concile primordial des douze apôtres égaux entre eux et unis par l’amour fraternel. Pour qu’une telle unité idéale puisse être réalisée dans tous les lieux et dans tous les temps ; pour que le concile des chefs ecclésiastiques puisse partout et toujours triompher de la discorde et faire aboutir la variété des opinions privées à l’uniformité des décrets publics ; pour que les débats puissent finir et l’unité de l’Église se manifester réellement, pour ne pas exposer cette unité aux accidents des conventions humaines, — pour ne pas édifier Son Église sur ce sable mouvant, l’Architecte divin découvre la Pierre solide, la Roche inébranlable de la monarchie ecclésiastique et Il fixe l’idéal de l’unanimité en le rattachant à un pouvoir réel et vivant.
La pierre de l’Église, nous dit-on, c’est le Christ — vérité qui n’a jamais été contestée par aucun chrétien. Mais il ne serait guère raisonnable — s’il était sincère — le zèle de ceux qui, pour défendre le Christ d’une injure imaginaire, s’obstinent à méconnaître sa volonté réelle et à renier l’ordre qu’il a établi avec tant d’évidence. Car Il a non seulement déclaré que la pierre de Son Église est Simon, l’un de ses apôtres, mais pour nous imposer avec plus de force cette nouvelle vérité, pour la rendre plus expressive et plus évidente, Il fait de cette vocation — d’être la pierre de l’Église — le nom propre et permanent de Simon.
Voilà donc deux vérités également incontestables : le Christ est la pierre de l’Église, et Simon bâr Jonâ est la pierre de l’Église. Si c’est une contradiction, elle ne s’arrête pas ici. Car nous voyons ce même Simon-Pierre, qui seul a reçu du Christ cet attribut exceptionnel, proclamer cependant dans une de ses épîtres que tous les croyants sont des pierres vivantes de l’édifice divino-humain (prima Petri, II, 4,5). La pierre unique de l’Église — c’est Jésus ; mais, si nous en croyons Jésus, la pierre par excellence de son Église — c’est le coryphée des apôtres ; et si nous voulons en croire celui-ci, la pierre de l’Église — c’est chaque vrai croyant.
À la contradiction apparente de ces trois vérités, nous n’avons qu’à opposer leur accord réel et logique. Jésus-Christ, la seule pierre du Royaume de Dieu dans l’ordre purement religieux ou mystique, pose le prince des apôtres et son pouvoir permanent comme la pierre fondamentale de l’Église dans l’ordre social, pour la communauté des chrétiens ; et chaque membre de cette communauté, unie au Christ et demeurant dans l’ordre par Lui établi, devient un élément individuel constitutif, une pierre vivante de cette Église — qui a Jésus-Christ comme fondement mystique et (actuellement) invisible et le pouvoir monarchique de Pierre comme fondement social et visible. La distinction essentielle de ces trois termes ne fait que mieux ressortir leur union intime dans l’existence réelle de l’Église qui ne saurait se passer ni du Christ, ni de Pierre, ni de la multitude des fidèles. Pour voir dans l’idée de ce triple rapport une contradiction quelconque, il faut l’y mettre d’avance en prêtant aux trois termes fondamentaux un sens absolu et exclusif qui ne leur est nullement propre.
On oublie, en effet, que le terme « pierre (c’est-à-dire fondement) de l’Église » est un terme de relation et que le Christ ne peut être la pierre de l’Église que dans son union déterminée avec l’humanité qui constitue l’Église ; et puisque cette union, dans l’ordre social, est effectuée en premier lieu par un rapport central que le Christ Lui-même a rattaché à saint Pierre, il est évident que ces deux pierres — le Messie et son principal apôtre — loin de s’exclure mutuellement ne font que deux termes indivisibles d’un rapport unique. Quant à ce qui regarde la pierre ou les pierres du troisième ordre — la multitude des croyants — s’il est dit que chaque fidèle peut devenir une pierre vivante de l’Église, il n’est pas dit que chacun le devienne par lui-même ou en se séparant du Christ et du pouvoir fondamental qu’il a établi.
La base de l’Église, pour parler d’une manière tout à fait générale, c’est la réunion du divin et de l’humain. Cette base (la pierre) nous la trouvons en Jésus-Christ en tant qu’il réunit hypostatiquement la divinité avec la nature humaine immaculée ; cette base nous la retrouvons aussi dans chaque vrai chrétien en tant qu’il se réunit au Christ par les sacrements, la foi et les bonnes œuvres. Mais ne voyons-nous pas que ces deux modes de réunion entre le divin et l’humain (la réunion hypostatique dans la personne du Christ et la réunion individuelle du croyant avec le Christ) ne suffisent pas encore à constituer l’unité spécifique de l’Église dans le sens strict du mot — l’Église comme un être social et historique ? L’incarnation du Verbe est un fait mystique et non pas un principe social ; la vie religieuse individuelle ne donne pas plus une base suffisante à la société chrétienne : on peut vivre saintement en restant seul dans le désert. Et si néanmoins dans l’Église, outre la vie mystique et la vie individuelle, il y a encore la vie sociale — il faut bien que cette vie sociale ait une forme déterminée basée sur un principe d’unité qui lui soit propre. Et quand nous disons que ce principe spécifique de l’unité sociale de l’Église n’est immédiatement ni Jésus-Christ, ni la masse des croyants, mais le pouvoir monarchique de Pierre au moyen duquel Jésus-Christ a voulu se réunir à l’humanité comme à un être social et politique — notre sentiment est confirmé par ce fait remarquable que l’attribut d’être la pierre de l’Église n’a conservé la valeur d’un nom propre et permanent que pour le prince des apôtres, qui est ainsi lui seul la pierre de l’Église dans le sens spécial et strict de ce terme — la base unifiante de la société chrétienne historique.
Trois fois seulement dans toute l’histoire sacrée (des deux Testaments), il est arrivé que le Seigneur a changé Lui-même le nom d’un homme. Quand Abraham, par une foi sans bornes, se dévoua au Dieu vivant, Dieu, en changeant son nom, le proclama père de tous les croyants (« père de la multitude »). Quand Jacob, dans une lutte mystérieuse, opposa au Dieu vivant toute l’énergie de l’esprit humain, Dieu lui donna un nom nouveau qui le signala comme père immédiat de ce peuple singulier et unique qui a lutté et qui lutte encore avec son Dieu. Quand le descendant d’Abraham et de Jacob, Simon bar Jonâ, réunit en lui l’initiative énergique de l’esprit humain et l’assistance infaillible du Père céleste pour affirmer la vérité divino-humaine, l’Homme-Dieu changea son nom et le mit à la tête des nouveaux croyants et du nouvel Israël. Abraham, le type de la théocratie primitive, représente l’humanité qui se dévoue et s’abandonne à Dieu ; Jacob, le type de la théocratie nationale juive, représente l’humanité qui commence à s’opposer à Dieu ; enfin, Simon-Pierre, le type de la théocratie universelle et définitive, représente l’humanité qui répond à son Dieu, qui l’affirme librement et se rattache à Lui par un lien réciproque et indissoluble. La foi illimitée en Dieu, qui a fait d’Abraham le père de tous les croyants, s’est réunie en Pierre à l’affirmation active de la force humaine, qui avait signalé Jacob-Israël ; le prince des apôtres a reflété dans le miroir terrestre de son esprit cette harmonie du divin et de l’humain dont il voyait dans son maître la perfection absolue ; et il est devenu par là le premier-né et l’héritier par excellence de l’Homme-Dieu, le père spirituel de la nouvelle génération chrétienne, la pierre fondamentale de cette Église Universelle qui est l’accomplissement et la perfection de la religion abrahamite et de la théocratie d’Israël.
Ce n’est pas comme apôtre que Simon a dû changer de nom. Ce changement annoncé d’avance n’a pas eu lieu lors de l’élection et de la mission solennelle des douze. Et ceux-ci, excepté Simon seul, ont conservé dans l’apostolat leurs noms propres ; aucun d’eux n’a reçu du Seigneur une appellation nouvelle et permanente d’une signification générale et supérieure[71].
Hormis Simon, tous les apôtres ne se distinguent entre eux que par leurs caractères naturels, par leurs qualités et leurs destinées individuelles, ainsi que par des différences ou des nuances de sentiment personnel que leur maître pouvait avoir à leur égard. Au contraire, le nom nouveau et significatif que Simon seul reçoit en dehors de l’apostolat commun ne dénote ni un trait quelconque de son caractère naturel ni une affection personnelle du Seigneur pour lui, mais ce nom tient uniquement au rôle tout à fait à part que le fils de Jonâ est appelé à remplir dans l’Église du Christ. Il ne lui a pas été dit : Tu es Pierre parce que je te préfère aux autres ou parce que tu as naturellement un caractère ferme et solide (ce qui ne serait pas d’ailleurs tout à fait conforme à la vérité), mais : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église.
La profession de Pierre, qui par une adhésion spontanée et infaillible rattachait l’humanité au Christ et fondait l’Église libre du Nouveau Testament, n’étant pas une simple manifestation de son caractère habituel, ne pouvait être non plus un élan accidentel et passager de son âme. Peut-on admettre en effet que pour un tel élan, pour un moment d’enthousiasme, non seulement le nom fût changé à Simon comme autrefois à Abraham et à Jacob, mais que ce changement eût été prédit longtemps à l’avance comme devant arriver infailliblement, ce qui lui donnait une place marquée dans les plans du Seigneur ? Et qu’y a-t-il de plus grave dans l’œuvre messianique que la fondation de l’Église Universelle, expressément rattachée à Simon transformé en Pierre ? La supposition que le premier décret dogmatique de saint Pierre n’émanât que de sa personnalité purement humaine et privée est du reste rendue absolument impossible par le témoignage direct et explicite du Christ : Ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon père qui est aux cieux. C’était donc un acte sui generis que cette profession de Pierre — un acte par lequel l’être moral de l’apôtre est entré dans un rapport particulier avec la Divinité ; et grâce à ce rapport la parole humaine a pu manifester infailliblement la vérité absolue du Verbe et créer une base inébranlable à l’Église Universelle. Et, comme pour enlever toute espèce de doute à ce sujet, le récit inspiré de l’Évangile ne tarde pas à nous montrer ce même Simon, naguère proclamé par Jésus la Pierre de l’Église et le porte-clefs du Royaume céleste, abandonné ensuite à ses propres forces et parlant — d’ailleurs avec les meilleures intentions du monde, mais sans l’assistance divine, — dans l’esprit de sa personnalité naturelle et privée. « Et après cela Jésus commença d’exposer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem et souffrir beaucoup de la part des anciens et des scribes et des princes des prêtres, être mis à mort, ressusciter le troisième jour. Et Pierre l’ayant pris à part commença de le réfuter en disant : Que cela soit loin de toi, Seigneur, cela ne t’arrivera pas. — Et lui en se retournant dit à Pierre : Va-t’en, Satan, tu es un scandale pour moi, car tu n’entends pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes. » (Év. Math., XVI, 21-23.)
Ira-t-on, avec nos polémistes gréco-russes, opposer ce texte à celui qui précède pour détruire les paroles du Christ les unes par les autres ? Faut-il croire que la vérité incarnée ait si vite changé d’opinion et supprimé tout d’un coup ce qu’elle venait à peine d’énoncer ? Et, d’un autre côté, comment concilier le « Bienheureux » et le « Satan » ? Comment admettre que la « pierre de scandale » pour le Seigneur Lui-même soit la pierre de son Église inébranlable aux portes de l’Enfer ? Que celui qui ne pense qu’aux choses humaines reçoive les révélations du Père céleste et obtienne les clefs du Royaume de Dieu ?
Il n’y a qu’un seul moyen d’accorder ces textes que l’évangéliste inspiré n’a pas juxtaposés sans raison. Simon Pierre, comme pasteur et docteur suprême de l’Église Universelle, assisté de Dieu et parlant pour tous — est le témoin fidèle et l’explicateur infaillible de la vérité divino-humaine ; il est en cette qualité la base inébranlable de la maison de Dieu et le porte-clefs du Royaume céleste. Le même Simon Pierre, comme personne privée parlant et agissant par ses forces naturelles et par son entendement purement humain, peut dire et faire des choses indignes, scandaleuses et même sataniques. Mais les défauts et les péchés personnels sont passagers, tandis que la fonction sociale du monarque ecclésiastique est permanente. « Satan » et le « scandale » ont disparu, mais Pierre est resté.
L’existence de toute société humaine étant déterminée par les idées et les institutions, le bien-être et le progrès social dépendent principalement de la vérité des idées qui dominent dans la société et du bon ordre qui règne dans son gouvernement. L’Église comme société directement voulue et fondée par Dieu doit posséder ces deux qualités à un degré éminent ; les idées religieuses qu’elle professe doivent être infailliblement vraies ; et sa constitution doit réunir la plus grande stabilité à la plus grande puissance d’action dans la direction voulue.
L’Église est avant tout une société établie sur la vérité. La vérité fondamentale de l’Église c’est l’unité du divin et de l’humain, le Verbe fait Chair, le Fils de l’Homme reconnu comme le Christ, Fils du Dieu vivant. Sous un aspect purement objectif la pierre de l’Église est ainsi le Christ lui-même, la vérité incarnée. Mais pour être réellement fondée sur la vérité, l’Église, comme société humaine, doit être réunie à cette vérité d’une manière déterminée.
Puisque la vérité n’a pas d’existence immédiatement manifeste et extérieurement obligatoire dans ce monde des apparences, l’homme ne peut se réunir à elle que par la foi qui nous rattache à la substance intérieure des choses et présente à notre esprit tout ce qui n’est pas visible extérieurement. On peut donc affirmer, du point de vue subjectifs que c’est la foi qui constitue la base ou la « pierre » de l’Église. Mais quelle foi ? La foi de qui ? Le simple fait d’une foi subjective chez telle ou telle personne ne suffit pas. La foi privée la plus forte et la plus sincère peut nous mettre en rapport non seulement avec la substance invisible de la vérité et du souverain Bien, mais aussi avec la substance invisible du mal et du mensonge, ce qui est abondamment prouvé par l’histoire des religions. Pour être vraiment rattaché par la foi à son objet désirable — la vérité absolue, — il faut être conforme à cette vérité.
La vérité de l’Homme-Dieu, c’est-à-dire l’unité parfaite et vivante de l’absolu et du relatif, de l’infini et du fini, du Créateur et de la créature — cette vérité par excellence ne peut se borner à un fait historique, mais elle révèle, au moyen de ce fait, un principe universel qui contient tous les trésors de la sagesse et embrasse tout dans son unité.
La vérité objective de la foi étant universelle, et le véritable sujet de la foi devant être conforme à son objet, il suit que le sujet de la vraie religion est nécessairement universel. Ce n’est pas à l’homme individuel et isolé, c’est à l’humanité entière dans son unité que peut appartenir la vraie foi ; et l’individu ne peut y participer que comme un membre vivant du corps universel. Mais l’unité réelle et vivante du genre humain n’étant pas immédiatement donnée dans l’ordre physique, elle doit être créée dans l’ordre moral. Les bornes de l’individualité finie qui s’affirme exclusivement, les bornes de l’égoïsme naturel, doivent être brisées par l’amour pour rendre l’homme conforme à Dieu qui est l’amour. Mais cet amour qui doit transformer les fractions discordantes du genre humain en une unité réelle et vivante— l’Église Universelle — cet amour ne peut pas être un sentiment vague, purement subjectif et impuissant : il faut qu’il se traduise par une action constante et déterminée qui donne au sentiment intérieur une réalité objective. Quel est donc l’objet réel de cet amour actif ? L’amour naturel, ayant pour objet les êtres qui nous sont le plus proches, crée une unité collective réelle — la famille ; l’amour naturel plus étendu, qui a pour objet tous les gens d’un même pays et d’une même langue, crée une unité collective plus vaste et plus compliquée, mais toujours réelle— la cité, l’État, la nation[72]. L’amour qui doit créer l’unité religieuse du genre humain, ou l’Église Universelle, doit dépasser les limites de la nationalité et avoir pour objet la totalité des êtres humains. Mais le rapport actif entre la totalité du genre humain et l’individu n’ayant pas pour base, dans ce dernier, un sentiment naturel analogue à celui qu’inspire la famille ou la patrie, — ce rapport se réduit nécessairement (pour le sujet particulier) à l’essence purement morale de l’amour, c’est-à-dire à l’abdication libre et consciente de la propre volonté, de l’égoïsme individuel familial et national. L’amour envers la famille et l’amour envers la nation sont en premier lieu des faits naturels qui peuvent en second lieu produire des actes moraux ; l’amour envers l’Église est essentiellement un acte moral — l’acte de soumettre la volonté particulière à la volonté universelle. Mais pour que la volonté universelle ne soit pas une fiction, il faut qu’elle soit toujours réalisée dans un être déterminé. La volonté de tous n’étant pas une unité réelle, puisque tous ne se trouvent pas immédiatement d’accord entre eux, il faut un moyen pour les accorder, c’est-à-dire une volonté unique qui puisse unifier toutes les autres. Il faut que chacun puisse s’unir effectivement à l’ensemble du genre humain (manifester positivement son amour envers l’Église) en rattachant sa volonté à une volonté unique non moins réelle et vivante que la sienne, mais en même temps universelle et à laquelle toutes les autres volontés doivent être également soumises. Mais on ne peut admettre une volonté sans celui qui veut et qui manifeste son vouloir ; et tant que tous ne sont pas immédiatement un, force nous est de nous unir à tous dans la personne d’un seul pour pouvoir participer à la vraie foi universelle.
Puisque chaque homme en particulier ne peut, pas plus que l’humanité entière dans son état naturel de division, être le sujet propre de la foi universelle, il faut que cette foi soit manifestée par un seul qui représente l’unité de tous. Chacun, en prenant cette foi vraiment universelle pour règle de sa propre foi, produit par là un acte réel de soumission ou d’amour envers l’Église, — acte qui le rend conforme à la vérité universelle révélée à l’Église. En aimant tous dans un seul (puisqu’on ne peut pas les aimer autrement), chacun participe à la foi de tous déterminée par la foi divinement assistée d’un seul ; et ce lien permanent, cette unité si large et cependant si ferme, si vivante et cependant si immuable, fait de l’Église Universelle un être moral collectif, une société véritable, beaucoup plus vaste et plus compliquée mais non moins réelle qu’une nation ou un État. L’amour pour l’Église est manifesté par une adhésion constante à sa volonté et à sa pensée vivante représentées par les actes publics du chef ecclésiastique suprême. Cet amour qui dans son origine n’est qu’un acte de morale pure, l’accomplissement d’un devoir par principe (l’obéissance à l’impératif catégorique selon la terminologie kantienne), peut et doit devenir la source de sentiments et d’affections non moins puissants que l’amour filial ou le patriotisme. Ceux qui, tout en voulant fonder l’Église sur l’amour, ne voient l’unité ecclésiastique universelle que dans une tradition cristallisée et privée depuis onze siècles de tous les moyens de s’affirmer réellement, devraient prendre en considération qu’il est impossible d’aimer d’un amour vivant et actif — un souvenir archéologique, un fait éloigné qui, comme les sept conciles œcuméniques, est absolument inconnu des masses et ne peut parler qu’aux érudits. L’amour pour l’Église n’a de sens réel que chez ceux qui reconnaissent toujours à l’Église un représentant vivant, un père commun de tous les fidèles susceptible d’être aimé comme l’est un père dans sa famille ou le chef de l’État dans un pays monarchique.
Le caractère formel de la vérité est de ramener à une unité harmonieuse les multiples éléments du réel. Ce caractère ne manque pas à la vérité par excellence, à la vérité de l’Homme-Dieu qui dans son unité absolue embrasse toute la plénitude de la vie divine et humaine. Au Christ, à l’être un, centre de tous les êtres, doit correspondre l’Église — collectivité aspirant à l’unité parfaite. Et tant que cette unité intérieure et parfaite de tous n’est pas réalisée, tant que la foi de chacun n’est pas encore en elle-même la foi de tous, — tant que l’unité de tous n’est pas manifestée immédiatement par chacun, elle doit être effectuée par le moyen d’un seul.
La vérité universelle parfaitement réalisée dans un seul (le Christ) attire à elle la foi de tous déterminée infailliblement par la voix d’un seul (le pape). En dehors de cette unité, nous l’avons vu, l’opinion de la multitude peut être erronée et la foi des élus eux-mêmes peut demeurer indécise. Mais ce n’est pas une fausse opinion ni une foi vacillante, c’est une foi infaillible et déterminée qui, en réunissant le genre humain à la vérité divine, constitue la base inébranlable de l’Église Universelle. Cette base, c’est la foi de Pierre vivant dans ses successeurs, — une foi qui est personnelle pour se manifester aux hommes et qui (par l’assistance divine) est surhumaine pour être infaillible. Et — nous ne cesserons de le répéter — si l’on croit que ce centre d’unité permanent n’est pas nécessaire, qu’on essaie seulement de manifester sans lui l’unité vivante de l’Église Universelle, qu’on essaie de produire sans lui un acte ecclésiastique intéressant la chrétienté entière, qu’on essaie de donner une réponse décisive et autoritaire à l’une des questions qui désunissent les consciences chrétiennes ! Mais on voit bien que les successeurs actuels des apôtres à Constantinople ou à Pétersbourg imitent le silence des apôtres eux-mêmes à Césarée de Philippe……
Résumons en quelques mots les réflexions précédentes. L’Église Universelle est basée sur la vérité affirmée par la foi. La vérité étant une, la vraie foi doit l’être aussi. Et cette unité de foi n’existant pas actuellement et immédiatement dans la totalité des croyants (puisque tous ne sont pas unanimes en matière de religion), doit résider dans l’autorité légale d’un seul chef, garantie par l’assistance divine et acceptée par l’amour et la confiance de tous les fidèles. Voilà la pierre sur laquelle le Christ a fondé son Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.
Comme s’il ne voulait laisser aucun doute possible sur l’intention et la portée de ses paroles concernant la pierre de l’Église, Jésus les complète en conférant explicitement le pouvoir des clefs, l’intendance suprême de son Royaume, au pouvoir fondamental de l’Église, institué dans la personne de Simon Pierre. « Et je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. » Ici il nous faut tout d’abord écarter un contre-sens que nos polémistes « orthodoxes » attribuent à Jésus-Christ. Pour effacer le plus possible la différence entre Pierre et les autres apôtres, on affirme que le pouvoir des clefs n’est autre chose que le pouvoir de lier et de délier. Après avoir dit : « Je te donnerai les clefs » Jésus aurait répété la même promesse en d’autres termes. Mais quand on parle de clefs, il faudrait dire fermer et ouvrir et non lier et délier, comme nous lisons en effet dans l’apocalypse (pour nous borner seulement au Nouveau Testament) : ’Ο εχων την κλειν Δαυιδ, ο ανοιγων και ουδεις κλεισει, και κλειων και ουδεις ανοιγει. (Celui qui a la clef de David, Celui qui ouvre et personne ne ferme, et qui ferme et personne n’ouvre. (Apoc., III, 7). On peut fermer et ouvrir une chambre, une maison, une ville, mais on ne peut lier et délier que les êtres et les objets particuliers qui se trouvent dans la chambre, dans la maison, dans la ville. Le texte évangélique qui est en question est une métaphore, mais une métaphore n’est pas nécessairement une absurdité. L’image des clefs du Royaume (de la résidence royale — bêth-ha-mélék) doit nécessairement représenter un pouvoir plus vaste et plus général que l’image de lier et de délier.
Le pouvoir spécial de lier et de délier ayant été donné à Pierre dans les mêmes termes que ceux dans lesquels il a été conféré plus tard aux autres apôtres (Mathieu, XVIII, 18), il est aisé de voir par le contexte de ce dernier chapitre que ce pouvoir inférieur ne regarde que les cas individuels (« si ton frère pèche contre toi, etc. »), ce qui correspond parfaitement au sens de la métaphore employée par l’Évangile. Les cas de conscience personnels et les destinées des âmes individuelles tombent seules sous le pouvoir de lier et de délier qui a été donné aux autres apôtres après Pierre. Quant au pouvoir des clefs du Royaume, conféré uniquement à Pierre, il ne peut (d’après le sens précis de notre texte ainsi que d’après l’analogie biblique) se rapporter qu’à la totalité de l’Église en signifiant un pouvoir suprême social et politique, le gouvernement général du Royaume de Dieu sur la terre. On ne doit ni séparer de l’organisation de l’Église Universelle la vie de l’âme chrétienne ni la confondre avec cette organisation. Ce sont là deux ordres de choses différents quoique intimement liés ensemble.
Comme la doctrine de l’Église n’est pas un simple composé de croyances personnelles, de même le gouvernement de l’Église ne peut être réduit à la direction des consciences individuelles et de la vie morale privée. Basée sur l’unité de la foi, l’Église Universelle, comme un corps social réel et vivant, doit manifester encore une unité d’action, suffisante pour réagir avec succès à chaque moment de son existence historique contre les efforts réunis des puissances ennemies qui veulent la détruire en la divisant. L’unité d’action pour un corps social vaste et compliqué suppose tout un système de fonctions organiques subordonnées à un centre commun qui puisse les faire mouvoir à chaque moment donné dans la direction voulue. Comme l’unité de la foi orthodoxe est définitivement garantie par l’autorité dogmatique d’un seul qui parle pour tous, de même l’unité de l’action ecclésiastique est nécessairement conditionnée par le pouvoir dirigeant d’un seul, s’étendant sur toute l’Église. Mais dans l’Église une et sainte, basée sur la vérité, le gouvernement ne saurait être séparé de la doctrine ; et le pouvoir central et suprême dans l’ordre ecclésiastique ne peut appartenir qu’à celui qui, par une autorité divinement assistée, représente et manifeste, dans l’ordre religieux, l’unité de la vraie foi.
C’est pour cela que les clefs du Royaume n’ont été données qu’à celui qui est, par sa foi, la Pierre de l’Église.
L’Église est non seulement la réunion parfaite des hommes avec Dieu dans le Christ, elle est encore l’ordre social que la volonté suprême a établi pour accomplir en lui et par lui cette union divino-humaine. Basée sur la vérité éternelle, l’Église est non seulement la perfection de la vie — dans l’avenir — elle a été aussi dans le passé et elle est encore dans le présent la voie qui mène à cette perfection idéale. L’existence sociale de l’humanité sur la terre ne peut rester en dehors de la nouvelle union du divin et de l’humain réalisée dans le Christ. Si les éléments de notre vie matérielle elle-même sont transformés et sanctifiés dans les sacrements, comment serait-il possible que l’ordre social et politique, qui est une forme essentielle de l’existence humaine, soit abandonné sans défense à la lutte des intérêts égoïstes, au jeu des passions meurtrières, au conflit des opinions fallacieuses ? L’homme étant nécessairement un être social, le but définitif de l’opération divine dans l’humanité est la création d’une société universelle parfaite. Mais ce n’est pas une création ex nihilo, La matière de la société parfaite est donnée, c’est la société imparfaite, l’humanité telle quelle. Elle n’est ni exclue ni supprimée par le Royaume de Dieu, elle est au contraire attirée dans la sphère de ce Royaume pour être régénérée, sanctifiée, transfigurée. Quand il s’agit de rattacher au Christ l’être individuel de l’homme, la religion ne se contente pas de la communion invisible et purement spirituelle, elle veut que l’homme communie avec son Dieu dans la totalité de son existence, même par l’acte physiologique de la nourriture. Dans cette communion mystique mais réelle la matière du sacrement n’est pas simplement détruite et anéantie, mais elle est transsubstantiée, c’est-à-dire que la substance intérieure et invisible du pain et du vin est exaltée dans la sphère de la corporéité divinisée du Christ et absorbée par elle, tandis que l’actualité phénoménale ou l’apparence extérieure de ces objets demeure sans aucun changement sensible pour pouvoir agir dans les conditions données de notre existence physique en la rattachant au corps de Dieu. De même quand il s’agit de la vie collective et publique de l’humanité, elle aussi doit être mystiquement transsubstantiée tout en gardant les espèces ou les formes extérieures de la société terrestre : ces formes elles-mêmes ordonnées et consacrées d’une manière déterminée doivent servir de bases réelles et d’instruments visibles à l’action sociale du Christ dans son Église.
Au point de vue chrétien l’œuvre de Dieu dans l’humanité n’a pas pour but définitif la manifestation de la puissance divine (idée musulmane), mais l’union libre et réciproque des hommes avec Dieu. Et, pour accomplir cette œuvre, le moyen propre n’est pas l’action occulte de la Providence qui mène les individus et les peuples par des voies inconnues à des fins qu’ils ne comprennent pas. Cette action absolument et exclusivement surhumaine est toujours indispensable, mais elle ne suffit pas à elle seule. Surtout depuis la réunion réelle et historique du divin et de l’humain dans le Christ, l’humanité doit prendre elle-même une part positive dans ses destinées, doit communier socialement avec le Christ. Mais s’il faut que les hommes mortels participent ici-bas réellement et actuellement au gouvernement invisible et surnaturel du Christ, il est nécessaire que ce gouvernement soit revêtu des espèces sociales visibles et naturelles. Pour opérer dans l’humanité imparfaite et conjointement avec elle, la perfection de la grâce et de la vérité divines en Jésus-Christ doit être représentée et servie par une institution sociale, — divine par son origine, son but et ses pouvoirs et humaine par ses moyens d’action adaptés à toutes les exigences de la vie historique.
Pour diriger la vie publique de l’humanité entière vers le but de l’amour divin et pour déterminer l’opinion publique dans le sens de la vérité divine, il faut qu’il y ait dans l’Église un gouvernement universel divinement autorisé. Ce gouvernement doit être défini et manifeste pour que tout le monde puisse le connaître et il doit être permanent pour que l’on puisse toujours y faire appel ; il doit être divin dans sa substance pour s’imposer définitivement à la conscience religieuse de tout homme bien informé et bien intentionné, et il doit être humain et imparfait dans sa manifestation historique pour rendre la résistance morale possible, pour laisser une place aux doutes, à la lutte, aux tentations, à tout ce qui constitue le mérite de la vertu libre et vraiment humaine.
Pour former la première base de réunion entre la conscience sociale de l’humanité et le gouvernement providentiel de Dieu, pour participer à la Majesté divine et être en même temps adapté à l’actualité humaine, le pouvoir suprême de l’Église, tout en donnant place aux différentes formes gouvernementales variant selon les temps et les lieux, doit toujours, comme centre d’unité, garder son caractère purement monarchique. Si l’Église Universelle avait un gouvernement exclusivement collectif, si son pouvoir suprême n’était représenté que par un concile, l’unité de son action humaine (la rattachant à l’unité absolue de la vérité divine) ne pourrait avoir que deux bases : ou l’accord unanime et parfait de tous ses membres, ou bien la majorité des voix, comme dans les assemblées laïques. Cette dernière supposition est incompatible avec la majesté de Dieu qui serait obligé d’accommoder chaque fois sa volonté et sa vérité aux groupements fortuits des opinions et au jeu des passions humaines. Quant à l’unanimité et à la concorde complète et permanente, — un tel état de la conscience sociale pourrait sans doute, par son excellence morale intrinsèque, correspondre à la perfection divine et manifester infailliblement l’action de Dieu dans l’humanité. Mais si le principe politique de la majorité des voix est au-dessous de la dignité divine, le principe idéal de l’unanimité immédiate, spontanée et constante est malheureusement trop au-dessus de la condition humaine actuelle. Cette unité parfaite que Jésus-Christ, dans sa prière pontificale, nous a présentée comme le but définitif de son œuvre ne peut pas être supposée comme la base réelle et manifeste de cette œuvre. Le moyen le plus sûr de ne jamais atteindre la perfection désirée, c’est de s’imaginer qu’elle est déjà atteinte. L’unanimité et la solidarité consciente, l’amour fraternel et la concorde libre, c’est l’idéal de l’Église — idéal accepté de tout le monde.
Mais la différence entre un songe creux et l’idéal divin de l’unité, c’est que celui-ci a un point d’appui réel (le δωζ μοι παν στω de la mécanique sociale) pour gagner peu à peu du terrain ici-bas et pour triompher graduellement et successivement de toutes les puissances de la discorde. Un principe d’unité réel et indivisible est absolument nécessaire pour résister aux tendances profondes et vivaces de division dans le monde et dans l’Église elle-même. En attendant que l’unité religieuse — l’unité de la grâce et de la vérité — devienne dans chaque croyant l’essence même de sa vie et le lien parfait et indissoluble qui le rattache à tout le prochain, il faut que le principe de cette unité universelle existe objectivement et agisse sur tout le monde sous les « espèces » d’un pouvoir social visible et déterminé.
L’Église une et universelle est parfaite par la concorde et l’unanimité de tous ses membres, mais pour qu’elle puisse être au milieu de la discorde actuelle, il lui faut un pouvoir d’unification et de conciliation, pouvoir inaccessible à cette discorde et réagissant continuellement contre elle, s’affirmant au-dessus de toutes les divisions, groupant autour de lui tous les hommes de bonne volonté, dénonçant et condamnant tout ce qui est contraire au Royaume de Dieu sur la terre. Quand on veut ce Royaume, il faut bien vouloir la seule voie qui y mène l’humanité collective. Entre l’actualité odieuse de la discorde qui règne dans ce monde et l’unité désirable de l’amour parfait où Dieu règne, il y a le chemin nécessaire de l’unité légale et autoritaire rattachant le fait humain au droit divin.
Le cercle parfait de l’Église Universelle a besoin d’un centre unique non pas pour être parfait, mais pour être. L’Église terrestre appelée à embrasser la multitude des nations devait, pour rester une société réelle, opposer à toutes les divisions nationales un pouvoir universel déterminé ; l’Église terrestre qui devait entrer dans le courant de l’histoire et subir, dans ses circonstances et ses rapports extérieurs, des changements et des variations incessantes, avait besoin, pour sauvegarder son identité, d’un pouvoir essentiellement conservateur et cependant actif, inaltérable au fond et souple dans les formes ; enfin, l’Église terrestre destinée à agir et à s’affirmer contre toutes les puissances du mal au milieu d’une humanité infirme, devait être munie d’un point d’appui absolument ferme et irréfragable, plus fort que les portes de l’enfer. — Or, nous savons d’un côté que le Christ a prévu cette nécessité de la monarchie ecclésiastique en conférant à un seul le pouvoir suprême et indivisible dans son Église ; et nous voyons d’un autre côté que, de tous les pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il n’y en a qu’un seul et unique qui maintienne perpétuellement et invariablement son caractère central et universel et qui en même temps, par une tradition ancienne et générale, soit spécialement rattaché à celui à qui le Christ a dit : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l’histoire chrétienne ; et le principal phénomène de cette histoire devait avoir une cause suffisante dans la parole de Dieu. Qu’on nous trouve donc pour la parole du Christ à Pierre un effet correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu’on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre.
Les vérités vivantes de la religion ne s’imposent pas à toute intelligence comme des théorèmes géométriques. Du reste, on risquerait de se tromper si l’on croyait que les vérités mathématiques elles-mêmes sont acceptées unanimement par tout le monde pour la seule raison de leur évidence intrinsèque : on s’accorde à les reconnaître parce que personne n’est intéressé à les rejeter. Je n’ai pas la prétention naïve de convaincre les esprits qui trouvent des intérêts plus puissants que la recherche de la vérité religieuse. En exposant les preuves générales de la primauté permanente de Pierre comme base de l’Église Universelle, je n’ai voulu qu’aider le travail intellectuel de ceux qui sont opposés à cette vérité non pas par des intérêts et des passions, mais seulement par des erreurs inconscientes et des préjugés héréditaires. En continuant cette tâche, je dois maintenant, les yeux toujours fixés sur le phare lumineux de la parole biblique, aborder pour un moment le domaine obscur et mobile de l’histoire universelle.
La vie historique de l’humanité a commencé par la confusion de Babel (Gen., XI), elle finira par l’harmonie parfaite de la Nouvelle Jérusalem (Apoc., XXI). Entre ces deux termes extrêmes, consignés dans le premier et dans le dernier livre de l’Écriture, prend place le processus de l’histoire universelle, dont l’image symbolique nous est donnée dans un livre sacré qu’on pourrait considérer comme une transition entre l’Ancien et le Nouveau Testament, — le livre du prophète Daniel (Dan., II, 31-36).
L’humanité terrestre n’étant pas et ne devant jamais être un monde de purs esprits, elle a besoin, pour manifester et développer l’unité de sa vie intérieure, d’un organisme social extérieur qui doit être d’autant plus centralisé qu’il devient plus étendu et plus différencié. Comme la vie de l’esprit humain individuel se manifeste au moyen du corps humain organisé, de même l’esprit collectif de l’humanité régénérée — l’Église invisible — demande une organisation sociale visible, image et instrument de son unité. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité se présente à nous comme la formation successive de l’être social universel ou de l’Église une et catholique, dans le sens large du mot. Cette œuvre est nécessairement divisée en deux parties principales : 1° l’unification extérieure des nations historiques ou la formation du corps universel de l’humanité par le travail plus ou moins inconscient des puissances terrestres sous l’action invisible et indirecte de la Providence, et 2° l’animation de ce corps par le souffle puissant de l’Homme-Dieu et son développement ultérieur par l’action combinée de la grâce divine et des forces humaines plus ou moins conscientes. En d’autres termes, nous avons ici, d’un côté, la formation de la monarchie universelle naturelle, et, d’un autre côté, la formation et le développement de la monarchie spirituelle ou de l’Église Universelle sur la base et dans le cadre de l’organisation naturelle correspondante. La première partie de la grande œuvre constitue essentiellement l’histoire ancienne ou païenne ; la seconde détermine principalement l’histoire moderne ou chrétienne. Le trait d’union est l’histoire du peuple d’Israël qui, sous une action spéciale du Dieu vivant, a préparé le milieu organique et national à l’apparition de l’Homme-Dieu qui est le principe spirituel d’unité pour le corps universel et le centre absolu de l’histoire.
Pendant que la nation sacrée préparait la corporéité naturelle de l’Homme-Dieu individuel, les nations profanes élaboraient le corps social de l’Homme-Dieu collectif, de l’Église Universelle. Comme cette œuvre du paganisme était produite par des efforts purement humains qui n’étaient qu’indirectement et invisiblement dirigés par la Providence divine, il fallait bien que cette œuvre procédât par des essais et des ébauches. Avant la monarchie effectivement universelle, nous voyons surgir des monarchies nationales prétendant à l’universalité, mais impuissantes à l’atteindre.
Après la monarchie assyro-babylonienne, cette tête d’or du despotisme le plus pur et le plus centralisé — vient la monarchie médo-perse — la poitrine et les bras d’argent symbolisant une puissance despotique moins centralisée, moins pure, mais en revanche beaucoup plus vaste, — enserrant dans ses bras toute la scène historique d’alors entre la Grèce d’un côté et l’Inde de l’autre. Puis vient la monarchie macédonienne d’Alexandre le Grand — ce ventre d’airain qui dévore l’Hellade et l’Orient. Mais malgré son abondance dans le domaine de la culture intellectuelle et esthétique, l’hellénisme se montra impuissant dans l’action pratique, incapable de créer un cadre politique et un centre d’unité pour toute la multitude des nations qu’il avait envahies. Comme gouvernement, il adopta sans aucun changement essentiel l’absolutisme des despotes nationaux qu’il trouva dans l’Orient ; et, tout en imposant au monde conquis l’unité de sa culture, il ne put l’empêcher de se diviser en deux grands États nationaux à moitié grécisés, le royaume helléno-égyptien des Ptolémée et — le royaume helléno-syrien des Séleucides. Tantôt en guerre acharnée, tantôt en alliance instable au moyen de mariages dynastiques, ces deux royaumes étaient bien représentés par les deux pieds du colosse où le fer du despotisme primitif se mêlait à l’argile ramollie d’une culture en décadence. Ainsi le monde païen partagé entre deux puissances rivales avec deux centres politiques et intellectuels — Alexandrie et Antioche — ne possédait pas une base historique suffisante pour l’unité chrétienne. Mais il y avait une pierre — Capitoli immobile saxum — une petite ville d’Italie dont l’origine était enveloppée de fables mystérieuses et de miracles significatifs, et dont le vrai nom même était inconnu. Cette pierre lancée par la Providence du Dieu de l’histoire vint frapper les pieds d’argile du monde gréco-barbare de l’Orient, renversa et mit en poussière le colosse impuissant et devint une grande montagne. Le monde païen reçut un centre réel d’unité. Une monarchie embrassant l’Orient et l’Occident, vraiment internationale et universelle, fut fondée. Elle était non seulement beaucoup plus étendue que la plus vaste des monarchies nationales, elle contenait non seulement beaucoup plus d’éléments hétérogènes (de nationalité et de culture), mais elle était surtout puissamment centralisée, elle transformait ces éléments variés en un tout réel et actif. Au lieu d’un simulacre monstrueux composé de parties hétérogènes, l’humanité devint un corps organisé et homogène — l’Empire Romain — avec un centre individuel et vivant — César-Auguste, le dépositaire et le représentant de toutes les volontés unies du genre humain.
Mais qu’est-ce que César et comment est-il arrivé à représenter le centre vivant de l’humanité ? Sur quoi est fondé son pouvoir ? Une expérience longue et douloureuse a convaincu les peuples de l’Orient et de l’Occident que la division et la lutte continuelle sont un mal et qu’un centre d’unité est nécessaire pour amener la paix du monde. Ce désir vague, mais très réel de la paix et de l’unité, jeta le monde païen aux pieds d’un aventurier qui remplaçait avec succès les croyances et les principes par les armes des légions et par sa propre audace. L’unité de l’Empire avait ainsi comme fondements uniques la force et la chance. Si le premier des Césars paraissait mériter sa fortune par son génie personnel, si le second la justifia dans une certaine mesure par sa piété calculée et sa modération prudente, le troisième était un monstre et il eut pour successeurs des idiots et des fous. L’État universel qui devait être l’incarnation de la Raison sociale elle-même était réalisé dans un fait absolument irrationnel dont l’absurdité n’était relevée que par le blasphème de l’apothéose impériale.
Le Verbe divin, uni individuellement à la nature humaine et voulant unir à Lui socialement l’être collectif de l’humanité, ne pouvait prendre comme point de départ de cette union ni la discorde d’une foule anarchique, ni l’arbitraire d’une tyrannie. Il ne pouvait s’unir à la société humaine qu’au moyen d’un pouvoir fondé sur la Vérité. Dans le domaine social, il ne s’agit pas directement et en premier lieu des vertus et des défauts personnels. Si nous considérons comme mauvais et faux le pouvoir impérial de la Rome païenne, ce n’est pas seulement à cause des forfaits et des folies des Tibères et des Nérons, c’est surtout parce que le pouvoir impérial lui-même, représenté soit par un Caligula, soit par un Antonin, était fondé sur la violence et couronné par le mensonge. L’empereur réel — créature improvisée des légionnaires et des prétoriens — n’était confirmé que par la force aveugle et grossière ; l’empereur idéal — celui de l’apothéose — était une fiction impie.
À l’homme-dieu faux de la monarchie politique le véritable Dieu-Homme opposa le pouvoir spirituel de la monarchie ecclésiastique basé sur la Vérité et l’Amour. La monarchie universelle, l’unité internationale devaient rester ; le centre d’unité ne devait pas changer de place. Mais le pouvoir central lui-même, son caractère, son origine, sa sanction — devaient être renouvelés.
Il y avait chez les Romains eux-mêmes un pressentiment vague de cette transformation mystérieuse. Si le nom vulgaire de Rome signifiait force en grec et si un poète de l’Hellade décadente saluait les nouveaux maîtres en ce nom : χάιρε μοι Ρώμα, θυγατηρ Αρηος — les citoyens de la Ville Éternelle, en lisant son nom selon la façon sémitique, croyaient découvrir sa vraie signification : Amor ; et l’antique légende renouvelée par Virgile rattachait le peuple romain et la dynastie de César en particulier à la mère de l’Amour et par elle au Dieu suprême. Mais leur Amour était le serviteur de la mort et leur Dieu suprême était un parricide. La piété romaine, leur principal titre de gloire et le fondement de leur grandeur, était un sentiment vrai rapporté à de faux principes. C’est précisément d’un changement de principes qu’il s’agissait. Il s’agissait de révéler la vraie Rome basée sur la vraie religion. En remplaçant les triades infinies de dieux parricides par la seule Trinité divine consubstantielle et indivisible, il fallait donner pour fondement à la société universelle, au lieu d’un empire de la Force, une Église de l’Amour. Est-ce par l’effet d’un pur hasard qu’en voulant proclamer sa vraie monarchie universelle fondée, non sur la servilité des sujets et l’arbitraire d’un maître mortel, mais sur l’adhésion libre de la foi et de l’amour dans l’homme à la Vérité et à la Grâce de Dieu, — Jésus-Christ choisit le moment où Il arriva avec ses disciples aux confins de la Césarée de Philippe — de cette ville qu’un esclave des Césars a dédiée au génie de son maître ? Est-ce encore un effet du hasard que, pour donner la dernière sanction à son œuvre fondamentale, Jésus choisit les environs de la Tibériade et, en face des monuments qui parlaient du maître actuel de la fausse Rome, consacra le maître futur de la vraie Rome en lui indiquant le nom mystique de la cité éternelle et le principe suprême de Son nouveau Royaume : Simon bar Jonâ, m’AIMES-tu plus que ceux-là ?
Mais pourquoi l’Amour vrai qui ne connaît pas d’envie et dont l’unité n’a rien d’exclusif, pourquoi doit-il se concentrer en un seul et revêtir dans son œuvre sociale la forme monarchique de préférence à toutes les autres ?
Comme il ne s’agit pas de la Toute-Puissance de Dieu, qui pourrait imposer extérieurement la vérité et la justice aux hommes, mais de l’amour divin auquel l’homme participe par une adhésion libre, l’action directe de la divinité doit être réduite au minimum. Elle ne peut être tout à fait supprimée puisque tout homme est mensonge et qu’aucun être humain, tant individuel que collectif, abandonné à ses propres moyens, ne saurait se maintenir dans un rapport constant et progressif avec la Divinité. Mais l’Amour fécond de Dieu réuni à la Sagesse divine quæ in superfluis non abundat, pour assister l’infirmité humaine tout en laissant agir les forces de l’humanité, choisit la voie dans laquelle l’action unifiante et vivifiante de la vérité et de la grâce surnaturelles sur la masse de l’humanité rencontre le moins d’obstacles naturels et trouve un milieu social extérieurement conforme et adapté à la manifestation de la vraie unité. Cette voie qui facilite l’union divino-humaine dans l’ordre social, en formant dans l’humanité elle-même un organe central unifiant, est la voie monarchique. Pour produire chaque fois de nouveau une unité spontanée sur la base chaotique des opinions indépendantes et des volontés discordantes, il faudrait chaque fois une nouvelle action immédiate et manifestement miraculeuse de la Divinité, une opération ex nihilo qui s’imposerait aux hommes et les priverait de leur liberté morale. Comme le Verbe divin n’est pas apparu sur la terre dans Sa splendeur céleste, mais dans l’humilité de la nature humaine ; comme aujourd’hui encore pour se donner aux croyants Il revêt l’humble apparence des espèces matérielles, de même Il n’a pas voulu gouverner la société humaine directement par sa puissance divine, mais Il a préféré employer comme moyen régulier de son action sociale une forme d’unité déjà existante dans le genre humain — la monarchie universelle. Il fallait seulement régénérer, spiritualiser, sanctifier cette forme sociale en substituant au principe de la mort, à la violence et à la fraude, le principe éternel de la Grâce et de la Vérité. Au lieu d’un chef de soldats qui, dans l’esprit du mensonge, se reconnaissait pour dieu, il a fallu placer le chef des croyants qui, selon l’esprit de vérité, a reconnu et confessé dans son Maître — le Fils du Dieu vivant ; au lieu d’un despote furieux qui aurait voulu faire du genre humain asservi sa victime sanglante, il a fallu élever le ministre aimant d’un Dieu qui a versé son sang pour l’humanité.
Dans les confins de la Césarée et sur les bords du lac de Tibérias Jésus détrôna César — non pas le César du denier, ni le César chrétien de l’avenir, mais le César de l’apothéose, le César — souverain unique, absolu et autonome de l’univers, centre d’unité suprême pour le genre humain. Il l’a détrôné puisqu’il a créé un nouvel et meilleur centre d’unité, un nouvel et meilleur pouvoir souverain fondé sur la foi et l’amour, la vérité et la grâce. Et, tout en détrônant l’absolutisme faux et impie des Césars païens, Jésus confirma et éternisa la monarchie universelle de Rome en lui donnant sa vraie base théocratique. Ce ne fut dans un certain sens qu’un changement de dynastie ; la dynastie de Jules César, pontife suprême et dieu, fut remplacée par la dynastie de Simon Pierre, pontife suprême et serviteur des serviteurs de Dieu.
Le point de vue que nous venons d’exposer nous permet de comprendre pourquoi la vision prophétique des grandes puissances païennes — aussi complète et précise qu’une telle vision peut l’être — ne fait aucune mention de la plus grande puissance entre toutes — de l’Empire Romain. C’est que cet Empire n’était pas une partie du colosse monstrueux condamné à la ruine, mais le cadre et le moule matériel permanent du Royaume de Dieu. Les grandes puissances du monde ancien n’ont fait que passer dans l’histoire : Rome seule vit toujours. La roche du Capitole fut consacrée par la pierre biblique, et l’empire romain se transforma en la grande montagne qui, dans la vision prophétique, était née de cette pierre. Et la pierre elle-même, que peut-elle signifier, sinon le pouvoir monarchique de celui qui fut appelé Pierre par excellence et sur qui l’Église Universelle — cette montagne de Dieu — fut fondée ?
L’image de cette pierre mystérieuse dans le livre de Daniel est ordinairement appliquée à Jésus-Christ lui-même. Il est à remarquer pourtant que Jésus, en faisant un fréquent usage du prophète Daniel dans sa prédication, a pris chez ce prophète pour en faire l’application à sa personne, non pas l’image de la pierre, mais une autre désignation dont Il a fait presque son nom propre, — le Fils de l’Homme. C’est le nom même qu’il emploie dans le texte fondamental de saint Matthieu : quem dicunt homines esse Filium Hominis ? Jésus est le Fils de l’Homme vu par le prophète Daniel (Daniel, VII, 13) ; quant à la pierre (Daniel, II, 34, 35, 45), elle ne désigne pas directement Jésus, mais le pouvoir fondamental de l’Église, au premier représentant duquel le Fils de l’Homme lui-même a appliqué cette image : et moi je te dis que tu es Pierre.
Notre manière de voir est directement confirmée par le contexte de la prophétie de Daniel. Il y est question d’un Royaume venant de Dieu, mais cependant visible et terrestre, qui doit remplacer les grands empires païens après les avoir dominés et détruits. L’apparition et le triomphe de ce cinquième Royaume qui, dans un texte parallèle, est appelé « le peuple des saints du Très-Haut » (Daniel, VII, 18, 27) et qui est évidemment l’Église Universelle, sont symboliquement représentés par cette pierre qui après avoir brisé les pieds du colosse devient une grande montagne et s’étend sur toute la terre. Si donc « la pierre » de Daniel signifiait directement le Christ, il faudrait admettre que c’est le Christ lui-même qui est devenu « la grande montagne », c’est-à-dire la monarchie universelle de l’Église remplaçant les empires païens. Mais pourquoi irions-nous attribuer gratuitement à l’écrivain vraiment inspiré de ce livre merveilleux une image si confuse et si incongrue, quand il y a une explication claire et harmonique qui, non seulement est admissible, mais encore qui nous est tout simplement imposée par la comparaison de ces textes prophétiques avec le texte évangélique correspondant ? Là comme ici, chez Daniel comme dans saint Mathieu, il y a le Fils de l’Homme et il y a la Pierre de l’Église. Or comme il est absolument certain que le Fils de l’Homme du livre prophétique et le Fils de l’Homme de l’Évangile désignent une seule et même personne — le Messie, — l’analogie exige que l’image de la Pierre ecclésiastique ait dans les deux cas un sens identique. Mais dans l’Évangile la Pierre est évidemment le prince des apôtres — tu es Pierre — ergo la pierre du prophète Daniel préfigurerait aussi le dépositaire primordial du pouvoir monarchique dans l’Église Universelle, — pierre qui n’a pas été prise et lancée par des mains humaines, mais par le Fils du Dieu vivant et par le Père céleste lui-même qui révèle au monarque de l’Église la vérité divino-humaine — cause première de son pouvoir.
Signalons encore cette coïncidence admirable : c’est le grand roi de Babylone, le représentant typique de la fausse monarchie universelle, qui a vu dans un songe mystérieux le représentant principal de la monarchie universelle véritable ; — il l’a vu sous l’image significative d’une pierre qui est devenue son nom propre. Et il a vu aussi le contraste parfait des deux monarchies : l’une commençant par la tête d’or finit par les pieds d’argile qui tombent en poussière ; l’autre commençant par une petite pierre finit par la montagne immense qui remplit le monde.
Des orthodoxes de bonne foi forcés par l’évidence nous ont dit : « Il est vrai que Jésus-Christ a institué dans la personne de saint Pierre un pouvoir central et souverain pour l’Église ; mais on ne voit pas comment et pourquoi ce pouvoir aurait passé à l’Église romaine et à la papauté. » On reconnaît la pierre détachée sans le secours des mains humaines, mais on ne veut pas voir la grande montagne qui en est sortie. Cependant le fait est bien expliqué dans l’Écriture sainte au moyen d’images et de paraboles qu’on connaît par cœur, mais qu’on ne comprend pas mieux pour cela.
Si une pierre transformée en montagne n’est qu’un symbole, la transformation d’un germe simple et à peine visible en un corps organique infiniment plus grand et plus compliqué — est un fait réel. Et c’est précisément par ce fait réel que le Nouveau Testament explique d’avance le développement de l’Église, — de ce grand arbre qui était au commencement une graine imperceptible et qui aujourd’hui donne un large abri aux animaux terrestres et aux oiseaux des cieux.
Or, on a vu parmi les catholiques eux-mêmes des esprits ultradogmatiques qui, en admirant justement le chêne immense qui les couvre de son ombre, se refusent absolument à admettre que toute cette abondance de formes organiques soit sortie d’une structure aussi simple et aussi rudimentaire que celle d’un gland ordinaire. À les entendre, si le chêne est provenu du gland, celui-ci devait contenir d’une manière distincte et manifeste, sinon toutes les feuilles, au moins toutes les branches du grand arbre : il devait non seulement être substantiellement identique avec lui, mais lui ressembler du tout au tout. Là-dessus des esprits d’une tendance opposée — des esprits ultra-critiques — se prennent à examiner le pauvre gland minutieusement de tous les côtés. Naturellement ils n’y découvrent rien qui ressemble au grand chêne, — ni racines entrelacées, ni tronc robuste, ni branches touffues, ni feuilles ondulées et résistantes. Humbug que tout cela ! disent-ils : le gland n’est qu’un gland et ne peut jamais être autre chose ; quant au grand chêne avec tous ses attributs on ne sait que trop d’où il vient : ce sont les Jésuites qui l’ont inventé au concile du Vatican, nous l’avons vu de nos propres yeux..... dans le livre de Janus.
Au risque de paraître libre-penseur aux dogmatistes outrés et d’être en même temps déclaré Jésuite déguisé par les esprits critiques, je dois attester cette vérité absolument certaine : que le gland a vraiment une structure tout à fait simple et rudimentaire ; qu’il est impossible d’y découvrir toutes les parties constituantes d’un grand chêne et que néanmoins celui-ci est vraiment sorti du gland sans aucun artifice et aucune usurpation, mais de bon droit, voire même de droit divin. Puisque Dieu, qui n’est pas sujet aux nécessités du temps, de l’espace et du mécanisme matériel, voit dans la semence actuelle des choses toute la puissance cachée de leur avenir. Il a dû dans le petit gland voir, déterminer et bénir le chêne puissant qui devait en sortir ; dans la graine de sénevé ; de la foi de Pierre, Il a aperçu et annoncé l’arbre immense de l’Église catholique qui devait couvrir la terre de ses branches.
Ayant reçu de Jésus-Christ le dépôt du pouvoir souverain universel qui devait subsister et se développer dans l’Église pendant toute sa durée sur la terre, Pierre n’a exercé personnellement ce pouvoir que dans la mesure et dans les formes que comportait l’état primitif de l’Église apostolique. L’action du prince des apôtres ressemblait aussi peu au gouvernement des papes modernes qu’un gland ressemble à un chêne, ce qui n’empêche pas la papauté d’être le produit naturel, logique et légitime de la primauté de Pierre. Quant à cette primauté, elle est si bien marquée dans les livres historiques du Nouveau Testament qu’elle n’a jamais été contestée par aucun théologien de bonne foi, fût-il orthodoxe, rationaliste ou juif. Nous avons mentionné déjà l’éminent écrivain israélite Joseph Salvador comme témoin impartial de l’institution positive de l’Église par Jésus-Christ et du rôle prépondérant que Pierre reçut en partage dans cette institution[73]. Un écrivain non moins libre de tout préjugé catholique, David Strauss, le chef bien connu de l’école critique allemande, s’est trouvé forcé de défendre la primauté de Pierre contre les polémistes protestants qu’il accuse de parti pris[74]. En ce qui regarde les représentants de l’orthodoxie orientale nous ne pouvons mieux faire que de citer encore une fois notre théologien unique, Philarète, de Moscou. Pour lui, la primauté de Pierre est « claire et évidente[75] ». Après avoir rappelé que Pierre a reçu du Christ la mission spéciale de confirmer ses frères (Luc, XXII, 32), c’est-à-dire les autres apôtres, l’éminent hiérarque russe continue en ces termes : « En effet, quoique la résurrection du Seigneur eût été révélée aux femmes myrophores, cela n’a pas confirmé les apôtres dans leur foi en icelle (Luc, XXIV, 11). Mais quand le Ressuscité fut apparu à Pierre, les autres apôtres, même avant l’apparition commune à eux tous, dirent avec fermeté : « En vérité le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon » (Luc, XXIV, 34). Enfin s’agit-il de remplir le vide laissé dans le chœur apostolique par l’apostasie de Judas, — c’est Pierre qui le premier le remarque et prend une décision. Faut-il, immédiatement après la descente du Saint-Esprit, inaugurer solennellement la prédication évangélique — Pierre en se levant, etc. S’agit-il de jeter les fondements de l’Église chrétienne parmi les païens ainsi que parmi les Juifs, — Pierre donne le baptême à Cornélius, et ce n’est pas pour la première fois que s’accomplit en lui la parole du Christ : « Tu es Pierre, » etc.[76]
Dans ce témoignage qu’il rend à la vérité, l’éloquent docteur de l’Église russe moderne n’est qu’un faible écho du docteur plus éloquent encore de l’ancienne Église grecque. Saint Jean-Chrysostome a victorieusement réfuté d’avance les objections contre la primauté de Pierre, qu’on tire encore aujourd’hui de certains faits de l’histoire évangélique et apostolique (la défaillance de Simon dans la cour du grand-prêtre, ses rapports avec saint Paul, etc.). Nous renvoyons nos lecteurs orthodoxes aux arguments du grand docteur œcuménique[77]. Aucun écrivain papiste ne saurait affirmer avec plus de force et d’insistance la primauté de pouvoir (et non seulement d’honneur) qui appartenait à Pierre dans l’Église apostolique. Le prince des apôtres, à qui tous ont été confiés (άτε αυτος πάντας εγχείρισθεις) par le Christ, était, selon notre saint auteur, en puissance de nommer de son propre chef le remplaçant de Judas et si, à cette occasion, il a fait appel au concours des autres apôtres, ce n’était nullement une obligation, mais l’effet de son bon plaisir[78].
L’Écriture sainte nous parle de la primauté de Pierre ; son droit au pouvoir souverain et absolu dans l’Église est attesté par la tradition orthodoxe ; mais il faudrait être privé de tout tact historique et même du plus simple bon sens pour chercher dans l’Église primitive (non seulement du temps où « la multitude des croyants avait un seul cœur et une seule âme », mais encore longtemps après) des pouvoirs juridiquement fixés et fonctionnant selon des règles déterminées. Ce sont toujours les branches du chêne qu’on voudrait découvrir dans le gland. Le germe réel et vivant du souverain pouvoir ecclésiastique que nous reconnaissons dans le prince des apôtres ne pouvait se manifester dans l’Église primitive que par l’initiative pratique que Pierre prenait dans toute affaire intéressant l’Église Universelle, comme on le voit en effet dans les Évangiles et les Actes des Apôtres[79].
Puisqu’il se trouve des critiques qui ne voient pas la personnalité de saint Paul dans ses épîtres, il y en aura toujours qui ne remarqueront pas le rôle prépondérant de saint Pierre dans la fondation de l’Église. Nous ne nous arrêterons pas plus longtemps à les réfuter et nous passerons à l’objection qu’on soulève contre la succession romaine du pêcheur galiléen.
— L’apôtre saint Pierre a la primauté de pouvoir ; mais pourquoi le pape de Rome serait-il le successeur de cette primauté ? — Nous devons avouer que la portée sérieuse de cette question ainsi posée nous échappe absolument. Du moment où l’on admet dans l’Église Universelle un pouvoir fondamental et souverain établi par le Christ en la personne de saint Pierre, on doit admettre aussi que ce pouvoir existe quelque part. Et l’impossibilité évidente de le trouver ailleurs qu’à Rome est déjà, ce nous semble, un motif suffisant pour adhérer à la thèse catholique.
Puisque ni le patriarche de Constantinople, ni le synode de Saint-Pétersbourg n’ont et ne peuvent avoir la prétention de représenter la pierre de l’Église Universelle, c’est-à-dire l’unité réelle et fondamentale du pouvoir ecclésiastique, il faut, ou renoncer à cette unité et accepter l’état de division, de désordre et de servitude comme l’état normal de l’Église ; ou bien reconnaître les droits et la valeur réelle du seul et unique pouvoir existant qui se soit toujours manifesté comme centre d’unité ecclésiastique. Aucun raisonnement ne saurait supprimer l’évidence de ce fait : qu’il n’y a en dehors de Rome que des Églises nationales (comme l’Église arménienne, l’Église grecque), des Églises d’État (comme l’Église russe, l’Église anglicane), ou bien des sectes fondées par des particuliers (comme les luthériens, les calvinistes, les irvingiens, etc.). Seule l’Église catholique romaine n’est ni une Église nationale, ni une Église d’État, ni une secte fondée par un homme. C’est la seule Église au monde qui conserve et affirme le principe de l’unité sociale universelle contre l’égoïsme des individus et le particularisme des nations ; c’est la seule qui conserve et affirme la liberté du pouvoir spirituel contre l’absolutisme de l’État ; c’est la seule en un mot contre laquelle les portes de l’Enfer n’ont pas prévalu.
« C’est par leurs fruits que vous les connaîtrez. » Dans le domaine de la société religieuse, le fruit du catholicisme (pour ceux qui sont restés catholiques) est l’unité et la liberté de l’Église ; le fruit du protestantisme oriental et occidental pour ceux qui y ont adhéré, — c’est la division et la servitude : la division surtout pour les Occidentaux, la servitude surtout pour les Orientaux. On peut penser et dire tout ce que l’on veut de l’Église romaine ou de la papauté ; nous sommes très éloignés nous-même d’y voir ou d’y chercher la perfection atteinte, l’idéal réalisé. Nous savons que la pierre de l’Église n’est pas l’Église, que le fondement n’est pas l’édifice, que la voie n’est pas le but. Tout ce que nous avançons, c’est que la papauté est le seul pouvoir ecclésiastique international et indépendant, la seule base réelle et permanente pour l’action universelle de l’Église. C’est là un fait incontestable, et il suffit pour faire reconnaître dans le pape le dépositaire unique des pouvoirs et des privilèges que saint Pierre a reçus du Christ. Et puisqu’il s’agit de la monarchie ecclésiastique universelle qui devait transsubstancier la monarchie universelle politique sans la supprimer complètement, n’est-il pas naturel que le siège extérieur de ces deux monarchies correspondantes soit resté le même ? Si, comme nous l’avons dit, la dynastie de Jules César devait, dans un certain sens, être remplacée par la dynastie de Simon Pierre — le césarisme par la papauté, — celle-ci ne devait-elle pas se fixer dans le centre réel de l’empire universel ?
La translation à Rome du souverain pouvoir ecclésiastique fondé par le Christ dans la personne de saint Pierre est un fait patent attesté par la tradition de l’Église et justifié par la logique des choses. Quant à la question de savoir comment et dans quelles formes le pouvoir de Pierre a été transmis à l’évêque de Rome, c’est là un problème d’histoire qui, faute de documents, ne saurait être résolu d’une manière scientifique. Nous croyons à la tradition orthodoxe, consignée dans nos livres liturgiques, qui affirme que saint Pierre étant venu à Rome y avait fixé définitivement son siège et qu’avant de mourir il avait nommé lui-même son successeur. Dans la suite on voit les papes élus par la communauté chrétienne de la ville de Rome jusqu’à ce que le mode actuel de l’élection par le collège des cardinaux eût été définitivement établi. En outre, nous avons dès le IIe siècle (les écrits de saint Irénée) des témoignages authentiques qui prouvent que l’Église de Rome était déjà considérée, par tout le monde chrétien, comme le centre de l’unité, et que l’évêque de Rome jouissait constamment d’une autorité supérieure, quoique les formes dans lesquelles cette autorité supérieure se manifestait dussent nécessairement varier selon les temps, en devenant plus déterminées et plus imposantes à mesure que toute la structure sociale de l’Église se compliquait, se différenciait et se développait de plus en plus.
« De fait, — c’est un historien critique et rationaliste qui parle — de fait en 196, les chefs élus des Églises tentaient de constituer l’unité ecclésiastique : l’un d’eux, le chef de l’Église de Rome, semblait s’attribuer le rôle de pouvoir exécutif au sein de la communauté et s’arroger l’office de souverain pontife »[80]. Mais ce n’est pas du pouvoir exécutif seulement qu’il s’agissait ; le même écrivain un peu plus loin fait l’aveu suivant : « Tertullien et Cyprien paraissent saluer dans l’Église de Rome l’Église principale et, dans une certaine mesure, gardienne et régulatrice de la foi et des pures traditions.[81] »
Le pouvoir monarchique de l’Église Universelle n’était qu’un germe à peine perceptible, mais plein de vie, dans le christianisme primitif ; au IIe siècle ce germe s’est développé d’une manière visible comme en témoignent les actes du pape Victor ; au IIIe ceux des papes Étienne et saint Denys, et au IVe ceux du pape Jules Ier. Au siècle suivant nous voyons déjà cette autorité suprême et ce pouvoir monarchique de l’Église romaine s’élever comme un arbuste vigoureux — avec le pape saint Léon Ier ; et enfin vers le IXe siècle la papauté est déjà l’arbre majestueux et puissant qui couvre l’univers chrétien de l’ombre de ses branches.
C’est là le grand fait, le fait principal, la manifestation et l’accomplissement historique de la parole divine : Tu es Pierre, etc. Ce fait général s’est produit de droit divin, tandis que les faits particuliers concernant la transmission du pouvoir souverain, l’élection papale, etc., tiennent au côté purement humain de l’Église et ne présentent qu’un intérêt tout à fait secondaire au point de vue religieux. — Ici encore l’Empire romain, qui préfigurait dans un certain sens l’Église romaine, peut nous fournir une comparaison. Rome étant le centre incontestable de l’Empire, l’homme proclamé Empereur à Rome était immédiatement reconnu par l’univers entier qui ne demandait pas si c’était le Sénat, les prétoriens ou les vœux de la plèbe qui l’avaient porté au pouvoir suprême. Dans des cas exceptionnels, quand l’Empereur était élu en dehors de Rome par les légions, son premier soin était d’aller dans la ville impériale sans l’adhésion de laquelle son élection n’était regardée par tout le monde que comme provisoire. — La Rome des papes devint pour la chrétienté universelle ce que la Rome des Césars était pour l’univers païen. L’évêque de Rome était par cette qualité même le souverain pasteur et docteur de l’Église entière, et personne n’avait à se préoccuper du mode de son élection qui dépendait des circonstances et du milieu historique. En général, on n’avait pas plus de motifs pour douter de la légitimité de l’élection dans le cas de l’évêque de Rome que dans le cas de tout autre évêque. Et l’élection épiscopale une fois reconnue, le chef de l’Église centrale, occupant la chaire de saint Pierre, possédait eo ipso tous les droits et tous les pouvoirs rattachés par le Christ à la pierre de l’Église. Il y eut des cas exceptionnels où l’élection pouvait être douteuse, et l’histoire a connu des antipapes. De faux Démétrius et de faux Pierre III n’enlèvent rien à l’autorité légitime de la monarchie russe ; de même les antipapes ne peuvent fournir aucune objection contre la papauté. Tout ce qui peut paraître anormal dans l’histoire de l’Église appartient aux espèces humaines et non à la substance divine de la société religieuse. S’il a pu arriver qu’on employât un vin falsifié et même empoisonné pour le sacrement de l’eucharistie, ce sacrilège portait-il la plus légère atteinte au sacrement lui-même ?
En professant que l’évêque de Rome est le véritable successeur de saint Pierre et — comme tel — la pierre inébranlable de l’Église et le porte-clef du Royaume des cieux, nous faisons abstraction de la question si le prince des apôtres a été corporellement à Rome. Le fait est attesté par la tradition de l’Église, tant orientale qu’occidentale, et nous n’avons personnellement aucun doute à ce sujet. Mais s’il se trouve des chrétiens de bonne foi plus sensibles que nous aux raisons apparentes des savants protestants, nous n’avons pas à discuter cette question avec eux. En admettant même que saint Pierre ne soit jamais allé corporellement à Rome, on peut au point de vue religieux affirmer une transmission spirituelle et mystique de son pouvoir souverain à l’évêque de la ville éternelle. L’histoire du christianisme primitif nous présente un exemple éclatant d’un rapport analogue. Saint Paul ne se rattache pas à Jésus-Christ dans l’ordre naturel, il n’a pas été témoin de la vie terrestre du Seigneur et il n’a pas reçu sa mission d’une manière visible et manifeste ; et pourtant il est reconnu par tous les chrétiens comme l’un des plus grands apôtres. Son apostolat était un ministère public dans l’Église et cependant l’origine de cet apostolat — le rapport de Paul avec Jésus-Christ — est un fait mystique et miraculeux. De même qu’un phénomène d’ordre surnaturel forma le lien primordial entre Jésus-Christ et saint Paul et fit de celui-ci le vase d’élection et l’apôtre des Gentils, sans que pourtant cette mission miraculeuse empêchât l’activité ultérieure de l’apôtre d’entrer dans les conditions naturelles de la vie humaine et des événements historiques ; — de même le premier rapport entre saint Pierre et la chaire de Rome — rapport qui créa la papauté — pouvait bien tenir à un acte mystique et transcendental, ce qui n’enlève nullement à la papauté elle-même, une fois constituée, le caractère d’une institution sociale régulière se manifestant dans les conditions ordinaires de la vie terrestre. L’esprit puissant de saint Pierre, dirigé par la volonté toute-puissante de son Maître, pouvait bien, pour perpétuer le centre d’unité ecclésiastique, se fixer dans le centre de l’unité politique préformé par la Providence et faire de l’évêque de Rome l’héritier de sa primauté. Le pape, dans cette hypothèse — qui, il ne faut pas l’oublier, ne deviendrait nécessaire que s’il était positivement démontré que saint Pierre n’est pas allé à Rome, — le pape devrait être considéré comme le successeur de saint Pierre dans le même sens spirituel et pourtant tout à fait réel où (mutatis mutandis) saint Paul doit être reconnu comme véritable apôtre élu et envoyé par Jésus-Christ qu’il n’a connu cependant que par une vision miraculeuse. L’apostolat de saint Paul est attesté par les Actes des Apôtres et par les Épîtres de saint Paul lui-même ; la primauté romaine comme succession de saint Pierre est attestée par la tradition constante de l’Église Universelle. Pour un chrétien orthodoxe cette dernière preuve n’est pas essentiellement inférieure à la première.
Comment la pierre fondamentale de l’Église a été transportée de la Palestine en Italie, nous pouvons bien l’ignorer ; mais qu’elle a été vraiment transportée et fixée à Rome, c’est là un fait inébranlable qu’on ne saurait rejeter sans renier la tradition sacrée et l’histoire même du Christianisme.
Ce point de vue qui subordonne le fait au principe et tient à une vérité générale plus qu’à la certitude extérieure des phénomènes matériels — ce point de vue ne nous est pas du tout personnel : c’est l’opinion de l’Église orthodoxe elle-même. Citons un exemple pour faire mieux comprendre notre pensée. Il est tout à fait certain que le premier concile œcuménique de Nicée a été convoqué par l’Empereur Constantin et non pas par le pape saint Sylvestre. Cependant l’Église gréco-russe, dans l’office du 2 janvier où elle célèbre la mémoire de saint Sylvestre, lui a décerné des louanges spéciales pour avoir convoqué les 318 pères à Nicée et pour avoir décrété le dogme de la vraie foi contre l’impiété d’Arius. Ce n’est pas une simple erreur historique — l’histoire du premier concile était bien connue dans l’Église Orientale — c’est plutôt la manifestation d’une vérité générale qui, pour la conscience religieuse de l’Église, était beaucoup plus importante que l’exactitude matérielle. La primauté des papes une fois reconnue en principe, il était naturel de rapporter à chaque pape tous les actes ecclésiastiques qui avaient lieu sous son pontificat. Ainsi, ayant en vue la règle générale et constitutive de la vie ecclésiastique et non les détails historiques d’un cas particulier, on attribua au pape saint Sylvestre les honneurs et les fonctions qui lui appartenaient selon l’esprit et non selon la lettre de l’histoire chrétienne. Et on a eu raison de le faire, s’il est vrai que la lettre tue et que l’esprit vivifie.
Ce n’est pas ici le lieu d’exposer tout le développement historique de la papauté et de reproduire les témoignages innombrables de la tradition orthodoxe qui prouvent la légitimité du pouvoir souverain des papes dans l’Église Universelle.
Pour montrer le fondement historique de notre thèse à ceux de nos lecteurs qui ne sont pas versés dans l’histoire ecclésiastique, il nous suffira de nous arrêter à une seule époque mémorable dans les destinées de la papauté, — époque assez ancienne pour imposer le respect à nos orthodoxes traditionnalistes et qui, en même temps, est éclairée par le plein jour de l’histoire, parfaitement documentée et ne présente dans ses traits essentiels rien d’obscur ou de douteux. C’est le milieu du Ve siècle — le temps où l’Église romaine était si dignement représentée par le pape saint Léon le Grand.
Il est intéressant pour nous de voir comment ce pontife romain, qui est en même temps un saint de l’Église gréco-russe, considérait lui-même son pouvoir et comment ses affirmations étaient reçues dans la partie orientale de l’Église.
Dans un de ses sermons, après avoir rappelé que le Christ est le seul pontife dans le sens absolu du mot, saint Léon continue en ces termes : « Or, il n’a pas délaissé la garde de son troupeau ; et c’est de son pouvoir principal et éternel que nous avons accepté le don abondant de la puissance apostolique, et son secours n’est jamais absent de son œuvre. — Car la solidité de la foi louée dans le prince des apôtres est perpétuelle, et comme ce que Pierre a cru dans le Christ demeure permanent, ainsi demeure permanent ce que le Christ a institué dans Pierre (et sicut permanet quod in Christo Petrus credidit, ita permanet quod in Petro Christus instituit). Elle reste donc la disposition de la vérité ; et le bienheureux Pierre persévérant dans la force acceptée de la Roche, n’a pas abandonné les rênes de l’Église qu’il a reçues. Ainsi, si nous agissons et si nous discernons avec justice, si nous obtenons quelque chose de la miséricorde de Dieu par des supplications quotidiennes, c’est l’œuvre et le mérite de celui dont la puissance vit et dont l’autorité excelle dans son siège. »
Et en parlant des évêques rassemblés à Rome pour la fête de saint Pierre, saint Léon dit qu’ils ont voulu honorer par leur présence « celui qu’ils savent être, sur ce siège (de Rome), non seulement le président, mais aussi le primat de tous les évêques[82] ».
Dans un autre discours, après avoir exprimé ce que nous pouvons appeler la vérité ecclésiastique fondamentale, à savoir que dans le domaine de la vie intérieure, la vie de la grâce, tous les chrétiens sont des prêtres et des rois, mais que les différences et les inégalités sont nécessaires dans la structure extérieure du corps mystique du Christ, — saint Léon ajoute : « Et cependant de l’univers entier Pierre seul est élu et c’est lui qui est préposé à tout : et à la convocation de toutes les nations, et à tous les apôtres, et à tous les Pères de l’Église, afin que, quoiqu’il y ait dans le peuple de Dieu plusieurs prêtres et plusieurs pasteurs, tous cependant soient proprement régis par Pierre, étant principalement régis par le Christ. C’est là, ô bien-aimés, une grande participation (magnum consortium) à la puissance que la volonté divine a accordée à cet homme. Et si elle a voulu que les autres chefs eussent quelque chose en commun avec lui, elle n’a jamais donné autrement que par lui ce qu’elle n’a pas refusé aux autres. Et Moi je te dis : c’est-à-dire comme Mon Père t’avait manifesté Ma divinité, ainsi Je te fais connaître ton excellence, — que tu es Pierre : c’est-à-dire, si Je suis la Roche inviolable, Moi la pierre angulaire faisant de deux un, Moi le fondement en dehors duquel personne n’en peut placer d’autre, — tu es pourtant aussi la Roche, étant rendu solide par ma force et ayant en commun avec Moi par participation ce que J’ai en propre par ma puissance[83].
« Le pouvoir de lier et de délier a passé aussi aux autres apôtres et par eux à tous les chefs de l’Église ; mais ce n’est pas en vain qu’on a confié à un seul ce qui appartient à tous. — Pierre est muni de la force de tous, et l’assistance de la grâce divine est ordonnée d’une telle manière que la fermeté qui est donnée par le Christ à Pierre est conférée par Pierre aux apôtres[84]. »
Comme Pierre participe au pouvoir souverain du Christ sur l’Église Universelle, de même l’évêque de Rome occupant le siège de Pierre est le représentant actuel de ce pouvoir.
« Pierre ne cesse pas de présider à son siège, et son consortium avec le Pontife éternel ne lui fait jamais défaut. Car cette solidité qu’il reçut — fait pierre lui-même — du Christ qui est la pierre — passa en ses héritiers, et partout où se manifeste quelque fermeté, c’est sans doute la force du pasteur par excellence qui apparaît. — Qui, en estimant la gloire du bienheureux Pierre, serait assez ignorant ou assez envieux pour prétendre qu’il y a quelque partie de l’Église qui ne soit pas régie par sa sollicitude, qui ne croisse pas par son secours[85] ? »
« Quoique tous les pasteurs particuliers commandent à leurs troupeaux par une sollicitude spéciale et savent qu’ils rendront compte des brebis qui leur ont été confiées, — c’est nous seuls cependant qui devons partager le soin avec tous, et l’administration de chacun est une portion de notre labeur. Car comme de tout l’univers on a recours au siège du bienheureux apôtre Pierre, et cet amour envers l’Église Universelle, qui lui a été commandé par le Seigneur, est exigé aussi de la part de notre dispensation, — nous sentons sur nous un poids d’autant plus lourd que notre devoir envers tous est plus grand[86]. »
La gloire de saint Pierre est pour saint Léon inséparable de la gloire de l’Église romaine qu’il appelle « la race sainte, le peuple élu, la cité sacerdotale et royale, devenue la tête de l’univers par le siège sacré du bienheureux Pierre[87] ».
« Celui-ci, le chef de l’ordre apostolique, est destiné à la citadelle de l’Empire Romain afin que la lumière de la vérité qui se révélait pour le salut de toutes les nations, s’écoule d’une manière plus efficace de la tête elle-même par tout le corps du monde[88]. »
Selon cette notion du pouvoir souverain de Pierre demeurant en permanence dans l’Église romaine, saint Léon ne pouvait se considérer autrement que comme « le recteur de l’univers chrétien[89] », responsable de la paix et du bon ordre dans toutes les Églises[90]. « Veiller assidûment à cette tâche immense était pour lui un devoir religieux. » La raison de la piété (ratio pietatis), écrit-il aux évêques de l’Afrique, exige qu’avec la sollicitude que nous devons, par une institution divine, à l’Église Universelle, nous nous efforcions de connaître la vérité certaine des choses. Car l’état et l’ordre de toute la famille du Seigneur seraient ébranlés si quelque chose dont le corps aurait besoin ne se trouvait pas dans la tête[91]. »
Le même sentiment est exprimé avec plus de développements dans l’épître aux évêques de la Sicile : « Nous sommes sollicité par les préceptes divins et par les admonitions apostoliques de veiller avec une affection active sur l’état de toutes les Églises ; et s’il s’y trouve quelque chose de répréhensible nous devons avec un soin diligent avertir le coupable tantôt d’ignorance imprudente, tantôt d’usurpation présomptueuse. Sous l’empire de la parole du Seigneur, qui a pénétré le bienheureux Pierre par la triple répétition de la sanction mystique pour que celui qui aime le Christ paisse les brebis du Christ, — la révérence de son siège que nous occupons, par l’abondance de la grâce divine, nous oblige à éviter autant que nous le pouvons le péril de la paresse ; pour qu’on ne cherche pas en vain chez nous la profession du Saint Apôtre par laquelle il s’est affirmé comme disciple du Seigneur. Car celui qui paît avec négligence le troupeau tant de fois transmis est convaincu de ne pas aimer le souverain pasteur[92]. »
Dans son épître au patriarche de Constantinople, saint Flavien, le pape s’attribue la tâche de conserver intacte la foi catholique par l’amputation des dissensions, d’avertir par son autorité (nostrâ auctoritate) les défenseurs de l’erreur et de fortifier ceux dont la foi est approuvée[93].
Quand l’empereur Théodose II voulut intercéder auprès de saint Léon en faveur de l’archimandrite Eutychès (l’initiateur de l’hérésie monophysite), le Souverain pontife répondit qu’Eutychès pouvait être pardonné s’il rétractait les opinions condamnées par le pape. Celui-ci décide définitivement dans la question dogmatique. « Quant à ce que l’Église catholique croit et enseigne sur le mystère de l’incarnation du Seigneur — cela est pleinement contenu dans mon écrit envoyé à mon frère et coévêque Flavien[94]. »
Saint Léon n’admettait pas que le conseil œcuménique eût à décider du dogme qui était déjà défini par le pape[95]. Dans l’instruction que le pape donne à son légat, l’évêque Paschasinus, il lui indique son épître dogmatique à Flavien comme la formule complète et définitive de la vraie foi[96]. Dans une autre lettre à l’empereur Marcien, saint Léon se déclare instruit par l’esprit de Dieu pour apprendre et enseigner la vraie foi catholique[97]. Dans une troisième lettre au même, il fait savoir qu’il n’a demandé la convocation du concile que pour rétablir la paix de l’Église Orientale[98], et, dans l’épître adressée au concile lui-même, il dit qu’il ne l’accepte qu’en « réservant le droit et l’honneur appartenant au siège du bienheureux Pierre l’Apôtre », et il exhorte les évêques orientaux à « s’interdire entièrement l’audace de disputer contre la foi divinement inspirée » — telle qu’il l’a déterminée dans son épître dogmatique. « Il n’est pas permis, dit-il, de défendre ce qu’il n’est pas permis de croire ; puisque dans nos lettres envoyées à l’évêque Flavien, de bienheureuse mémoire, nous avons déjà expliqué très complètement et avec la plus grande clarté (plenissime et lucidissime), selon les autorités évangéliques, les paroles prophétiques et la doctrine apostolique, quelle est la pieuse et pure confession concernant le mystère de l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ[99].
Et voici en quels termes saint Léon fait part aux évêques gaulois des résultats du concile de Chalcédoine :
« Le saint Synode, en adhérant avec une pieuse unanimité aux écrits de notre humilité, renforcés par l’autorité et le mérite de monseigneur le bienheureux apôtre Pierre, a effacé cet opprobre abominable de l’Église de Dieu » (l’hérésie d’Eutychès et de Dioscore)[100].
Mais, outre ce résultat approuvé par le pape, on sait que le concile de Chalcédoine fut signalé par un acte d’un genre différent : dans une séance irrégulière, les évêques orientaux soumis au patriarche de Constantinople promulguèrent le célèbre canon, le vingt-huitième, par lequel ils décernèrent à leur chef hiérarchique la primauté en Orient au détriment des patriarches d’Alexandrie et d’Antioche. Il est vrai qu’ils déclarèrent eux-mêmes ce canon provisoire et le soumirent humblement au jugement de saint Léon. Celui-ci le rejeta avec indignation ; et ce lui fut une nouvelle occasion d’affirmer ses principes hiérarchiques et l’étendue de son pouvoir. Il fait remarquer en premier lieu (dans sa lettre à l’empereur) que les prétentions du patriarche constantinopolitain se fondant sur des considérations politiques n’ont rien de commun avec la primauté de saint Pierre qui est une institution divine. « Autre est la raison des choses séculières, et autre est celle des choses divines ; et en dehors de la seule Roche que le Seigneur a posée comme fondement aucune construction ne sera stable. — Qu’il lui suffise (au patriarche Anatole) d’avoir obtenu l’épiscopat d’une telle ville avec l’aide de votre piété et par l’assentiment de ma faveur. Il ne doit pas dédaigner la cité royale qu’il ne peut pas transformer en siège apostolique ; et qu’il n’espère d’aucune façon pouvoir augmenter sa dignité par l’offense des autres. — Qu’il pense bien à cela, puisque c’est à moi que le gouvernement de l’Église est confié. Je serais responsable si les règles ecclésiastiques étaient violées par suite de ma complaisance (que cela soit loin de moi !), et si la volonté d’un seul frère avait plus de valeur auprès de moi que l’utilité commune de la maison universelle du Seigneur[101]. »
« Les conventions des évêques qui répugnent aux saints canons de Nicée, nous les déclarons non avenues, et, par l’autorité du bienheureux apôtre Pierre, nous les annulons entièrement par une définition générale[102]. »
Dans sa réponse à la supplique des évêques du quatrième concile, le pape confirme son approbation de leur décret dogmatique (formulé d’après son épître à Flavien) ainsi que l’annulation du vingt-huitième canon. « Avec quelle révérence, leur écrit-il, le siège apostolique observe les règles des Saints Pères, votre sainteté pourra l’apprécier en lisant mes écrits par lesquels j’ai repoussé les prétentions de l’évêque constantinopolitain ; et vous comprendrez que je suis, avec l’aide du Seigneur, le gardien de la foi catholique et des constitutions paternelles[103]. »
Quoique saint Léon, comme nous venons de le voir, ne pensât pas qu’après les définitions de son épître un concile œcuménique fût nécessaire dans l’intérêt de la vérité dogmatique, il le trouvait très désirable au point de vue de la paix de l’Église ; et l’adhésion spontanée et unanime du concile à ses décrets le remplit de joie. Cette unité libre réalisait selon lui l’idéal des rapports hiérarchiques[104]. « Le mérite de l’office sacerdotal, écrit-il à l’évêque Théodoret de Cyre, acquiert une grande splendeur là où l’autorité des supérieurs est conservée de telle façon que la liberté des inférieurs ne paraisse nullement diminuée. — Le Seigneur n’a pas permis que nous souffrions aucun détriment dans nos frères, mais ce qu’il a défini auparavant par notre ministère Il le confirma ensuite par le sentiment irrétractable de la fraternité universelle ; pour montrer que c’est vraiment de Lui que provenait « l’acte dogmatique » qui, émis auparavant par le premier de tous les sièges, fut reçu par le jugement de tout l’univers chrétien, pour qu’en cela aussi les membres soient d’accord avec la tête[105]. »
On sait que le savant Théodoret, accusé de nestorianisme, a été disculpé au concile de Chalcédoine : mais il ne regardait lui-même ce jugement que comme provisoire et il s’adressa au pape pour avoir de lui un arrêt définitif. Saint Léon le déclara orthodoxe en ces termes : « Au nom de notre Dieu béni dont la vérité invincible t’a démontré pur de toute tache d’hérésie selon le jugement du siège apostolique, » et il ajoute : « Nous reconnaissons le très grand soin que prend de nous tous le bienheureux Pierre qui, après avoir affirmé le jugement de son siège dans la définition de la foi, a justifié les personnes injustement condamnées[106]. »
Tout en reconnaissant dans l’accord libre l’idéal de l’unité ecclésiastique, saint Léon distinguait clairement dans cette unité l’élément de l’autorité et l’élément du conseil : le Saint-Siège qui décide et le concile œcuménique qui consent. Ce consentement de la fraternité universelle est exigé par l’idéal de l’Église ; la vie ecclésiastique est incomplète sans l’unanimité de tous ; mais sans l’acte décisif du pouvoir central le consentement universel lui-même manque de base réelle et ne saurait avoir son effet, comme l’histoire de l’Église le prouve suffisamment. Le dernier mot dans toute question de dogme, la confirmation définitive de tout acte ecclésiastique appartiennent au siège de saint Pierre. C’est pour cela qu’en écrivant au patriarche de Constantinople, Anatole, à propos d’un clerc constantinopolitain, Atticus, qui devait rétracter ses opinions hérétiques et se soumettre au quatrième concile, saint Léon fait une différence essentielle entre sa part à lui dans les décisions du concile œcuménique et la part qui revient au patriarche grec : « Il (Atticus) doit professer qu’il maintiendra sur tous les points la définition de la foi du concile chalcédonien, à laquelle ta charité a consenti en la souscrivant et qui a été confirmée par l’autorité du siège apostolique[107]. »
On ne saurait mieux formuler le principe constitutif du gouvernement ecclésiastique qu’en y distinguant, comme le fait saint Léon, l’autorité qui confirme de la charité qui consent. Ce n’est certes pas une primauté d’honneur que revendique le Pape par ces paroles. Bien loin de là, saint Léon admettait parfaitement l’égalité d’honneur entre tous les évêques ; à ce point de vue, tous étaient pour lui des frères et des coévêques. C’était, au contraire, la différence du pouvoir qu’il affirmait en termes explicites. La fraternité de tous n’exclut pas pour lui l’autorité d’un seul.
En écrivant à Anastasius, évêque de Salonique, sur les affaires qui ont été confiées à sa fraternité par l’autorité du bienheureux apôtre Pierre[108], il résume ainsi la notion du principe hiérarchique : « Entre les bienheureux apôtres eux-mêmes il y a eu dans la similitude d’honneur une différence de pouvoir ; et, si l’élection était égale pour tous, la prééminence sur les autres a été pourtant donnée à un seul. De cette forme est venue aussi la distinction des évêques, et il a été disposé, selon un grand ordre providentiel, que tous ne puissent s’arroger toute chose, mais que dans chaque province il y eût quelqu’un qui possédât sur les frères la primauté de juridiction (littéralement : la première sentence) ; et de nouveau dans les cités plus grandes ont été institués ceux qui reçurent une charge plus étendue, et par ceux-ci le soin de l’Église Universelle revient au siège unique de Pierre, et rien ne doit se séparer de son chef[109]. »
Quant à la garantie et à la sanction définitive de ce « grand ordre providentiel » elles consistent, selon saint Léon, en ce que le chef unique de l’Église, auquel se rattachent les droits et les devoirs de tous, ne tient pas son pouvoir des institutions humaines et des circonstances historiques, mais représente la pierre inébranlable de la Vérité et de la Justice posée par le Seigneur Lui-même comme base de Son édifice social. Ce ne sont pas les considérations d’utilité seulement, c’est surtout la ratio pietatis qu’invoque celui qui a reçu l’administration de l’Église entière e divinâ institutione[110].
Dans les écrits et les actes de Léon Ier ce n’est plus le germe de la papauté souveraine que nous voyons, c’est cette papauté elle-même qui se manifeste dans toute l’étendue de ses attributions. Pour ne mentionner que le point le plus important, quatorze siècles avant Pie IX la doctrine de l’infaillibilité ex cathedrâ a été proclamée. Saint Léon affirme que l’autorité de la chaire de saint Pierre suffit à elle seule pour résoudre une question dogmatique fondamentale et il demande au concile œcuménique non pas de définir le dogme, mais de consentir, pour la paix de l’Église, à la définition donnée par le pape qui, de droit divin, est le gardien légitime de la vraie foi catholique. Si cette thèse, qui n’a été que développée par le concile du Vatican (dans sa constitutio dogmatica de Ecclesiâ Christi), est une hérésie comme on l’a prétendu chez nous, le pape saint Léon le Grand est un hérétique manifeste ou même un hérésiarque puisque personne avant lui n’a affirmé cette thèse d’une manière si explicite, avec tant de force et tant d’insistance.
Voyons donc quel accueil l’Église orthodoxe a fait aux affirmations autoritaires du pape saint Léon. Prenons les actes des conciles grecs contemporains de ce pape (les volumes V, VI et VII de la collection Mansi) et lisons les documents. Nous trouvons d’abord une lettre remarquable de l’évêque Pierre Chrysologue à l’archimandrite Eutychès. Quand le patriarche de Constantinople, saint Flavien, après avoir, d’accord avec son synode, condamné l’archimandrite d’un des couvents de la capitale grecque, Eutychès, pour cause d’hérésie, s’adressa au pape Léon pour obtenir de lui la confirmation de cette sentence, Eutychès, d’après des conseils qu’on lui donnait à la cour impériale, où il avait des protecteurs puissants, chercha à gagner à sa cause quelques évêques orthodoxes. Il reçut de l’un d’eux, Pierre Chrysologue, la réponse suivante : « Surtout nous te conseillons, frère vénérable, de t’en tenir avec la plus grande confiance aux écrits du bienheureux pape de la ville de Rome ; puisque le bienheureux apôtre Pierre qui vit et qui préside dans sa propre chaire donne à ceux qui cherchent la vérité de la foi. Quant à nous, soucieux de la paix et de la foi, nous ne pouvons connaître des causes concernant la religion sans le consentement de l’évêque de Rome[111]. »
Pierre Chrysologue, quoique grec et écrivant à un grec, était cependant évêque de Ravenne et partant à moitié occidental. Mais quelques pages plus loin nous découvrons la même doctrine chez le représentant de la métropole Orientale, Flavien, un saint et un confesseur de l’Église orthodoxe : « Toute cette affaire, écrit-il au pape à propos de l’hérésie d’Eutychès, n’a besoin que de votre seule et unique sentence qui peut arranger tout pour la paix et le calme. Ainsi l’hérésie qui s’est élevée et les troubles qui s’ensuivirent seront complètement supprimés, avec l’aide de Dieu, par votre écrit sacré ; ce qui rendra inutile la convocation, d’ailleurs si difficile, d’un concile[112]. »
Après le saint patriarche de Constantinople écoutons le très savant évêque de Cyre, Théodoret, que l’Église grecque a béatifié. « Si Paul, écrit-il au pape Léon, si Paul, le héraut de la vérité, la trompe du Saint-Esprit, a eu recours au grand Pierre, — nous, simples et petits, devons-nous d’autant plus recourir à votre trône apostolique pour recevoir de vous la guérison des plaies qui affligent les Églises. Car la primauté vous appartient pour toutes les raisons. Votre trône est orné de toute espèce de prérogatives, mais surtout de celle de la foi ; et le divin apôtre est un témoin sûr quand il s’écrie en parlant à l’Église de Rome : — votre foi est annoncée dans tout l’univers… — C’est votre siège qui possède le dépôt des pères et docteurs de la vérité, Pierre et Paul, — illuminant les âmes des fidèles. Ce couple divin et trois fois bienheureux est apparu en Orient et il a distribué partout ses rayons ; mais c’est en Occident qu’il a voulu recevoir la délivrance de la vie et c’est de là qu’il éclaire maintenant l’univers. Ils ont manifestement illuminé votre trône et c’est là le comble de vos biens[113].
« Et moi je n’ai qu’à attendre la sentence de Votre trône apostolique. Et je supplie, et je demande à Votre Sainteté de m’ouvrir — à moi, le calomnié, — Votre droit et Juste Tribunal : ordonnez seulement et je cours pour recevoir de Vous ma doctrine dans laquelle je n’ai voulu que suivre les traces apostoliques[114]. »
Ce n’étaient pas de vaines paroles, des phrases de rhéteur, que les représentants de l’orthodoxie adressaient au pape. Les évêques grecs avaient de bonnes raisons pour tenir fermement à l’autorité suprême du siège apostolique. Le « brigandage d’Éphèse » venait de leur montrer ad oculos ce que pouvait être un concile œcuménique sans le pape. Rappelons-nous les circonstances instructives de cet événement.
Depuis le IVe siècle, la partie hellénisée de l’Église souffrait de la rivalité et de la lutte continuelle entre deux centres hiérarchiques : l’ancien patriarcat d’Alexandrie et le nouveau — de Constantinople. Les phases extérieures de cette lutte dépendaient principalement de la position que prenait la cour de Byzance ; et si nous voulons savoir par quoi était déterminée cette position du pouvoir séculier à l’égard des deux centres ecclésiastiques de l’Orient, nous constatons un fait remarquable. On pourrait croire a priori que l’Empire byzantin avait, au point de vue politique, à choisir entre trois lignes de conduite : ou bien il soutiendrait le nouveau patriarcat de Constantinople comme sa propre création qui se trouvait toujours entre ses mains et ne pouvait jamais parvenir à une indépendance durable ; ou bien le césarisme byzantin, pour ne pas avoir à réprimer chez soi les tendances cléricales et pour s’affranchir d’un lien trop étroit et trop importun, pouvait préférer avoir le centre du gouvernement ecclésiastique quelque part plus loin, mais toujours dans la sphère de sa puissance ; et dans ce but il trouverait bon de soutenir le patriarcat d’Alexandrie qui satisfaisait à ces deux conditions et avait en outre pour appuyer sa primauté relative (sur l’Orient) la raison traditionnelle et canonique ; ou bien enfin le gouvernement impérial choisirait le système de l’équilibre en protégeant tantôt l’un, tantôt l’autre des sièges rivaux, selon les circonstances politiques. On peut voir cependant qu’il n’en était rien en réalité. En faisant une large part aux accidents individuels et aux rapports purement personnels, on doit reconnaître qu’il y avait une raison générale qui déterminait la conduite des empereurs byzantins dans la lutte hiérarchique de l’Orient ; mais cette raison était en dehors des trois considérations politiques que nous venons d’indiquer. Si les empereurs variaient dans leurs rapports avec les deux patriarcats en appuyant tantôt l’un, tantôt l’autre, ces variations ne tenaient pas au principe de l’équilibre : la cour byzantine soutenait toujours non pas celui des deux hiérarques rivaux qui était le plus inoffensif au moment donné, mais celui qui avait tort au point de vue religieux ou moral. Il suffisait à un patriarche, soit de Constantinople, soit d’Alexandrie, d’être hérétique ou pasteur indigne pour s’assurer pendant longtemps, sinon pour toujours, la protection énergique de l’Empire. Et, au contraire, un saint ou un champion de la vraie foi, en montant sur la chaire épiscopale, dans la ville d’Alexandre aussi bien que dans celle de Constantin, devait se préparer d’avance aux haines et aux persécutions impériales et souvent même au martyre.
Cette tendance irrésistible du gouvernement byzantin vers l’injustice, la violence et l’hérésie, et cette antipathie invincible pour les plus dignes représentants de la hiérarchie chrétienne se révélèrent de bonne heure. L’Empire vient à peine de reconnaître la religion chrétienne qu’il persécute déjà la lumière de l’orthodoxie, — saint Athanase. Tout le long règne de Constance, fils de Constantin le Grand, est rempli par la lutte contre le glorieux patriarche d’Alexandrie, tandis que les évêques hérétiques de Constantinople sont protégés par l’Empereur. Et ce n’était pas la puissance du siège alexandrin, c’était la vertu de celui qui l’occupait qui était insupportable au César chrétien. Quand un demi-siècle plus tard les rôles changèrent, quand ce fut la chaire de Constantinople qui se trouva occupée par un grand saint — Jean Chrysostome, — tandis que le patriarcat d’Alexandrie était tombé aux mains d’un homme des plus méprisables, Théophile, c’est ce dernier qui fut favorisé par la cour de Byzance ; et celle-ci usa de tous les moyens pour faire périr Chrysostome. Est-ce bien le caractère indépendant du grand orateur chrétien qui, seul, faisait ombrage au palais impérial ? Cependant, peu après, l’Église de Constantinople eut pour chef un esprit non moins indomptable, un caractère non moins indépendant — Nestorius ; mais, comme Nestorius réunissait à ces qualités celle d’un hérésiarque déterminé, il reçut toutes les faveurs de l’empereur Théodose II, qui n’épargna rien pour le soutenir dans sa lutte contre le nouveau patriarche d’Alexandrie, saint Cyrille, émule — sinon par les vertus privées, du moins par le zèle orthodoxe et la science théologique — du grand Athanase. Nous allons voir immédiatement pourquoi le gouvernement impérial ne réussit pas à maintenir l’hérétique Nestorius et à perdre saint Cyrille. — Peu de temps après, les rôles changèrent de nouveau : le patriarcat de Constantinople eut en saint Flavien un digne successeur de Jean Chrysostome, et le siège d’Alexandrie passa à un nouveau Théophile, — Dioscore, surnommé le pharaon d’Égypte. Saint Flavien était un homme doux et sans prétentions ; Dioscore, souillé de tous les crimes, se signalait surtout par une ambition démesurée et par un esprit despotique auquel il devait son surnom. Au point de vue purement politique il était évident que le gouvernement impérial n’avait rien à craindre de saint Flavien, tandis que les aspirations dominatrices du nouveau « pharaon » devaient inspirer une juste méfiance. Mais saint Flavien était orthodoxe ; et Dioscore avait le grand avantage de favoriser la nouvelle hérésie monophysite. À ce titre il obtint la protection de la cour de Byzance[115] ; et un concile œcuménique fut convoqué sous ses auspices pour donner à sa cause une autorité légale. Dioscore avait tout pour lui : l’appui du bras séculier, un clergé bien discipliné qu’il amenait avec lui de l’Égypte et qui lui était aveuglement dévoué, une foule de moines hérétiques, un parti considérable dans le clergé des autres patriarcats et enfin la lâcheté de la majorité des évêques orthodoxes qui n’osaient pas résister ouvertement à une erreur quand elle était protégée par « la majesté sacrée du divin Auguste ». Saint Flavien était condamné d’avance, et avec lui l’orthodoxie elle-même devait s’écrouler dans toute l’Église orientale, — si cette Église était abandonnée à ses propres forces. Mais il y avait en dehors d’elle un pouvoir religieux et moral avec lequel les « pharaons » et les Empereurs étaient obligés de compter. Si dans la lutte des deux patriarcats orientaux la cour byzantine prenait toujours le parti du coupable et de l’hérétique, la cause de la justice et de la vraie foi, — qu’elle fût représentée par Alexandrie ou par Constantinople, — ne manquait jamais de trouver un vigoureux appui auprès du siège apostolique de Rome. Le contraste est vraiment frappant. C’est l’empereur Constance qui persécute sans relâche saint Athanase : c’est le pape Jules qui le soutient et le défend contre tout l’Orient. C’est le pape Innocent qui proteste énergiquement contre la persécution de saint Jean Chrysostome et qui, après la mort du grand saint, prend l’initiative pour réhabiliter sa mémoire dans l’Église. C’est encore le pape Célestin qui appuie de toute son autorité saint Cyrille dans sa lutte hardie contre l’hérésie de Nestorius protégée par le bras séculier ; et l’on ne saurait douter que sans l’aide du siège apostolique le patriarche alexandrin, quelque énergique qu’il fût, n’aurait pas pu vaincre les forces réunies du pouvoir impérial et de la majeure partie du clergé grec. Ce contraste entre l’action de l’Empire et celle de la papauté pourrait être constaté plus loin à travers l’histoire de toutes les hérésies orientales, qui, non seulement étaient toujours favorisées, mais quelquefois même inventées par les empereurs (l’hérésie monothélète de l’empereur Héraclius, l’hérésie iconoclaste de Léon l’Isaurien). Mais nous devons nous arrêter au Ve siècle, à la lutte des deux patriarcats et à l’histoire instructive du « brigandage » d’Éphèse.
On savait donc, par une expérience réitérée, que dans les disputes des deux chefs hiérarchiques de l’Orient le pape occidental n’avait pas de préférences et de parti pris, mais que son appui était toujours assuré à la cause de la justice et de la vérité. Ainsi Dioscore, le tyran et l’hérétique, ne pouvait compter à Rome sur le même secours que son prédécesseur saint Cyrille. Le plan de Dioscore était d’obtenir la primauté du pouvoir dans toute l’Église orientale par la condamnation de saint Flavien et par le triomphe du parti égyptien, plus ou moins monophysite, dont lui, Dioscore, était le chef. Ne pouvant espérer le consentement du pape pour la réalisation d’un tel plan, il résolut d’atteindre son but sans le pape ou même contre lui.
L’an 449 un concile œcuménique en forme se rassembla à Éphèse. Toute l’Église orientale y était représentée. Les légats du pape saint Léon y assistaient aussi, mais on ne leur permit pas de présider le concile. Dioscore, protégé par les officiers impériaux, entouré de ses évêques égyptiens et d’une foule de clercs armés de bâtons, siégeait comme un roi au milieu de sa cour. Les évêques du parti orthodoxe tremblaient et se taisaient. « Tous, — lisons-nous dans les Menées russes (vie de saint Flavien), — tous aimaient les ténèbres plus que la lumière et préféraient le mensonge à la vérité, en voulant plutôt plaire au roi terrestre qu’à celui des cieux ». On soumit saint Flavien à un jugement dérisoire. Quelques évêques se jetèrent aux pieds de Dioscore en implorant sa miséricorde pour l’accusé. Ils furent maltraités par les Égyptiens ; ceux-ci criaient à tue-tête : qu’on coupe en deux ceux qui séparent le Christ ! — On distribua aux évêques orthodoxes des tablettes sur lesquelles rien n’était écrit et sur lesquelles ils étaient contraints d’apposer leurs signatures. Ils savaient qu’on allait y inscrire ensuite une formule hérétique. La plupart signèrent sans protester. Quelques-uns voulurent ajouter des réserves à leurs signatures, mais les clercs égyptiens leur arrachèrent de force les tablettes en leur brisant les doigts à coups de bâton. Enfin Dioscore se leva et prononça au nom du concile la sentence de condamnation contre Flavien, qui était déposé, excommunié et livré au bras séculier. Flavien voulut protester, mais les clercs de Dioscore se jetèrent sur lui et le maltraitèrent à ce point qu’il expira deux jours après.
Quand l’iniquité, la violence et l’erreur triomphaient ainsi dans un concile œcuménique, où était-elle l’Église infaillible et inviolable du Christ ? Elle était présente et elle se manifesta. Au moment où saint Flavien était meurtri par les brutalités des serviteurs de Dioscore, quand les évêques hérétiques acclamaient bruyamment le triomphe de leur chef, en présence des évêques orthodoxes tremblants et muets, — Hilaire, diacre de l’Église romaine, s’écria : « Contradicitur[116] ! » Ce n’était pas certes la foule terrifiée et silencieuse des orthodoxes orientaux qui représentait en ce moment l’Église de Dieu. Toute la puissance immortelle de l’Église s’était concentrée pour la chrétienté orientale dans ce simple terme juridique prononcé par un diacre romain : contradicitur. On a l’habitude chez nous de reprocher à l’Église occidentale son caractère éminemment juridique et légaliste. Sans doute les principes et les formules du droit romain ne sont pas reconnus dans le Royaume de Dieu. Mais « le brigandage d’Éphèse » était bien fait pour donner raison à la justice latine. Le « contradicitur » du diacre romain c’était le principe contre le fait, le droit contre la force brutale, c’était la fermeté morale imperturbable devant le crime triomphant des uns et la lâcheté des autres, — c’était en un mot la Roche inébranlable de l’Église contre les portes de l’Enfer.
Les meurtriers du patriarche de Constantinople n’osèrent pas toucher au diacre de l’Église romaine. Et dans l’espace de deux années seulement le contradicitur romain changea « le très saint concile œcuménique d’Éphèse » en « brigandage d’Éphèse, » fit déposer l’assassin mitré, valut à la victime la canonisation et amena la réunion, sous la présidence des légats romains, du vrai concile œcuménique de Chalcédoine.
Le pouvoir central de l’Église Universelle est la base inébranlable de la justice sociale, parce qu’il est l’organe infaillible de la vérité religieuse. Il s’agissait pour le pape Léon, non seulement de rétablir dans l’Orient chrétien l’ordre moral ébranlé par les méfaits du patriarche alexandrin, mais encore d’affermir ses frères orientaux dans la vraie foi menacée par l’hérésie monophysite. Il y allait de la vérité spécifique du Christianisme — de la vérité de l’Homme-Dieu. Les monophysites, en affirmant que Jésus-Christ après l’incarnation est exclusivement Dieu, son humanité ayant été complètement absorbée par sa divinité, voulaient revenir, sans le soupçonner peut-être, au Dieu inhumain du paganisme oriental, à ce Dieu qui consume toute créature et qui n’est qu’un abîme insondable pour l’esprit humain. C’était au fond une négation dissimulée de la révélation et de l’incarnation permanente. Mais parce que c’était une négation dissimulée, abritée sous la grande autorité théologique de saint Cyrille (qui, en insistant contre Nestorius sur l’unité de la personne en Jésus-Christ, avait laissé échapper de sa plume une formule inexacte : Μία φύσις τοῦ Λόγου σεσαρκωμένη. — La nature une du Dieu Verbe, incarnée), il était nécessaire de donner à la vérité de l’humanité divine une nouvelle formule, claire et définitive. Tout le monde orthodoxe attendait cette formule du successeur de saint Pierre. Le pape Léon lui-même était pénétré de l’importance de la question. « Le Sauveur du genre humain, Jésus-Christ, disait-il, en établissant la foi qui rappelle les impies à la justice et les morts à la vie, versait dans l’esprit de ses disciples les admonitions de sa doctrine et les miracles de ses œuvres, afin que le même Christ soit reconnu comme le Fils unique de Dieu et comme le Fils de l’Homme. Car l’une de ces croyances, sans l’autre, ne profitait pas au salut, et il était également périlleux de croire le Seigneur Jésus-Christ seulement Dieu et non homme, ou seulement homme et non Dieu (en se faisant dans le premier cas inaccessible à notre infirmité, et, dans le second, impuissant à nous sauver). Mais il fallait confesser l’un et l’autre, car de même que la véritable humanité était inhérente à Dieu, ainsi la vraie divinité était inhérente à l’Homme. C’est donc pour confirmer la connaissance éminemment salutaire (saluberrimam) que le Seigneur interrogea ses disciples ; et l’apôtre Pierre, par la révélation de l’Esprit du Père, surmontant le corporel et surpassant l’humain, vit par les yeux de l’intelligence le Fils du Dieu vivant et confessa la gloire de la Divinité, car il envisageait autre chose que la seule substance de chair et de sang. Et il s’est tellement complu dans la sublimité de cette foi que, déclaré bienheureux, il acquit la fermeté sacrée de la pierre inviolable, sur laquelle l’Église étant fondée doit prévaloir contre les portes de l’Enfer et contre les lois de la mort. C’est pour cela que dans le jugement de toutes les causes rien ne sera ratifié aux cieux que ce qui est établi par l’arbitre de Pierre[117]. »
Professant que la fonction fondamentale de l’autorité ecclésiastique — celle d’affirmer et de déterminer la vérité chrétienne — est permanente dans la chaire de saint Pierre qu’il occupait, Léon regarda comme son devoir d’opposer à l’hérésie nouvelle un nouveau développement de la confession apostolique. En écrivant sa célèbre épître dogmatique à Flavien, il se considère comme interprète inspiré du prince des Apôtres ; et tout l’Orient orthodoxe le considéra ainsi. Dans le limonaire[118] de saint Sophronius, patriarche de Jérusalem (au VIIe siècle), nous trouvons la légende suivante : « Quand saint Léon eut écrit son épître à saint Flavien, évêque de Constantinople, contre les impies Eutychès et Nestorius, il la plaça sur le sépulcre du suprême apôtre Pierre et, par des prières, des veilles et des jeûnes, il supplia le souverain apôtre lui-même en disant : Si, comme homme, j’ai commis une erreur, supplée à ce qui manque à mon écrit et supprime ce qui s’y trouve de trop, toi à qui notre Sauveur, Seigneur et Dieu, Jésus-Christ, a confié ce trône et l’Église entière. — Après quarante jours révolus, l’apôtre lui apparut pendant qu’il priait et lui dit : J’ai lu et j’ai corrigé. — Et ayant pris son épître du sépulcre du bienheureux Pierre, Léon l’ouvrit et la trouva corrigée par la main de l’apôtre[119]. »
Cette épître, vraiment digne d’un tel correcteur, déterminait avec une clarté et une vigueur admirables la vérité des deux natures dans la personne unique du Christ et rendait désormais impossibles dans l’Église les deux erreurs opposées — celle de Nestorius et celle d’Eutychès. L’épître de saint Léon ne fut pas lue au brigandage d’Éphèse, ce qui constitua la principale cause de cassation invoquée contre les décrets du faux concile. Dioscore, qui avait pu contraindre toute l’assemblée générale des évêques orientaux à condamner saint Flavien et à souscrire une formule hérétique, rencontra une résistance inattendue quand il osa se révolter ouvertement contre le pape. Celui-ci, instruit par ses légats de ce qui s’était passé à Éphèse, rassembla aussitôt un concile des évêques latins, à Rome, et avec leur approbation unanime condamna et déposa Dioscore. Le « pharaon » qui était revenu en triomphe à Alexandrie voulut donner le change au pape : il dut s’apercevoir bientôt qu’il ne se heurtait pas à de vaines prétentions, mais à un pouvoir spirituel vivant qui s’imposait partout aux consciences chrétiennes. L’orgueil et l’audace de l’usurpateur ecclésiastique se brisèrent contre la vraie pierre de l’Église : avec tous les moyens de violence qui lui étaient habituels il ne parvint à forcer que dix évêques égyptiens à lui prêter leurs noms pour condamner le pape Léon[120]. En Orient même, tout le monde regarda cette insulte impuissante comme un acte de démence qui acheva de perdre le « pharaon » égyptien.
Le défenseur des deux hérésies opposées, le protecteur de Nestorius et de Dioscore, l’empereur Théodose II, venait de mourir. Avec l’avènement de Pulchérie et de son époux nominal Marcien, s’ouvrit une phase très courte, pendant laquelle le gouvernement impérial, par conviction religieuse à ce qu’il paraît, se mit décidément au service de la bonne cause. Cela suffit en Orient pour rendre tout leur courage aux évêques orthodoxes et pour attirer à l’orthodoxie, professée par le nouvel empereur, tous ceux qui ne s’étaient attachés à l’hérésie que pour complaire à son prédécesseur. Mais l’empereur orthodoxe lui-même avait peu de confiance en ces évêques versatiles. Pour lui, l’autorité suprême en matière de foi appartenait au pape. « En ce qui concerne la religion catholique et la foi des chrétiens, lisons-nous dans la lettre impériale à saint Léon, nous avons trouvé juste de nous adresser premièrement à ta sainteté qui est l’inspecteur et le chef de la foi divine (τἡντε σὴν άγιωσύνην ἐπισκοπευοῦσαν κἂι άρχοῦσαν τῆς θείας πίστέως)[121]. — C’est par l’autorité du pape (σοῦ αύθεντοῦντος) que le futur concile doit, selon la pensée de l’empereur, éloigner de l’Église toute erreur impie et inaugurer une paix parfaite parmi tous les évêques de la foi catholique[122]. » Et dans une autre lettre qui suit de près la première, l’empereur affirme de nouveau que le concile devra reconnaître et exposer pour l’Orient ce que le pape a décrété à Rome[123]. L’impératrice Pulchérie tient le même langage en assurant le pape que le concile : « définira la confession catholique, comme l’exigent la foi et la piété chrétienne, par ton autorité (σοῦ αύθεντοῦντος)[124]. »
Le concile œcuménique s’étant assemblé à Chalcédoine (en 451), sous la présidence des légats romains, le premier d’entre eux, l’évêque Paschasinus, se leva et dit : « Nous avons des instructions du bienheureux évêque apostolique de la ville de Rome, qui est le chef de toutes les Églises, et il nous est prescrit de ne pas admettre Dioscore au sein du concile[125]. » Et le second légat Lucentius expliqua que Dioscore était déjà condamné pour avoir usurpé le droit de juger et pour avoir convoqué un concile sans le consentement du siège apostolique, ce qui n’était jamais arrivé auparavant et ce qui était interdit (ὂπερ ούδἐποτε γέγονεν όὺδε ἒξον γενέσθαι)[126]. Après de longs pourparlers, les représentants de l’empereur déclarèrent que Dioscore ne siégerait pas comme membre du concile, mais qu’il comparaîtrait comme accusé, puisque après sa condamnation par le pape il avait encouru l’accusation sur de nouveaux chefs[127].
Le jugement fut précédé de la lecture de l’épître dogmatique du pape que tous les évêques orthodoxes acclamèrent en s’écriant : Pierre a parlé par la bouche de Léon[128] ! Dans la séance suivante plusieurs clercs de l’Église d’Alexandrie présentèrent une supplique adressée « au très saint et aimé de Dieu archevêque universel et patriarche de la grande Rome, Léon, et au saint concile œcuménique à Chalcédoine ». C’était un acte d’accusation contre Dioscore qui — disaient les plaignants — après avoir confirmé l’hérésie à un concile de brigands et après avoir tué saint Flavien, tenta un crime encore plus grand — l’excommunication du très saint et très sacré trône apostolique de la grande Rome[129] ». — Le concile ne crut pas de son droit de juger de nouveau un évêque déjà jugé par le pape et proposa aux légats romains de prononcer la sentence contre Dioscore[130] ; ce qu’ils firent en ces termes (après avoir énuméré tous les crimes du patriarche alexandrin) : « Le très saint et bienheureux archevêque de la grande et ancienne Rome, Léon, par nous et par le saint concile ici présent, avec le trois fois bienheureux et très glorieux apôtre Pierre, qui est la roche et le fondement de l’Église catholique et la base de la foi orthodoxe, a privé ledit Dioscore du rang épiscopal et l’a privé de toute dignité sacerdotale[131]. »
La reconnaissance solennelle de l’autorité suprême du pape au concile de Chalcédoine fut couronnée par l’épître des évêques orientaux à Léon, où ils lui attribuaient le mérite de tout ce qui avait été fait au concile : « C’est toi, lui écrivaient-ils, qui par tes vicaires as dirigé et commandé (ήγεμονέυες) toute la multitude des pères comme la tête commande aux membres (ὦς κεφάλη μελῶν) — en leur montrant le vrai sens du dogme[132]. »
Pour rejeter comme une usurpation et une erreur la primauté de pouvoir et l’autorité doctrinale du siège romain, il ne suffit pas, comme on le voit, de déclarer usurpateur et hérétique un homme tel que saint Léon le Grand : il faut encore accuser d’hérésie le concile œcuménique de Chalcédoine et toute l’Église orthodoxe au Ve siècle. Telle est la conclusion qui découle avec évidence des témoignages authentiques qu’on vient de lire.
La véritable Église — temple, corps et Épouse mystique de Dieu, est une comme Dieu lui-même. Mais il y a unité et unité. Il y a l’unité négative, solitaire et stérile, qui se borne à exclure toute pluralité. C’est une simple négation qui suppose logiquement ce qu’elle nie et se manifeste comme un commencement, arbitrairement arrêté, d’un nombre indéterminé. Car rien n’empêche la raison d’admettre plusieurs unités simples et absolument égales entre elles et de les multiplier ensuite jusqu’à l’infini. Et si les Allemands appellent à bon droit un tel processus « mauvais infini » (die schlechte Unendlichkeit[133]), l’unité simple, qui en est le principe, peut bien être désignée comme mauvaise unité. Mais il y a l’unité véritable qui n’est pas opposé à la pluralité, qui ne l’exclut pas, mais qui, dans la jouissance calme de sa propre supériorité, domine son contraire et le soumet à ses lois. La mauvaise unité est le vide et le néant : la véritable est l’être un qui a tout en lui-même. Cette unité positive et féconde, en demeurant toujours ce qu’elle est, au-dessus de toute réalité bornée et multiple, contient en soi, détermine et manifeste les forces vivantes, les raisons uniformes et les qualités variées de tout ce qui existe. C’est par la profession de cette unité parfaite, produisant et embrassant tout, que commence le credo des chrétiens : in unum Deum Patrem Omnipotentem (παντοκράτορα).
Ce caractère d’unité positive (d’uni-totalité ou d’uni-plénitude) appartient à tout ce qui est ou doit être absolu dans son genre. Tel est en soi le Dieu tout-puissant, telle est idéalement la raison humaine qui peut comprendre toute chose, telle doit être enfin la véritable Église essentiellement universelle, c’est-à-dire embrassant dans son unité vivante l’humanité et le monde entier.
La vérité est une et unique en ce sens qu’il ne peut y avoir deux vérités absolument indépendantes l’une de l’autre, et à plus forte raison contraires l’une à l’autre. Mais en vertu même de cette unité, la vérité unique ne pouvant avoir en elle rien de borné, d’arbitraire et d’exclusif, ne pouvant être partielle et partiale, doit contenir dans un système logique les raisons de tout ce qui existe, doit suffire à expliquer tout. De même la véritable Église est une et unique en ce sens qu’il ne peut y avoir deux véritables Églises indépendantes l’une de l’autre et à plus forte raison en lutte l’une contre l’autre. Mais par là même, comme organisation unique de la vie divino-humaine, la véritable Église doit embrasser, dans un système réel, toute la plénitude de notre existence, doit déterminer tous les devoirs, suffire à tous les vrais besoins, répondre à toutes les aspirations humaines.
L’unité réelle de l’Église est représentée et garantie par la monarchie ecclésiastique. Mais puisque l’Église, étant une, doit être universelle, c’est-à-dire embrasser tout dans un ordre déterminé, la monarchie ecclésiastique ne peut pas rester stérile, mais doit engendrer tous les pouvoirs constitutifs de l’existence sociale complète. Et si la monarchie de Pierre, considérée comme telle, nous présente un reflet de l’unité divine et en même temps une base réelle et indispensable pour l’unification progressive de l’humanité, nous verrons aussi, dans le développement ultérieur des pouvoirs sociaux de la chrétienté, non seulement un reflet de la fécondité immanente de la Divinité, mais encore un moyen réel pour rattacher la totalité de l’existence humaine à la plénitude de la vie divine.
Quand nous disons d’un être vivant qu’il est, nous lui attribuons nécessairement une unité, une dualité et une trinité. Il y a unité puisqu’il s’agit d’un être. Il y a dualité puisque nous ne pouvons pas affirmer qu’un être est sans affirmer en même temps qu’il est quelque chose, qu’il a une objectivité déterminée. Les deux catégories fondamentales de tout être sont donc : son existence comme sujet réel et son essence objective, ou son idée (sa raison d’être). Enfin il y a une trinité dans l’être vivant : le sujet de l’être se rattache de trois manières différentes à l’objectivité qui lui appartient essentiellement ; il la possède en premier lieu par le fait même de son existence, comme réalité en soi, comme sa substance intérieure ; il la possède en second lieu dans son action propre qui est nécessairement la manifestation de cette substance ; il la possède enfin en troisième lieu dans le sentiment ou la jouissance de son être et de son action, dans ce retour sur soi-même qui procède de l’existence manifestée par l’action. La présence — sinon simultanée, du moins successive de ces trois modes d’existence — est absolument indispensable pour constituer un être vivant. Car s’il va sans dire que l’action propre et le sentiment supposent l’existence réelle du sujet donné, il est non moins certain qu’une réalité complètement privée de la faculté d’agir et de sentir ne serait pas un être vivant, mais une chose inerte et morte.
Il est incontestable que les trois manières d’être que nous venons d’indiquer ont, considérées en elles-mêmes, un caractère tout à fait positif. Comme un sujet qui existe réellement est plus qu’un être de raison, de même un sujet agissant et sentant est plus qu’une matière passive ou une force aveugle. Mais dans l’ordre naturel, chez tous les êtres créés, les modes constitutifs de l’existence complète ne se trouvent jamais dans leur pureté : ils y sont inséparables de certaines limites et de certaines négations qui altèrent profondément leur caractère positif. En effet, si l’être vivant créé a l’existence réelle, elle ne lui appartient jamais comme un fait absolu et primordial ; sa réalité tient à une cause extérieure, il n’est pas absolument en soi. De même l’action propre d’un être créé n’est jamais la manifestation pure, simple et unique de son être intérieur, mais elle est nécessairement déterminée par le concours des circonstances et l’influence des motifs extérieurs, ou du moins compliquée par la possibilité idéale d’une autre manifestation. Enfin le sentiment de soi-même dans l’être créé, procédant d’une existence fortuite et d’une activité extérieurement déterminée, ne dépend pas de l’être lui-même ni dans sa qualité, ni dans sa quantité, ni dans sa durée. Ainsi l’être fini, qui n’existe pas primordialement en soi et qui n’agit pas uniquement par soi, ne peut pas non plus revenir complètement à soi-même, mais a toujours besoin d’un complément extérieur.
En d’autres termes l’existence finie n’a jamais sa raison d’être en elle-même ; et, pour justifier ou expliquer définitivement le fait de cette existence, il faut la rattacher à l’être absolu ou Dieu. En affirmant qu’il est, nous devons nécessairement lui attribuer les trois modes constitutifs de l’être complet. Puisque l’existence réelle, l’action et la jouissance sont des attributs purement positifs en eux-mêmes, ils ne peuvent manquer à l’être absolu. S’il est — ce n’est pas comme un être de raison mais comme une réalité ; s’il est une réalité, il n’est pas une réalité morte et inerte, mais un être qui se manifeste par son action propre ; enfin s’il agit, ce n’est pas comme une force aveugle, mais avec conscience de soi-même, en sentant son être, en jouissant de sa manifestation. Privé de ces attributs, Il ne serait plus Dieu mais une nature inférieure, moins qu’un homme. Mais pour la même raison que Dieu est Dieu, c’est-à-dire l’être absolu et suprême, on ne doit lui attribuer les trois modes constitutifs de l’existence complète que dans ce qu’ils ont d’essentiel et de positif, en supprimant toute idée qui ne provient pas de la notion même de l’être, mais qui tient seulement à la condition d’un être contingent. Ainsi l’existence réelle qui appartient à Dieu, ne pouvant lui venir d’aucune cause extérieure, est un fait primordial et irréductible. Dieu est en soi et par soi ; la réalité qu’il possède en premier lieu est purement intérieure, elle est une substance absolue. Et de même l’action propre ou la manifestation essentielle de Dieu, ne pouvant être ni déterminée ni compliquée par aucune cause étrangère, n’est que la reproduction pure et parfaite (absolument adéquate) de son propre être, de sa substance unique. Cette reproduction ne peut être ni une nouvelle création ni une division de la substance divine : elle ne peut pas être créée puisqu’elle existe de toute éternité, et elle ne peut pas être divisée parce qu’elle n’est pas une chose matérielle, mais une actualité pure. Dieu, qui la possède en soi, la manifeste pour soi et se reproduit dans un acte purement intérieur. Par cet acte il arrive à la jouissance de soi-même, c’est-à-dire de sa substance absolue, non seulement comme existante, mais encore comme manifestée.
Ainsi l’existence complète de Dieu ne le fait pas sortir de lui-même, ne le met en aucun rapport extérieur : elle est parfaite en elle-même et ne suppose pas l’existence de quelque chose en dehors d’elle.
Dans les trois modes constitutifs de son être, Dieu se rapporte uniquement à sa propre substance. 1. Il la possède en soi, dans l’acte premier (fait absolu). 2. Il la possède pour soi en la manifestant ou en la produisant de soi-même dans l’acte second (action absolue). 3. Il la possède dans le retour à soi-même en retrouvant en elle, par l’acte troisième, l’unité parfaite de son être et de sa manifestation (jouissance absolue). Il ne peut pas en jouir sans l’avoir manifestée et il ne peut pas la manifester sans l’avoir en soi. Ainsi ces trois actes, ces trois états ou ces trois rapports (ici ces termes coïncident), indissolublement liés entre eux, sont des expressions différentes mais égales de la Divinité tout entière. En manifestant sa substance intérieure ou en se reproduisant par Lui-même, Dieu n’a aucun intermédiaire et ne subit aucune action externe qui pourrait altérer sa reproduction ou la rendre incomplète : le produit est donc parfaitement égal au producteur en tout excepté ce rapport même que l’un est le producteur et l’autre le produit. Et, comme toute la Divinité est contenue dans sa reproduction, elle est contenue toute dans la jouissance qui en procède. Ne tenant à aucune condition extérieure, cette jouissance ne peut pas être un état accidentel inadéquat à l’être absolu de Dieu : elle est le résultat direct et complet de l’existence et de l’action divines. Dieu en tant que jouissant procède de Lui-même en tant que producteur et produit. Et comme le troisième terme (le Procédant) n’est déterminé que par les deux premiers, parfaitement égaux entre eux, il ne peut manquer de leur être égal en tout excepté ce rapport même qui fait qu’il procède d’eux et non vice versa.
Ces trois actes n’étant pas des parties séparées de la substance absolue ne peuvent pas être non plus des phases successives de l’existence divine. Si l’idée de partie suppose l’espace, l’idée de phase suppose le temps. En écartant ces deux formes de la nature créée, il faut affirmer que la substance absolue est contenue dans les trois modes de l’existence divine, non seulement sans division, mais aussi sans succession. Or, cela suppose dans l’unité absolue de la substance divine trois sujets relatifs ou trois hypostases. En effet, si les trois modes de l’existence absolue pouvaient être successifs alors un seul sujet suffirait, une seule hypostase pourrait se trouver successivement dans les trois rapports différents avec sa substance. Mais l’être absolu, ne pouvant pas changer dans le temps, n’est pas susceptible d’une évolution successive ; les trois modes constitutifs de son existence complète doivent être en Lui simultanés ou coéternels. D’un autre côté, il est évident qu’un seul et même sujet (hypostase) ne peut pas s’affirmer à la fois comme non-manifesté, comme manifesté et comme procédant par sa manifestation. Il est donc nécessaire d’admettre que chacun des modes de l’existence divine est toujours représenté par un sujet relatif distinct ; qu’il est éternellement hypostasié et que, par conséquent, il y a en Dieu trois hypostases coéternelles. Cette nécessité peut encore être présentée sous un autre point de vue. Puisque, dans le premier mode de son existence, Dieu, comme non-produit et non-manifesté (mais se reproduisant et se manifestant), est nécessairement un véritable sujet ou une hypostase, et puisque le second mode de l’existence divine (Dieu comme reproduit ou manifesté) est parfaitement égal au premier en tout, excepté la différence spécifique de leur rapport mutuel, il est nécessaire que le premier, étant une hypostase, le second le soit aussi. Car la seule différence relative qui les distingue ne tient pas à la notion de l’hypostase mais à la notion de produire et d’être produit. Ainsi, si l’un est une hypostase produisante, l’autre est une hypostase produite. Le même raisonnement est absolument applicable au troisième mode de l’existence divine, qui procède des deux premiers, en tant que Dieu, par sa manifestation accomplie, rentre en soi dans la jouissance absolue de son être manifesté. En éloignant de ce dernier rapport l’idée du temps et l’image d’un processus successif, nous arrivons nécessairement à admettre une troisième hypostase coéternelle avec les deux autres et procédant de toutes les deux comme leur unité ou leur synthèse définitive, fermant le cercle de la vie divine. La jouissance en Dieu (Dieu comme jouissant) ne peut pas être inégale à son action et à sa réalité primordiale : si donc celles-ci sont des hypostases distinctes, celle-là le sera aussi.
La trinité des hypostases ou des sujets dans l’unité de la substance absolue est une vérité qui nous est donnée par la révélation divine et la doctrine infaillible de l’Église. Nous venons de voir que cette vérité s’impose à la raison et peut être logiquement déduite dès qu’on admet que Dieu est dans le sens positif et complet de ce terme. La révélation divine ne nous a pas seulement appris qu’il y a trois hypostases en Dieu, mais elle les a encore désignées par des noms spécifiques ; et il ne nous faudra que compléter notre argument précédent pour montrer que ces noms ne sont pas arbitraires, mais qu’ils répondent parfaitement à l’idée trinitaire elle-même.
Dieu possède l’existence positive et complète, Il est le Dieu vivant. Qui dit vie dit reproduction. La reproduction ou la génération est la causalité par excellence, l’action propre d’un être complet et vivant. Dans cette causalité parfaite, la cause productrice doit en premier lieu contenir en soi son produit ou son effet, car, si elle ne l’avait pas en elle-même, elle ne pourrait être qu’une cause occasionnelle et non la cause véritable du produit. Cette première phase de la vie absolue, où l’effet vivant paraît absorbé dans l’unité de la cause primordiale, n’est qu’une supposition nécessaire de la seconde — celle de la production actuelle, où le produisant se distingue actu de son produit, l’engendre effectivement. Mais il nous est acquis que le produit immédiat de l’être absolu, ne pouvant avoir aucune autre cause secondaire ou participante qui aurait troublé la pureté de l’action productrice, est nécessairement la reproduction absolument adéquate de la cause première. Ainsi le processus éternel de la vie divine ne peut pas s’arrêter au second terme, à la différenciation ou au dédoublement de l’être absolu comme producteur et comme produit. Leur égalité et l’identité de leur substance font que la manifestation de leur différence actuelle et relative (dans l’acte de la génération) aboutit nécessairement à une nouvelle manifestation de leur unité. Et cette unité n’est pas une simple répétition de l’unité primordiale, où la cause absolue renferme et absorbe en soi son effet. Puisque celui-ci est actuellement manifesté et se trouve être l’égal du produisant, ils doivent nécessairement entrer dans un rapport de réciprocité. Cette réciprocité n’existant pas dans l’acte de la génération (où celui qui engendre n’est pas engendré et vice versa) demande nécessairement un acte nouveau déterminé à la fois par la cause première et par son produit consubstantiel. Et puisqu’il s’agit d’un rapport essentiel à l’Être divin, ce nouvel acte ne peut pas être un accident ou un état passager, mais il est de toute éternité fixé ou hypostasié dans un troisième sujet procédant des deux premiers et représentant leur unité actuelle et vivante dans la même substance absolue.
Après ces explications, il nous sera facile de voir que les noms Père, Fils et Esprit donnés aux trois hypostases de l’être absolu, loin d’être des métaphores, trouvent dans la Trinité divine leur application propre et complète, tandis que dans l’ordre naturel ces termes ne peuvent être employés que d’une manière imparfaite et approximative. Et d’abord, pour les deux premiers, quand nous disons père et fils, nous ne voulons signifier par là aucune autre idée que celle du rapport tout à fait intime entre deux hypostases d’une même nature, essentiellement égales entre elles, mais dont la première donne seulement l’existence à la seconde et ne la reçoit pas d’elle, et la seconde reçoit seulement son existence de la première et ne la lui donne pas. Le père, en tant que père, ne se distingue du fils que parce qu’il l’a produit, et le fils, en tant que fils, ne se distingue du père que parce qu’il est produit par lui.
C’est tout ce qui est contenu dans l’idée de la paternité comme telle. Mais il est évident que cette idée déterminée, si claire et si distincte, ne peut pas être appliquée dans sa pureté et sa totalité à aucune espèce d’êtres créés que nous connaissions : pas dans sa totalité, puisque dans l’ordre naturel le père n’est qu’une cause partielle de l’existence du fils et le fils ne tient qu’en partie son existence du père ; pas dans sa pureté, puisqu’en dehors de la distinction spécifique d’avoir donné et d’avoir reçu l’existence il y a entre les pères et les fils, dans l’ordre naturel, des différences individuelles innombrables, tout à fait étrangères à l’idée même de la paternité et de la filiation. Pour trouver la véritable application de cette idée il faut s’élever jusqu’à l’Être absolu. Là nous avons vu le rapport de la paternité et de la filiation dans sa pureté, car le Père est la seule et unique cause du Fils ; là nous avons vu ce rapport dans sa totalité, parce que le Père donne toute l’existence au Fils et le Fils n’a en lui rien que ce qu’il reçoit du Père. Il y a entre eux une distinction absolue quant à l’acte de l’existence, et une unité absolue dans tout le reste. Étant deux, ils peuvent s’unir par un rapport actuel et produire en commun une nouvelle manifestation de la substance absolue ; mais puisque cette substance leur appartient en commun et sans partage, le produit de leur action réciproque ne peut être que l’affirmation explicite de leur unité sortant victorieusement de leur différence actuelle. Et comme cette unité synthétique du Père et du Fils, manifestés comme tels, ne peut être représentée ni par le Père comme tel ni par le Fils comme tel, elle doit nécessairement être fixée dans une troisième hypostase, à laquelle le nom d’Esprit convient parfaitement sous deux rapports. Premièrement, c’est dans cette troisième hypostase que l’être divin, par son dédoublement intérieur (dans l’acte de la génération), arrive à la manifestation de son unité absolue, revient à soi, s’affirme comme vraiment infini, se possède et jouit de soi-même dans la plénitude de sa conscience. Or c’est là le caractère spécifique de l’esprit (dans son sens intérieur, métaphysique et psychologique) en tant qu’on le distingue de l’âme, de l’intelligence, etc. Et d’un autre côté, la divinité ayant atteint son accomplissement intérieur dans sa troisième hypostase, c’est dans celle-ci en particulier que Dieu possède la liberté d’agir en dehors de lui-même et de mettre en mouvement un milieu extérieur. Mais c’est précisément la liberté parfaite d’action ou de mouvement qui caractérise l’esprit dans le sens extérieur ou physique de ce mot — πνεῦμα, spiritus, c’est-à-dire souffle, respiration. Puisqu’en aucun être créé on ne saurait trouver ni cette possession parfaite de soi-même, ni cette liberté absolue de l’action extérieure, on a le droit d’affirmer qu’aucun être de l’ordre naturel n’est esprit dans le sens complet du mot, et que le seul esprit proprement dit est celui de Dieu — l’Esprit Saint.
S’il est indispensable d’admettre trois modes hypostasiés dans le développement intérieur de la vie divine, il est impossible d’en admettre plus. En prenant comme point de départ la plénitude de l’existence appartenant nécessairement à Dieu, nous devons dire qu’il ne suffit pas à Dieu d’exister simplement en soi, mais qu’il lui faut manifester cette existence pour soi, et que cela ne suffit pas encore s’il ne jouit pas de cette existence manifestée, en affirmant son identité absolue, son unité inaltérable qui triomphe par l’acte même du dédoublement intérieur. Mais cette dernière affirmation, cette jouissance parfaite de son être absolu étant donnée, le développement immanent de la vie divine est accomplie. Posséder son existence comme acte pur en soi, la manifester pour soi dans une action absolue et en avoir la jouissance parfaite — c’est tout ce que Dieu peut faire sans sortir de son être intérieur ; s’Il fait autre chose, ce n’est plus dans le domaine de sa vie immanente, mais en dehors de lui, dans un sujet qui n’est pas Dieu.
Avant de passer à ce sujet nouveau, notons bien que le développement trinitaire de la vie divine, éternellement fixé dans les trois hypostases, loin d’altérer l’unité de l’être absolu ou la Monarchie suprême, n’en est que l’expression complète, et cela pour deux raisons essentielles. La monarchie divine est exprimée en premier lieu par l’unité indivisible et le lien indissoluble entre les trois hypostases qui n’existent pas du tout à l’état séparé. Non seulement le Père n’est jamais sans le Fils et l’Esprit, ainsi que le Fils n’est jamais sans le Père et l’Esprit et celui-ci sans les deux premiers, mais il faut admettre encore que le Père n’est Père, ou premier principe, qu’en tant qu’Il engendre le Fils et qu’Il est avec lui la cause de la procession de l’Esprit Saint.
Le Père n’est en général une hypostase distincte, et spécialement la première hypostase, que dans le rapport trinitaire et en vertu de ce rapport. Il ne pourrait pas être la cause absolue s’Il n’avait pas dans le Fils son effet absolu et s’Il ne retrouvait pas dans l’Esprit l’unité réciproque et synthétique de la cause et de l’effet.
Il n’en est pas autrement (mutatis mutandis) pour les deux autres hypostases. D’un autre côté, malgré cette dépendance mutuelle ou plutôt à cause d’elle, chacune des trois hypostases possède la plénitude absolue de l’être divin. Le Père n’est jamais limité à l’existence en soi ou à la réalité absolue et primordiale (actus purus), Il traduit cette réalité en action, Il agit et Il jouit, mais Il ne le fait jamais seul, — Il agit toujours par le Fils et Il jouit toujours avec le Fils dans l’Esprit. Le Fils, de son côté, est non seulement l’action ou la manifestation absolue, Il a aussi l’être en soi et la jouissance de cet être, mais Il ne les a que dans son unité parfaite avec les deux autres hypostases : Il a l’être en soi du Père et la jouissance du Saint-Esprit. Celui-ci enfin, comme l’unité absolue des deux premiers, est nécessairement ce qu’ils sont et possède actu tout ce qu’ils ont, mais Il l’est et le possède par eux et avec eux.
Ainsi chacune des trois hypostases possède l’être absolu et cela d’une manière complète : en réalité, en action et en jouissance. Chacune est donc vrai Dieu. Mais comme cette plénitude absolue de l’être divin n’appartient à chacune que conjointement avec les deux autres et en vertu du lieu indissoluble qui l’unit à elles, il s’en suit qu’il n’y a pas trois dieux. Car pour être comptées les hypostases devraient être isolées. Or, isolée des autres, aucune d’elles ne peut être vrai Dieu, ne pouvant pas même être dans une telle condition. Il est permis de se représenter la Sainte Trinité comme trois êtres séparés, car on ne saurait se la représenter autrement. Mais l’insuffisance de l’imagination ne prouve rien contre la vérité de l’idée rationnelle, clairement et distinctement reconnue par la pensée pure. En vérité il n’y a qu’un seul Dieu indivisible, se réalisant éternellement dans les trois phases hypostatiques de l’existence absolue ; et chacune de ces phases, se trouvant toujours intérieurement complétée par les deux autres, contient en soi et représente la Divinité entière, est vrai Dieu par l’unité et dans l’unité, et non pas par exclusion et à l’état séparé.
Cette unité effective des trois hypostases tient à l’unité du principe — et c’est là la seconde raison de la monarchie divine ou pour mieux dire un second aspect de cette monarchie. Il n’y a dans la Trinité qu’une seule cause première — le Père, et de là provient un ordre déterminé faisant dépendre ontologiquement le Fils du Père, et l’Esprit-Saint du Père et du Fils. Cet ordre est basé sur le rapport trinitaire lui-même. Car il est évident que l’action suppose la réalité et que la jouissance suppose les deux ensemble.
Dieu est. Cet axiome de la foi est confirmé par la raison philosophique qui, selon sa propre nature, recherche l’être nécessaire et absolu — celui qui a toute sa raison d’être en lui-même, qui s’explique par soi-même et peut expliquer toute chose. En partant de cette notion fondamentale nous avons distingué en Dieu : le triple sujet, supposé par l’existence complète, et son essence objective ou la substance absolue possédée par ce sujet sous trois rapports différents — dans l’acte pur ou primordial, dans l’action seconde ou manifestée et dans le troisième état ou la jouissance parfaite de soi-même. Nous avons montré que ces trois rapports, ne pouvant être basés ni sur une division de parties, ni sur une succession de phases (deux conditions également incompatibles avec la notion de la Divinité), cela suppose dans l’unité de l’essence absolue l’existence éternelle de trois sujets relatifs ou hypostases consubstantielles et indivisibles auxquelles les noms sacrés de la révélation chrétienne — Père, Fils et Esprit — appartiennent dans un sens propre et éminent. Il s’agit maintenant de définir et de nommer l’objectivité absolue elle-même, la substance unique de cette Trinité divine.
Elle est une ; mais ne pouvant pas être une chose entre plusieurs, un objet particulier, elle est la substance universelle ou tout dans l’unité. En la possédant, Dieu possède tout en elle ; c’est la plénitude ou la totalité absolue de l’être, antérieure et supérieure à toute existence partielle.
Cette substance universelle, cette unité absolue du tout est la sagesse essentielle de Dieu (Khocmah, Σοφία). Possédant en elle la puissance cachée de toute chose, elle est possédée elle-même par Dieu et l’est sous un triple mode. Elle le dit elle-même : Jahvé qanani reshith darco, qedem miphealav , meaz — Dominus possedit me capitulum viœ suœ, oriens operationum suarum, ab exordio. — Et encore : Meholam nissacti, merosh miqadmé arets — Ab æterno ordinata sum, a capite, ab anterioribus terræ[134]. Et pour compléter et expliquer cette triple manière d’être, elle ajoute encore : Vaëhieh etslo, amon, vaëhieh shaashouim iom iom — et eram apud eum (scilicet Dominum — Jahveh), cuncta componens, et delectabar per singulos dies[135]. Ab œterno eram apud eum — Il me possède dans son être éternel ; a capite cuncta componens — dans l’action absolue ; antequam terra fieret delectabar — dans la jouissance pure et parfaite. En d’autres termes, Dieu possède sa substance unique et universelle ou sa sagesse essentielle comme Père éternel, comme Fils et comme Saint-Esprit. Ayant ainsi une seule et même substance objective, ces trois sujets divins sont consubstantiels.
La Sagesse nous a dit en quoi consiste son action — c’est de composer le tout (eram cuncta componens). Elle va nous dire aussi en quoi consiste sa jouissance : mesakheqeth lephanav becol heth ; mesakheqeth bethebél artso, veshahashonhaï eth-bené Adam — ludens coram eo omni tempore ; ludens in universo terrœ ejus, et deliciœ meœ cum filiis hominis[136] — jouant devant Lui tout le temps, jouant dans le monde terrestre, et mes délices avec les fils de l’Homme. —
Quel est donc ce jeu de la Sagesse divine et pourquoi trouve-t-elle ses délices suprêmes dans les fils de l’homme ?
Dieu dans sa substance absolue possède la totalité de l’être. Il est un dans le tout, et Il a tout dans son unité. Cette totalité suppose la pluralité, mais une pluralité réduite à l’unité, actuellement unifiée. Et en Dieu, qui est éternel, cette unification est éternelle aussi ; en Lui la multiplicité indéterminée n’a jamais existé comme telle, ne s’est jamais produite actu, mais s’est trouvée de toute éternité soumise et réduite à l’unité absolue sous ses trois modes indivisibles : unité de l’être simple ou en soi dans le Père — unité de l’être activement manifesté dans le Fils qui est l’action immédiate, l’image et le Verbe du Père — enfin unité de l’être pénétré d’une jouissance complète de soi-même dans l’Esprit-Saint qui est le cœur commun du Père et du Fils.
Mais si l’état éternellement actuel de la substance absolue (en Dieu) est d’être tout dans l’unité, son état potentiel (en dehors de Dieu) est d’être tout dans la division. C’est la pluralité indéterminée et anarchique, le chaos ou τὸ ἄπειρον des Grecs, die schlechte Unendlichkeit des Allemands, le tohou-va-bohou de la Bible. Cette antithèse de l’Être Divin est de toute éternité supprimée, réduite à l’état de pure possibilité par le fait même, par l’acte premier de l’existence divine. La substance absolue et universelle appartient de fait à Dieu, Il est éternellement et primordialement tout dans l’unité : Il est, et cela suffit pour que le chaos n’existe pas. Mais cela ne suffit pas à Dieu Lui-même qui est non seulement l’Être, mais l’Être parfait. Il ne suffit pas d’affirmer que Dieu est, il faut pouvoir dire pourquoi Il est. Subsister primordialement, supprimer le chaos et contenir tout dans l’unité par l’acte de sa Toute-Puissance — c’est là le fait divin qui demande sa raison. Dieu ne peut pas se contenter d’être de fait plus fort que le chaos, Il doit l’être aussi de droit. Et pour avoir le droit de vaincre le chaos et de le réduire éternellement à néant, Dieu doit être plus vrai que lui. Il manifeste sa vérité en opposant au chaos non seulement l’acte de Sa Toute-Puissance, mais encore une raison ou une idée. Il doit donc distinguer sa totalité parfaite de la pluralité chaotique et, à chaque manifestation possible de celle-ci, répondre en son Verbe par une manifestation idéale de la vraie unité, par une raison qui démontre l’impuissance intellectuelle ou logique du chaos qui veut s’affirmer. Contenant tout dans l’unité de la Toute-Puissance absolue, Dieu doit aussi contenir tout dans l’unité de l’idée universelle. Le Dieu fort doit être aussi le Dieu vrai, la Raison suprême. Aux prétentions du chaos infiniment multiple Il doit opposer, non seulement Son Être pur et simple, mais encore un système total d’idées, de raisons ou de vérités éternelles dont chacune, par son lien logique indissoluble avec toutes les autres, représente le triomphe de l’unité déterminée sur la pluralité anarchique, sur le mauvais infini. La tendance chaotique, qui pousse chaque être particulier à s’affirmer exclusivement comme s’il était le tout, est condamnée comme fausse et injuste par le système des idées éternelles qui donne à chacun une place déterminée dans la totalité absolue, manifestant ainsi, avec la vérité de Dieu, sa justice et son équité.
Mais le triomphe de la raison et de la vérité ne suffit pas encore à la perfection divine. Puisque le mauvais infini ou le chaos est un principe essentielle irrationnel, la manifestation logique et idéale de sa fausseté n’est pas le moyen propre pour le réduire intérieurement. La vérité est manifestée, la lumière s’est faite, mais les ténèbres restent ce qu’elles étaient : et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt. La vérité est un dédoublement et une séparation, c’est une unité relative, car elle affirme l’existence de son contraire comme tel, en se distinguant de lui. Et il faut à Dieu l’unité absolue. Il Lui faut pouvoir embrasser dans son unité le principe opposé lui-même en se montrant supérieur à lui, non seulement par la vérité et par la justice, mais encore par la bonté. L’excellence absolue de Dieu doit se manifester non seulement contre le chaos, mais aussi pour lui, en lui donnant plus qu’il ne mérite, en le faisant participer à la plénitude de l’existence absolue, en lui prouvant par une expérience intérieure et vivante, et non seulement par la raison objective, la supériorité de la plénitude divine sur la pluralité vide du mauvais infini. À chaque manifestation du chaos en révolte la Divinité doit pouvoir opposer non seulement un acte de la force qui supprime l’acte contraire, non seulement une raison ou une idée qui l’accuse de fausseté et l’exclut de l’être véritable, mais encore une grâce qui le pénètre, le transforme et le ramène librement à l’unité. Cette triple unification du tout, cette triple réaction victorieuse du principe divin contre le chaos possible est la manifestation intérieure et éternelle de la substance absolue de Dieu ou de la Sagesse essentielle qui — nous le savons — est tout dans l’unité. La force, la vérité et la grâce ; ou bien la puissance, la justice et la bonté ; ou bien encore la réalité, l’idée et la vie — toutes ces expressions relatives de la totalité absolue sont des définitions objectives de la substance divine correspondant à la Trinité des hypostases qui la possèdent éternellement. Et le lien indissoluble entre les trois personnes de l’être suprême se manifeste nécessairement dans l’objectivité de leur substance unique, dont les trois attributs ou qualités principales se tiennent mutuellement et sont également indispensables à la Divinité. Dieu ne pourrait pas pénétrer le chaos par sa bonté s’il ne se distinguait pas de lui par la vérité et la justice, et Il ne pourrait pas se distinguer de lui ou l’exclure de Soi, s’Il ne le contenait pas dans sa puissance.
Nous pouvons comprendre maintenant ce que signifie le jeu de la Sagesse éternelle dont elle nous parle dans l’Écriture Sainte. Elle « joue » en évoquant devant Dieu les possibilités innombrables de toutes les existences extra-divines et en les absorbant de nouveau dans sa toute-puissance, sa vérité absolue et sa bonté infinie. Dans ce jeu de sa Sagesse essentielle, le Dieu un et triple, en supprimant la force du chaos possible, en illuminant ses ténèbres et en pénétrant son abîme, se sent intérieurement et prouve à Lui-même de toute éternité qu’il est plus puissant, plus vrai et meilleur que tout être possible en dehors de Lui. Il Lui est manifesté par ce jeu de sa Sagesse que tout ce qui est positif Lui appartient de fait et de droit, qu’il possède éternellement en Lui-même un trésor infini de toutes les forces réelles, de toutes les vraies idées, de tous les dons et de toutes les grâces.
Dans les deux premières qualités essentielles de la Divinité, Dieu pourrait se borner à sa manifestation immanente[137], au jeu éternel de Sa Sagesse ; comme tout-puissant, comme juste et vrai. Il pourrait bien se contenter de triompher en soi sur l’existence anarchique dans la certitude intérieure de Sa supériorité absolue. Mais cela ne suffit pas à la grâce et à la bonté. Dans cette troisième qualité la Sagesse divine ne peut pas se complaire en un objet purement idéal, elle ne peut pas s’arrêter à une réalisation seulement possible, à un simple jeu. Si dans sa puissance et sa vérité Dieu est tout, Il veut dans son amour que tout soit Dieu. Il veut qu’il y ait en dehors de Lui-même une autre nature qui devienne progressivement ce qu’Il est de toute éternité — le tout absolu. Pour arriver elle-même à la totalité divine, pour entrer avec Dieu dans un rapport libre et réciproque, cette nature doit être séparée de Dieu et en même temps unie à Lui. Séparée par sa base réelle qui est la Terre, et unie par son sommet idéal qui est l’Homme. C’est surtout dans la vision de la terre et de l’homme que la Sagesse éternelle déployait son jeu devant le Dieu de l’avenir : mesakheqeth bethebél artso, veshahashouhaï eth bené Adam.
Nous savons que la possibilité de l’existence chaotique, éternellement contenue en Dieu, est éternellement supprimée par Sa puissance, condamnée par Sa vérité, absorbée par Sa grâce. Mais Dieu aime le chaos dans son néant et Il veut qu’il existe, car Il saura ramener à l’unité l’existence rebelle, Il saura remplir de sa vie abondante le vide infini. Dieu donne donc la liberté au chaos, Il s’abstient de réagir contre lui par sa toute-puissance dans le premier acte de l’Être divin, dans l’élément du Père, et fait sortir par là le monde de son néant.
Si l’on ne veut pas renier l’idée même de la Divinité, on ne saurait admettre en dehors de Dieu une existence en soi, réelle et positive. L’extra-divin ne peut donc être autre chose que le divin transposé ou renversé. Et c’est ce que nous voyons avant tout dans les formes spécifiques de l’existence finie qui séparent notre monde de Dieu. Ce monde en effet est constitué en dehors de Dieu par les formes de l’étendue, du temps et de la causalité mécanique. Mais ces trois conditions ne sont rien de réel et de positif, elles ne sont qu’une négation et une transposition de l’existence divine dans ses catégories principales.
Nous avons distingué en Dieu 1° son objectivité absolue représentée par sa substance ou essence qui est le tout dans une unité indivisible ; 2° Sa subjectivité absolue ou son existence intérieure représentée dans sa totalité par trois hypostases indissolubles se conditionnant et se complétant mutuellement ; enfin 3° sa relativité libre, ou son rapport avec ce qui n’est pas Lui-même — représentée d’abord par le jeu de la Sagesse divine, puis par la création (et — comme nous verrons dans la suite — par l’incarnation). Le caractère général de l’Être divin dans ces trois catégories ou sous ces trois aspects est son autonomie ou son autocratie parfaite, l’absence de toute détermination extérieure. Dieu est autonome dans sa substance objective, car, étant tout en elle-même, elle ne peut être déterminée par rien ; Il est autonome dans son existence subjective, car elle est absolument complète dans ses trois phases coéternelles et hypostatiques qui possèdent solidairement la totalité de l’être ; enfin Il est autonome dans son rapport avec ce qui n’est pas Lui, car cet autre n’est déterminé à l’existence que par un acte libre de la volonté divine. Ainsi les trois catégories que nous venons d’indiquer ne sont que des formes et des expressions différentes de l’autonomie divine. Et c’est pour cela que dans le monde terrestre, qui n’est qu’une image renversée de la Divinité, nous trouvons les trois formes correspondantes de son hétéronomie : l’étendue, le temps et la causalité mécanique. Si l’expression objective et substantielle de l’autocratie divine est tout dans l’unité, omnia simul in uno, l’objectivité hétéronome de l’étendue consiste au contraire en ce que chaque partie du monde extra-divin est séparée de toutes les autres ; c’est la subsistance de chacun en dehors du tout et du tout en dehors de chacun — c’est la totalité à l’envers. Ainsi notre monde, en tant qu’il est composé de parties étendues, représente l’objectivité divine renversée. De même, si l’autonomie subjective de l’existence divine trouve son expression dans l’actualité égale et le lien intime et indissoluble des trois termes de cette existence qui se complètent sans se succéder, la forme hétéronome du temps nous offre au contraire la succession indéterminée de moments qui se disputent l’existence. Chacun de ces moments pour jouir de l’actualité doit exclure tous les autres, et tous ces moments au lieu de se compléter se suppriment et se supplantent mutuellement, sans arriver jamais à la totalité de l’existence. Enfin, comme la liberté créatrice de Dieu est l’expression définitive de son autonomie, l’hétéronomie du monde extra-divin se manifeste complètement dans la causalité mécanique, en vertu de laquelle l’action extérieure d’un être donné n’est jamais l’effet immédiat de son acte intérieur, mais doit être déterminée par un enchaînement de causes ou de conditions matérielles indépendantes de l’agent lui-même.
Le principe abstrait de l’étendue c’est que deux objets, deux parties du tout, ne peuvent pas occuper à la fois une seule et même place et que, de même, un seul objet, une seule partie du tout ne peut pas se trouver simultanément dans deux lieux différents. C’est la loi de la division ou de l’exclusion objective entre les parties du tout. — Le principe abstrait du temps est que deux états intérieurs d’un sujet (états de la conscience selon la terminologie moderne) ne peuvent pas coïncider dans un seul moment actuel et que, de même, un seul état de la conscience ne peut se conserver comme actuellement identique dans deux moments différents de l’existence ; c’est la loi de la disjonction perpétuelle des états intérieurs de tout sujet. Enfin, d’après le principe abstrait de la causalité mécanique, aucun acte et aucun phénomène ne se produit spontanément ou de soi-même, mais est complètement déterminé par un autre acte ou phénomène qui lui-même n’est que l’effet d’un troisième, et ainsi de suite ; c’est la loi du rapport purement extérieur et occasionnel des phénomènes. Il est aisé de voir que ces trois principes ou ces trois lois n’expriment qu’un effort général tendant à fractionner et à dissoudre le corps de l’univers, à le priver de tout lien intérieur et à priver ses parties de toute solidarité. Cet effort ou cette tendance est le fond même de la nature extra-divine ou du chaos. Un effort suppose une volonté, et une volonté suppose un sujet psychique ou une âme. Comme le monde que cette âme s’efforce de produire — le tout fractionné, disjoint et ne se tenant que par un lien purement extérieur — comme ce monde est l’opposé ou l’envers de la totalité divine, l’âme du monde elle-même est l’opposé ou l’antitype de la Sagesse essentielle de Dieu. Cette âme du monde est une créature, et la première de toutes les créatures, la materia prima et le vrai substratum de notre monde créé. En effet, puisque rien ne peut subsister réellement et objectivement en dehors de Dieu, le monde extra-divin ne peut être, comme nous l’avons dit, que le monde divin subjectivement transposé et renversé : il n’est qu’un faux aspect ou une représentation illusoire de la totalité divine. Mais, pour cette existence illusoire elle-même, il faut encore qu’il y ait un sujet qui se mette à un faux point de vue et produise en soi l’image défigurée de la vérité. Ce sujet ne pouvant pas être ni Dieu, ni sa Sagesse essentielle, il faut admettre, comme principe de la création proprement dite, un sujet distinct, une âme du monde. Comme créature, elle n’existe pas éternellement en elle-même, mais elle existe de toute éternité en Dieu à l’état de puissance pure, comme base cachée de la Sagesse éternelle. Cette Mère possible et future du monde extra-divin correspond, comme complètement idéal, au Père éternellement actuel de la Divinité.
En sa qualité de puissance pure et indéterminée, l’âme du monde a un caractère double et variable (ή αόριστος δυάς) : elle peut vouloir exister pour soi, en dehors de Dieu, elle peut se mettre au point de vue faux de l’existence chaotique et anarchique, mais elle peut aussi s’anéantir devant Dieu, s’attacher librement au Verbe divin, ramener toute la création à l’unité parfaite et s’identifier avec la Sagesse éternelle. Mais pour y parvenir l’âme du monde doit d’abord exister réellement comme distincte de Dieu. Le Père éternel la créa donc en retenant l’acte de sa toute-puissance qui supprimait de toute éternité le désir aveugle de l’existence anarchique. Ce désir, devenu acte, manifesta à l’âme la possibilité du désir opposé ; et ainsi l’âme elle-même reçut comme telle une existence indépendante, chaotique dans son actualité immédiate, mais capable de changer dans son contraire. Après avoir conçu le chaos, après lui avoir donné une réalité relative (pour elle) l’âme conçoit le désir de se délivrer de cette existence discordante qui s’agite sans but et sans raison dans un abîme ténébreux. Tirée dans tous les sens par des forces aveugles qui se disputent l’existence exclusive ; déchirée, fractionnée et pulvérisée en une multitude innombrable d’atomes, l’âme du monde éprouve le désir vague mais profond de l’unité. Par ce désir elle attire l’action du Verbe (le divin actif ou dans sa manifestation) qui se révèle à elle au commencement, dans l’idée générale et indéterminée de l’univers, du monde un et indivisible. Cette unité idéale se réalisant sur le fond de l’étendue chaotique prend la forme de l’espace indéfini ou de l’immensité. Le tout reproduit, représenté ou imaginé par l’âme dans son état de division chaotique ne peut pas cesser d’être tout, perdre complètement son unité ; et puisque ses parties ne veulent pas se compléter et se pénétrer dans une totalité positive et vivante, elles sont forcées, tout en s’excluant mutuellement, de rester cependant ensemble, de coexister dans l’unité formelle de l’espace indéfini — image tout à fait extérieure et vide de la totalité objective et substantielle de Dieu. Mais l’immensité extérieure ne suffit pas à l’âme ; elle veut aussi éprouver la totalité intérieure de l’existence subjective. Cette totalité, qui triomphe éternellement dans la trinité divine, est supprimée pour l’âme chaotique par la succession indéterminée de moments exclusifs et indifférents, qu’on appelle le temps. Ce faux infini, qui enchaîne l’âme, la détermine à désirer le vrai ; et à ce désir le Verbe divin répond par la suggestion d’une nouvelle idée. Par son action sur l’âme, la trinité suprême se reflète dans le torrent de la durée indéfinie sous la forme des trois temps. En voulant réaliser pour soi l’actualité totale, l’âme est forcée de compléter chaque moment donné de son existence par le souvenir, plus ou moins effacé, d’un passé sans commencement et par l’attente, plus ou moins vague, d’un avenir sans fin.
Et, comme base profonde et immuable de ce rapport changeant, ce sont les trois états principaux de l’âme elle-même, ses trois positions à l’égard de la Divinité qui se trouvent fixées pour elle sous la forme des trois temps. L’état de son absorption primitive dans l’unité du Père éternel, sa subsistance éternelle en lui comme pure puissance ou simple possibilité, — est désormais définie comme le passé de l’âme ; l’état de sa séparation d’avec Dieu par la force aveugle du désir chaotique constitue son présent ; et le retour vers Dieu, la réunion nouvelle avec lui, devient l’objet de ses aspirations et de ses efforts, — son avenir idéal.
Comme au-dessus de la division anarchique des parties étendues le Verbe divin établit pour l’âme l’unité formelle de l’espace ; comme sur le fond de la succession chaotique des moments Il produit la trinité idéale des temps, ainsi, sur la base de la causalité mécanique, il manifeste la solidarité concrète du tout par la loi de l’attraction universelle, qui rattache par une force intérieure toutes les fractions éparses de la réalité chaotique, pour en faire un seul corps compact et solide, première matérialisation de l’âme du monde, première base d’opération pour la Sagesse essentielle.
Ainsi, par l’effort aveugle et chaotique qui impose à l’âme une existence indéfiniment divisée dans ses parties, exclusivement successive dans ses moments et mécaniquement déterminée dans ses phénomènes ; par le désir contraire de l’âme elle-même aspirant à l’unité et à la totalité ; et par l’action du Verbe divin qui répond à ce désir — par l’opération combinée de ces trois agents, le monde inférieur ou extra-divin reçoit sa réalité relative où, selon l’expression biblique, les fondements de la terre sont posés. Mais, dans l’idée de la création, la Bible, ainsi que la raison théosophique, ne sépare pas le monde inférieur et le monde supérieur, la terre et les cieux.
Nous avons vu, en effet, comment la sagesse éternelle évoquait les possibilités de l’existence irrationnelle et anarchique pour leur opposer des manifestations correspondantes de la puissance, de la vérité et de la bonté absolues. Ces réactions divines, qui ne sont qu’un jeu dans la vie immanente de Dieu, se fixent et deviennent des existences réelles quand les possibilités antidivines qui les provoquent cessent d’être de pures possibilités. Ainsi, à la création du monde inférieur ou chaotique correspond nécessairement la création du monde supérieur ou céleste : Bereshith bara Elohim eth hashammaïm v’eth haaréts.
Bereshith — ἔν ἀρχῇ ou mieux ἔν κεφαλαιῳ[138]— in principio, seu potius in capitulo.
Il faudrait absolument méconnaître le génie de la langue hébraïque, ainsi que l’esprit général de l’Orient antique, pour croire que ces mots qui commencent la Genèse ne présentent qu’un adverbe indéterminé, comme nos termes modernes : au commencement, etc. Quand l’Hébreu employait un substantif, il le prenait au sérieux, c’est-à-dire pensait bien à un être ou à un objet réel désigné par ce substantif. Or, il est incontestable que le mot hébreu reshith qu’on traduit ἀρχή, principium, est un vrai substantif du genre féminin. Le masculin correspondant est rosh, caput, chef. Ce dernier terme, au sens éminent, est employé par la théologie juive pour désigner Dieu, — le chef suprême et absolu de tout ce qui existe. Mais que peut être, à ce point de vue, reshith — le féminin de rosh ? Pour répondre à cette question, nous n’avons pas besoin de recourir aux fantaisies cabalistiques. La Bible est là pour nous donner une solution péremptoire. Dans le chapitre VIII des Proverbes de Salomon que nous avons déjà cités, la Sagesse substantielle, la Khocma, nous dit (v. 22) : jahveh qanani reshith darco — Jahveh me posséda comme principe (féminin) de sa voie. C’est donc la Sagesse éternelle qui est la reshith, le principe ou le chef féminin de tout être, comme Jahveh Elohim, le Dieu tri-un, en est le rosh, le principe ou le chef actif. Or, selon la Genèse Dieu créa le ciel et la terre dans cette reshith, dans sa Sagesse essentielle. Cela veut dire que cette Sagesse divine représente non seulement l’unitotalité essentielle et actuelle de l’être absolu ou la substance de Dieu, mais qu’elle contient aussi en soi la puissance unifiante de l’être divisé et fractionné du monde. Étant l’unité accomplie du tout en Dieu, elle devient aussi l’unité de Dieu et de l’existence extra-divine. Elle est ainsi la vraie raison d’être et le but de la création, — le principe dans lequel Dieu a créé le ciel et la terre. Si Elle est en Dieu substantiellement et de toute éternité, elle se réalise effectivement dans le monde, s’y incarne successivement en le ramenant à une unité de plus en plus parfaite. Elle est reshith au commencement, — l’idée féconde de l’unité absolue, la puissance unique qui doit unifier tout ; elle est Malkhouth (Βασιλεία, Regnum) à la fin — Royaume de Dieu, unité parfaite et complètement réalisée du Créateur et de la créature. Elle n’est pas l’âme du monde, — l’âme du monde n’est que le véhicule, le milieu et le substratum de sa réalisation. Elle se rapproche de l’âme du monde par l’action du Verbe et l’élève successivement à une identification avec soi de plus en plus complète et réelle. L’âme du monde, considérée en elle-même, est le sujet indéterminé de la création également accessible au mauvais principe du chaos, et au Verbe de Dieu. La Khocma, la Σοφία, la Sagesse divine n’est pas l’âme, mais l’ange gardien du monde couvrant de ses ailes toutes les créatures pour les élever peu à peu à l’être véritable comme un oiseau qui couve ses petits. Elle est la substance de l’Esprit-Saint qui s’est porté sur les eaux ténébreuses du monde naissant. Ve rouakh (féminin) Elohim merakhépheth hal pené hammaïm. — Mais suivons l’ordre du récit sacré : Bereshith bora Elohim eth hashammaïm v’eth haaréts. Nous n’avons pas besoin de faire des recherches pour savoir comment il faut entendre ici le dernier terme haaréts-Terre. L’écrivain inspiré nous l’explique immédiatement : ve-haarets, dit-il, haïethah tohou va bohou. — Et la Terre était le chaos. Mais si, par la Terre, dans le récit biblique de la création, il faut entendre le chaos, l’univers inférieur ou extra-divin dans son état chaotique, il est évident que le terme ha shammaïm, les cieux, que le texte sacré met en rapport étroit avec la terre comme le pôle opposé de la création, nous indique l’univers supérieur ou le monde invisible des réactions divines, fixées ou réalisées d’une manière distincte, comme contre-poids à l’existence chaotique.
Ce monde invisible n’est pas sans raison désigné en hébreu (ainsi que dans l’ancien slave) par un mot au duel (rendu par le pluriel dans les langues occidentales). Ce duel correspond à la division principale du monde divin.
Nous savons que la cause efficiente (ἂρχη τῆς γενησεως) de la création est l’acte de la volonté par lequel Dieu s’abstient de supprimer par sa toute-puissance la réalité possible du chaos, ou cesse de réagir contre cette possibilité par la force spéciale de sa première hypostase en se bornant à réagir par la seconde et la troisième — par la justice et la bonté, la vérité et la grâce.
Puisque la première hypostase de la Très-Sainte Trinité, le Père Éternel, s’est abstenue de réagir contre le chaos possible dans sa qualité spécifique (en le supprimant par sa Toute-Puissance), et que telle a été la première condition ou la cause efficiente de la création (raison pour laquelle Dieu le Père est par excellence le Créateur du monde) — il s’ensuit que, pour constituer la sphère des réactions divines contre le chaos, nous n’avons que les manifestations spécifiques des deux autres hypostases ; ce qui détermine une dualité principale dans l’univers invisible. Nous avons : 1° un système de réactions créatrices (immédiates) du Verbe, qui forment le monde idéal ou intelligible proprement dit, la sphère des intelligences pures, des idées objectives, des pensées divines hypostasiées ; et 2° un système de réactions de l’Esprit-Saint, plus concrètes, plus subjectives et plus vivantes, formant le monde spirituel, la sphère des esprits purs ou des anges.
C’est dans la sphère créatrice du Verbe et du Saint-Esprit que la substance divine, la Sagesse essentielle, se détermine et apparaît dans sa qualité propre comme l’être lumineux et céleste séparé des ténèbres de la matière terrestre. La sphère propre du Père est la lumière absolue, la lumière en soi, qui n’a aucun rapport avec les ténèbres. Le Fils ou le Verbe, c’est comme la lumière manifestée, — c’est le rayon blanc qui éclaire les objets extérieurs, non pas en y pénétrant, mais en étant réfléchi par leur surface. L’Esprit-Saint enfin est le rayon qui, réfracté par le milieu extra-divin, se décompose et crée, au-dessus de ce milieu, le spectre céleste des sept esprits primordiaux, comme autant de couleurs de l’arc-en-ciel.
Les intelligences pures qui forment le monde des idées sont des êtres absolument contemplatifs, impassibles et immuables. Étoiles fixées au firmament du monde invisible, elles sont au-dessus de tout désir, de toute volonté et partant de toute liberté. Les purs esprits ou les anges ont une existence subjective plus complète ou plus concrète. Outre la contemplation intellectuelle, ils connaissent les états affectifs et volitifs, ils ont le mouvement et la liberté.
Mais la liberté des purs esprits est bien différente de celle que nous connaissons par notre propre expérience. N’étant pas soumis aux limites de la matière, de l’espace et du temps objectifs et à tout le mécanisme du monde physique, les anges de Dieu ont la puissance de fixer toute leur existence ultérieure par le seul acte intérieur de leur volonté. Ils sont libres de se déclarer pour Dieu ou contre lui ; mais comme, par leur nature (en tant que créatures immédiates de Dieu), ils possèdent dès le commencement une lumière et une force supérieures, ils agissent en connaissance de cause et avec une efficacité complète et ne peuvent plus revenir sur leurs actions. En vertu de la perfection même et de la grandeur de leur liberté, ils ne peuvent l’exercer que dans un seul acte décisif, une fois pour toutes. La décision intérieure de leur volonté, ne rencontrant aucune entrave extérieure, produit immédiatement toutes ses conséquences et épuise le libre arbitre. Le pur esprit qui se détermine librement pour Dieu entre immédiatement en possession de la Sagesse divine et devient comme un membre organique et inséparable de la Divinité : l’amour envers Dieu et la participation volontaire à l’action divine sont dorénavant sa nature. De son côté, l’esprit qui s’est déterminé dans le sens contraire ne pourra non plus changer de résolution. Car il l’a fait en sachant parfaitement ce qu’il faisait et il ne peut avoir que ce qu’il voulait. Il voulait se séparer de Dieu parce qu’il a conçu une aversion pour Dieu. Cette aversion ne pouvant avoir aucune espèce de motif — car il ne peut se trouver en Dieu l’ombre d’un mal quelconque pour justifier ou expliquer un sentiment hostile contre lui — cette hostilité est un acte simple et pur de la volonté spirituelle, ayant toute sa raison en lui-même et inaccessible à aucune modification : elle devient la nature même ou l’essence de l’ange déchu. Indépendante de toute cause et de toute circonstance extérieure et temporelle dans son acte moral, absolument maîtresse de soi, la volonté anti-divine est nécessairement éternelle et irrévocable. C’est un abîme infini, où l’esprit rebelle est immédiatement précipité et d’où il peut rayonner dans son sens à travers le chaos matériel, la création physique et jusqu’aux limites du monde divin. Il savait bien aussi, en se déterminant contre Dieu, que le champ d’action ne lui manquerait pas ; car la volonté divine avait déjà évoqué du néant l’âme du monde, en éveillant en elle le désir chaotique — base et matière de toute la création. Cette âme du monde est un principe indéfini et indéterminé (απειρον και αοριστον) et elle communiquera toujours ce caractère dans une certaine mesure à tout ce qui proviendra d’elle. Ainsi il y aura un milieu mixte immense qui restera en suspens entre Dieu et son adversaire, donnant à celui-ci les moyens de nourrir sa haine, de réaliser sa révolte et de prolonger sa lutte. Son existence ne sera donc pas immobile et vide, il aura une activité abondante et variée, mais la direction générale et la qualité intérieure de tout ce qu’il fera sont d’avance déterminées par l’acte primordial de sa volonté qui l’a séparé de Dieu. Changer cet acte, revenir à Dieu est une impossibilité absolue pour lui. La doctrine contraire d’Origène, réprouvée par l’Église, montre aussi que cet esprit si élevé et si richement doué n’avait cependant qu’une bien pauvre idée de l’essence du mal moral, ce qu’il a d’ailleurs prouvé dans une autre circonstance en employant un procédé purement matériel et extérieur pour se délivrer des mauvaises passions.
Dans la pensée de Dieu, les cieux et la terre, le monde supérieur et le monde inférieur, furent créés ensemble dans un seul principe qui est la Sagesse substantielle — l’unité absolue du tout. L’union des cieux et de la terre, posée en principe (reshith) au commencement de l’œuvre créatrice, doit être réalisée de fait par le processus cosmogonique et historique aboutissant à la manifestation parfaite de cette unité dans le Royaume de Dieu (malkhout). L’union actuellement réalisée suppose une séparation préalable — séparation se manifestant par l’existence chaotique de la Terre, existence vide et stérile, plongée dans les ténèbres (khoshée) et dans l’abîme (tehom). Il s’agissait de combler cet abîme, d’illuminer ces ténèbres, de rendre fécond ce sein stérile et enfin, par une action combinée des deux mondes, de produire une existence à demi-terrestre et à demi-céleste, capable d’embrasser dans son unité la totalité de la créature et de la rattacher à Dieu par un lien libre et vivant, en incarnant dans une forme créée l’éternelle Sagesse divine.
Le processus cosmique est l’unification successive du monde inférieur ou terrestre, créé à l’origine dans l’état chaotique et discordant — tohou va bohou. Dans ce processus, comme le révèle le récit sacré de la Genèse, nous voyons deux principes ou deux facteurs productifs — l’un absolument actif — Dieu par son Verbe et son Esprit, — et l’autre en partie coopérant par sa propre force à l’ordre et au plan divin et les réalisant — et en partie ne présentant qu’un élément purement passif et matériel. Il est dit en effet quand il s’agit de produire les plantes et les animaux : vaïomer Elohim : tad’shé haarets deshe heseb maz’riah zerah, etc. — et dixit Deus : germinet terra herbam viventem et facientem semen, etc. ; et ensuite : vattotsé haarets deshe heseb maz’riah zerah leminehou, etc — et produxit terra herbam viventem et facientem semen juxta genus suum. Et plus loin : vaïomer Elohim : totsé haarets nephesh chaïah leminah, etc — Dixit quoque Deus : producat terra animam viventem in genere suo. — Il est donc évident que Dieu ne crée pas immédiatement les différentes manifestations de la vie physique, mais qu’Il ne fait que déterminer, diriger et ordonner la force productive de cet agent appelé terre, c’est-à-dire la nature terrestre, la matière première, l’âme du monde inférieur. Cette âme n’est en elle-même qu’une force indéterminée et désordonnée, mais capable d’aspirer à l’unité divine, désireuse de se réunir aux cieux. C’est sur ce désir qu’agissent le Verbe et l’Esprit de Dieu, en suggérant à l’âme ignorante les formes de plus en plus parfaites de la conjonction du céleste et du terrestre et en la déterminant à les réaliser dans le milieu du monde inférieur. Mais puisque l’âme de ce monde est en soi une dualité indéfinie (ἀόριστος δυάς), elle est aussi accessible à l’action du principe antidivin qui, n’ayant pu contraindre la Sagesse supérieure, obsède son antitype inférieur, l’âme du monde, — pour la forcer à demeurer dans le chaos et la discorde et, au lieu de réaliser en des formes harmoniques et régulièrement ascendantes la conjonction des cieux et de la terre, — à produire des monstres désordonnés et fantastiques. Ainsi le processus cosmique étant, d’un côté, la rencontre pacifique, l’amour et le mariage des deux agents — céleste et terrestre, — est, d’un autre côté, la lutte mortelle entre le Verbe divin et le principe infernal pour la possession de l’âme du monde. Il s’ensuit que l’œuvre de la création, en tant que processus doublement compliqué, ne peut se produire que d’une manière lente et graduée.
Qu’elle n’est pas l’œuvre immédiate de Dieu, la Bible vient de nous le dire formellement. Et cette parole sacrée est amplement confirmée par le fait. Si la création de notre monde physique émanait directement et exclusivement de Dieu Lui-même, elle serait une œuvre absolument parfaite, — une production calme et harmonique, non seulement dans le tout, mais dans chacune de ses parties.
Mais la réalité est loin de répondre à une telle idée. Ce n’est qu’à son point de vue qui embrasse tout (kol asher hosah) d’un seul regard — sub specie æternitatis — que Dieu peut déclarer la création parfaite — tob méod, valde bona. Quant aux différentes parties de l’œuvre considérées en elles-mêmes, elles ne méritent dans la parole de Dieu qu’une approbation relative ou n’en méritent pas du tout. En cela comme dans tout le reste la Bible est d’accord avec l’expérience humaine et la vérité scientifique. Si nous considérons le monde terrestre dans son état actuel et surtout dans son histoire géologique et paléontologique, très bien documentée de nos jours, nous y découvrons un tableau caractérisé d’un processus laborieux, déterminé par des principes hétérogènes qui n’arrivent qu’à la longue et par de grands efforts à une unité stable et harmonique. Rien ne ressemble moins à une œuvre absolument parfaite provenant immédiatement d’un seul artifex divin. Notre histoire cosmique est un enfantement lent et douloureux. Nous voyons là des signes manifestes d’une lutte intérieure, des secousses et des convulsions violentes, des tâtonnements aveugles, des ébauches inachevées de créations manquées, des naissances monstrueuses et des avortements. Tous ces monstres antédiluviens, ces paléozoa, — les mégathériums, les plésiosaures, les ichtyosaures, les ptérodactyles, etc., peuvent-ils appartenir à la création parfaite et immédiate de Dieu ? Si chaque espèce de ces créatures monstrueuses était tob méod (valde bona) pourquoi ont-elles disparu définitivement de notre terre en faisant place à des formes plus réussies, plus harmoniques et mieux équilibrées ?
La création est un processus graduel et laborieux ; c’est là une vérité biblique et philosophique ainsi qu’un fait de la science naturelle. Le processus, en supposant l’imperfection, suppose par là même un progrès déterminé, qui consiste dans une unification de plus en plus profonde et complète des éléments matériels et des forces anarchiques, dans la transformation du chaos en cosmos, en un corps vivant capable de servir à l’incarnation de la Sagesse divine. Sans entrer dans des détails cosmogoniques, je signalerai seulement les trois principaux degrés concrets de ce processus unifiant. Nous avons indiqué déjà le premier de ces degrés déterminé par la gravitation universelle, qui fait du monde inférieur une masse relativement compacte, et crée le corps matériel de l’univers. C’est là l’unité mécanique du tout. Les parties de l’univers, tout en restant extérieures l’une à l’autre, sont cependant retenues ensemble par une chaîne indissoluble — la force de l’attraction. Elles ont beau persister dans leur égoïsme — il est démenti par l’attrait invincible qui les pousse l’une vers l’autre, — manifestation primordiale de l’altruisme cosmique. L’âme du monde atteint sa première réalisation comme unité universelle et fête sa première union avec la Sagesse divine. Mais, excitée par le Verbe créateur, elle aspire à une unité plus parfaite ; et dans cette aspiration elle se dégage de la masse pondérable et transforme sa puissance en une nouvelle matière subtilisée et raréfiée qu’on appelle éther. Le Verbe s’empare de cette matière idéalisée, comme du propre véhicule de son action formatrice ; projette des fluides impondérables dans toutes les parties de l’univers ; enveloppe tous les membres du corps cosmique d’un réseau éthéré ; manifeste les différences relatives de ces parties, les met dans des rapports déterminés et crée ainsi une seconde unité cosmique plus parfaite et plus idéale — l’unité dynamique réalisée par la lumière, l’électricité et tous les autres impondérables, qui ne sont que des modifications ou des transformations d’un seul et même agent. Le caractère de cet agent est le pur altruisme, c’est une expansion illimitée, un acte continuel de se donner. Si parfaite que soit en elle-même l’unité dynamique du monde, elle ne fait qu’envelopper la masse matérielle dans toutes ses parties, mais elle ne s’en empare pas intérieurement, ne les pénètre pas jusqu’au fond de leur être, ne les régénère pas. L’âme du monde, la terre, voit dans l’éther lumineux l’image idéale de son céleste bien-aimé, mais elle ne s’unit pas à lui réellement. Cependant elle aspire toujours à cette union, elle ne veut pas se borner à contempler les cieux et les astres brillants, à se baigner dans les fluides éthérés, — elle absorbe la lumière, la transforme en feu vital et, comme fruit de cette nouvelle union, produit de ses entrailles toute âme vivante dans les deux règnes des plantes et des animaux. Cette nouvelle unité — l’unité organique, qui a la matière inorganique et les fluides éthérés comme base et comme milieu, est d’autant plus parfaite qu’elle forme et gouverne un corps plus compliqué par une âme plus active et plus universelle. Par les plantes, la vie est manifestée objectivement dans ses formes organiques ; elle est en plus sentie par les animaux dans ses mouvements et ses effets subjectifs ; enfin elle est comprise par l’homme dans son principe absolu.
La terre, qui à l’origine était vide, ténébreuse et informe, pour être ensuite graduellement enveloppée par la lumière, formée et différenciée, — la terre, qui, à la troisième époque cosmogonique seulement, avait vaguement senti et confusément exprimé, comme en un rêve, sa puissance créatrice dans les formes de la vie végétale — ces premières conjonctions de la poussière terrestre avec la beauté des cieux — la terre qui, dans ce monde des plantes, sort pour la première fois d’elle-même à la rencontre des influences célestes, puis se sépare de soi-même dans le mouvement libre des quadrupèdes et s’élève au-dessus de soi-même dans le vol aérien des oiseaux, — la terre, après avoir répandu son âme vivante dans les espèces innombrables de la vie végétale et animale, — se concentre enfin, rentre en soi et revêt la forme qui lui permet de rencontrer Dieu face à face et de recevoir directement de lui le souffle de la vie spirituelle. Ici la terre connaît le ciel et est connue de lui. Ici les deux termes de la création, le divin et l’extra-divin, le supérieur et l’inférieur deviennent réellement un, s’unissent actuellement et jouissent de cette union. Car on ne peut se connaître véritablement que par une union réelle, la connaissance parfaite devant être réalisée, et l’union réelle devant être idéalisée pour devenir parfaite. C’est pour cela que l’union par excellence, celle des sexes, est appelée connaissance par la Bible. La Sagesse éternelle, qui est en principe l’unité de tout, et entièrement l’unité des opposés, — unité libre et réciproque — trouve enfin un sujet dans lequel et par lequel elle peut se réaliser complètement. Elle le trouve et se réjouit. Ma joie, dit-elle, ma joie par excellence est dans les fils de l’Homme.
Et formavit Futurus Deorum hominem — pulvis (sic) ex homo (vajitser Jahveh Elohim eth haadam haphar min haadamah).
Si la terre en général signifie l’âme du monde inférieur, la poussière de la terre indique l’état d’abaissement ou d’anéantissement de cette âme quand elle cesse de s’affirmer et de s’exalter dans le désir aveugle d’une existence anarchique ; — quand, repoussant toutes les suggestions infernales et renonçant dans une humilité parfaite à toute résistance et à toute lutte contre le Verbe céleste, elle devient capable de comprendre sa vérité, de s’unir à son action et de fonder en soi le Royaume de Dieu. Cet état humilié, cette réceptivité absolue de la Nature terrestre est objectivement fixée par la création de l’Homme (humus-humilis-homo) ; l’âme sensitive et imaginative du monde physique devient l’âme rationnelle de l’humanité. Arrivée à une conjonction intérieure avec les cieux, contemplant la lumière intelligible, elle peut embrasser dans une unité idéale (par la conscience et la raison) tout ce qui existe. Être universel en idée, dans sa puissance rationnelle (image de Dieu), l’homme doit devenir effectivement semblable à Dieu en réalisant activement son unité dans la plénitude de la création. Fils de la terre par la vie inférieure qu’elle lui donne, il doit la lui rendre transformée en lumière et en esprit vivifiant. Si par lui — par sa raison — la terre s’est élevée jusqu’aux Cieux, — par lui aussi — par son action, les Cieux doivent descendre et remplir la terre ; par lui tout le monde extra-divin doit devenir un seul corps vivant — incarnation totale de la Sagesse divine.
C’est dans l’homme seulement que la créature se réunit à Dieu d’une manière parfaite, c’est-à-dire librement et réciproquement, parce que, grâce à sa double nature, l’homme seul peut garder sa liberté et rester continuellement le complément moral de Dieu, en s’unissant à Lui de plus en plus intimement par une série suivie d’efforts conscients et d’actions délibérées. Il y a une dialectique admirable dans la loi vitale des deux mondes. La perfection surnaturelle même de la liberté chez un pur esprit, l’absence de toute limite extérieure fait que cette liberté, en se manifestant complètement, s’épuise dans un seul acte ; et l’être spirituel perd sa liberté à force d’en avoir eu trop. Au contraire, les entraves et les obstacles que le milieu extérieur du monde naturel oppose à la réalisation de nos actes intérieurs, — le caractère limité et conditionné de la liberté humaine rend l’homme plus libre que les anges, lui permet de conserver et d’exercer continuellement son libre arbitre, et de rester, même après la chute, le coopérateur actif de l’œuvre divine. C’est pour cela que la Sagesse éternelle ne trouve pas ses délices dans les anges, mais dans les fils de l’Homme.
La raison d’être de l’Homme est en premier lieu l’union intérieure et idéale de la puissance terrestre et de l’acte divin, de l’Âme et du Verbe, et en second lieu — la réalisation libre de cette union dans la totalité du monde extra-divin. Il y a donc, dans cet être composé, centre et périphérie — la personnalité humaine et le monde humain, l’homme individuel et l’homme social ou collectif. L’individu humain, étant en soi ou subjectivement l’union du Verbe divin et de la nature terrestre, doit commencer à réaliser objectivement ou pour soi cette union en se dédoublant extérieurement. Pour se connaître réellement dans son unité l’homme devait se distinguer comme sujet connaissant ou actif (homme proprement dit) de soi même comme objet connu ou passif (femme). Ainsi le contraste et l’union du Verbe divin et de la nature terrestre se reproduisent pour l’homme lui-même dans la distinction et l’union des sexes.
L’essence ou la nature humaine est complètement représentée par l’homme individuel (les deux sexes) ; l’état social ne saurait rien y ajouter ; mais il est absolument nécessaire pour l’extension et le développement de l’existence humaine, pour la réalisation actuelle de tout ce qui est potentiâ contenu dans l’individu humain. Ce n’est que par la société que l’homme peut atteindre son but définitif — l’intégration universelle de toute existence extra-divine. Mais l’humanité naturelle (homme, femme et société), telle qu’elle résulte du processus cosmogonique, ne contient en soi que la possibilité d’une telle intégration. La raison et la conscience de l’homme, le cœur et l’instinct de la femme, enfin la loi de la solidarité ou de l’altruisme qui forme la base de toute société — ne sont qu’une préfiguration de la véritable unité divino-humaine, un germe qui doit encore pousser, fleurir et porter son fruit. Le développement successif de ce germe s’accomplit par le processus de l’histoire universelle ; et le triple fruit qu’il porte est : la femme parfaite, ou la nature divinisée, l’homme parfait ou l’homme-Dieu, et la société parfaite de Dieu avec les hommes — incarnation définitive de la Sagesse éternelle.
L’unité essentielle de l’être humain dans l’homme, la femme et la société, détermine l’unité indivisible de l’incarnation divine dans l’humanité. L’homme proprement dit (l’individu masculin) contient déjà en soi, in potentiâ, toute l’essence humaine : ce n’est que pour la réaliser actu qu’il doit 1° se dédoubler ou objectiver son côté matériel dans la personnalité féminine, et 2° se multiplier ou objectiver l’universalité de son être rationnel dans une pluralité d’existences individuelles, organiquement liées ensemble et formant un tout solidaire — la société humaine. La femme n’étant que le complément de l’homme, et la société n’étant que son extension ou sa manifestation totale, il n’y a au fond qu’un seul être humain. Et sa réunion avec Dieu, quoique nécessairement triple, ne constitue cependant qu’un seul être divino-humain, — la Σοφία incarnée, dont la manifestation centrale et parfaitement personnelle est Jésus-Christ ; le complément féminin — la Sainte Vierge et l’extension universelle — l’Église. La Sainte Vierge est unie à Dieu d’une union purement réceptive et passive ; elle a engendré le second Adam, comme la terre a engendré le premier — en s’anéantissant dans l’humilité parfaite ; il n’y a donc pas ici de réciprocité ou de coopération proprement dite. Et quant à l’Église, elle n’est pas unie à Dieu immédiatement, mais par l’incarnation du Christ dont elle est la continuation. C’est donc le Christ seul qui est vraiment l’Homme-Dieu, l’homme immédiatement et réciproquement (activement) uni à Dieu.
C’est en contemplant dans sa pensée éternelle la Sainte Vierge, le Christ et l’Église, que Dieu a donné son approbation absolue à la création entière en la proclamant tob meod, valde bona. C’était là le propre sujet de la grande joie qu’éprouvait la Sagesse divine à l’idée des fils de l’Homme ; elle y voyait l’unique fille d’Adam pure et immaculée, elle y voyait le Fils de l’Homme par excellence, le seul juste, elle y voyait enfin la multitude humaine unifiée sous la forme d’une société unique basée sur l’amour et la vérité. Elle contemplait sous cette forme son incarnation future et, dans les enfants d’Adam, ses propres enfants ; et elle se réjouissait en voyant qu’ils justifiaient le plan de la création qu’elle offrait à Dieu : Et justificata est Sapientia a filiis suis. (Math., XI, 19.)
L’humanité réunie à Dieu dans la Sainte Vierge, dans le Christ, dans l’Église, est la réalisation de la Sagesse essentielle ou de la substance absolue de Dieu, sa forme créée, son incarnation. En vérité c’est une seule et même forme substantielle (désignée par la Bible comme semen mulieris, scilicet Sophiæ) qui se produit en trois manifestations successives et permanentes, réellement distinctes, mais essentiellement indivisibles, en s’appelant Marie dans sa personnalité féminine, Jésus dans sa personnalité masculine — et gardant son propre nom pour son apparition totale et universelle dans l’Église accomplie de l’avenir, la Fiancée et l’Épouse du Verbe divin.
Cette triple réalisation de la Sagesse essentielle dans l’humanité est une vérité religieuse que la Chrétienté orthodoxe professe dans sa doctrine et manifeste dans son culte. Si, par la Sagesse substantielle de Dieu, il ne fallait entendre que la personne de Jésus-Christ exclusivement, comment pourrait-on appliquer à la Sainte Vierge tous les textes des livres sapientiaux qui parlent de cette Sagesse ? Or cette application, qui se faisait dès les temps les plus anciens dans les offices de l’Église latine ainsi que de l’Église grecque, a reçu de nos jours une sanction doctrinale dans la bulle de Pie IX sur l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge. D’un autre côté, il y a des textes de l’Écriture que les docteurs orthodoxes et catholiques appliquent tantôt à la Sainte Vierge, tantôt à l’Église (par exemple le texte de l’apocalypse concernant la femme vêtue du soleil, couronnée des étoiles et ayant la lune sous ses pieds). Enfin on ne saurait révoquer en doute le lien intime et l’analogie parfaite entre l’humanité individuelle et l’humanité sociale du Christ, son corps naturel et son corps mystique. Dans le sacrement de la communion, le corps personnel du Seigneur devient d’une manière mystérieuse mais réelle le principe unifiant de son corps collectif — la communauté des fidèles. Ainsi l’Église, la société humaine divinisée, a au fond la même substance que la personne incarnée du Christ, son humanité individuelle, — et celle-ci n’ayant d’autre origine et d’autre essence que la nature humaine de la Sainte Vierge, Mère de Dieu, il s’en suit que l’organisme de l’incarnation divino-humaine, ayant en Jésus-Christ un seul centre personnel actif, a aussi dans sa triple manifestation une seule et même base substantielle — la corporéité de la Sagesse divine en tant que cachée et révélée dans le monde inférieur : c’est l’âme du monde complètement convertie, purifiée et identifiée avec la Sagesse elle-même, comme la matière s’identifie avec la forme dans un seul être concret et vivant. Et la réalisation parfaite de cette substance divino-matérielle, de ce semen mulieris, — c’est l’humanité glorifiée et ressuscitée — le Temple, le Corps et l’Épouse de Dieu.
La vérité chrétienne, sous cet aspect définitif — l’incarnation totale et concrète de la Divinité — a particulièrement attiré l’âme religieuse du peuple russe, dès les premiers temps de sa conversion au christianisme. En dédiant ses plus anciens temples à sainte Sophie, la Sagesse substantielle de Dieu, il a donné à cette idée une expression nouvelle inconnue aux Grecs (qui identifiaient la Σοφία avec le Λόγος). — Tout en rattachant intimement la sainte Sophie à la Mère de Dieu et à Jésus-Christ, l’art religieux de nos ancêtres la distinguait nettement de l’une et de l’autre, en la représentant sous les traits d’un être divin particulier. C’était pour eux l’essence céleste recouverte par les apparences du monde inférieur, l’esprit lumineux de l’humanité régénérée, l’Ange gardien de la Terre, apparition future et définitive de la Divinité.
Ainsi, à côté de la forme humaine individuelle du divin, — à côté de la Vierge-Mère et du Fils de Dieu — le peuple russe a connu et aimé, sous le nom de sainte Sophie, l’incarnation sociale de la Divinité dans l’Église Universelle. — C’est à cette idée, révélée au sentiment religieux de nos ancêtres, — à cette idée vraiment nationale et absolument universelle qu’il nous faut maintenant donner une expression rationnelle. Il s’agit de formuler la Parole vivante que l’ancienne Russie a conçue et que la Russie nouvelle doit dire au monde.
Intermédiaire des Cieux et de la terre, l’Homme était destiné à être le Messie universel qui sauverait le monde du chaos en l’unissant à Dieu, en incarnant dans les formes créées la sagesse éternelle. Cette mission impliquait pour l’Homme un triple ministère : il devait être prêtre de Dieu, roi du monde inférieur et prophète de leur union absolue, Prêtre de Dieu, en lui sacrifiant son propre arbitraire, l’égoïsme humain ; roi de la nature inférieure, en la dominant par la loi divine ; prophète de l’union, en aspirant à la totalité absolue de l’existence et en la réalisant progressivement par la coopération continuelle de la grâce et de la liberté, en régénérant et en transformant de plus en plus la nature extra-divine jusqu’à son intégration universelle et parfaite, ή άποκείτα στάσια τῶν παντων. Se soumettre à Dieu et dominer la nature pour la sauver — voilà en deux mots la loi messianique. L’Homme la rejeta en préférant atteindre le but immédiatement, par lui-même, en violant l’ordre déterminé par la raison divine. Il voulut s’unir à la nature inférieure arbitrairement, en vertu de son propre désir, croyant par là s’approprier une royauté sans condition, une autocratie absolue, égale à celle de Dieu. Il ne voulut pas soumettre sa royauté à son sacerdoce ; et par là il devint incapable de satisfaire à ses vraies aspirations, de remplir sa mission prophétique. Le désir désordonné de s’unir avec la nature inférieure devait nécessairement soumettre l’Homme à cette nature ; et, comme conséquence inévitable, l’homme a dû contracter les traits distinctifs du monde matériel et extra-divin, il a dû se transformer selon l’image et selon la similitude de ce dernier. Or nous savons que le caractère essentiel de la nature en dehors de Dieu s’exprime 1° par une pluralité indéterminée dans l’espace ou la division infinie des parties ; 2° par un changement indéterminé dans le temps ou la disjonction infinie des moments et comme résultat de cette double division ; 3° par la transformation de toute causalité en mécanisme. Il est vrai que cette puissance du fractionnement infini et de la discorde universelle, caractère essentiel du Chaos, est limitée dans la création par l’action du verbe unifiant qui, sur le fond chaotique, construit le Cosmos. Mais dans la nature inférieure (avant l’apparition de l’homme) le fond du Chaos n’est pas supprimé, il persiste comme un feu sous la cendre, comme une tendance dominante qui s’éveille à toute occasion. C’est en cette qualité que la puissance du chaos a passé à l’homme déchu et a créé ce qu’on appelle improprement l’humanité naturelle et ce qui est en effet l’humanité chaotique. Dans cette masse humaine nous distinguons clairement les trois traits fondamentaux de la nature extra-divine. Le fractionnement infini des parties matérielles dans l’espace se traduit, dans le genre humain, par la pluralité indéterminée et anarchique des individus coexistants ; à la disjonction infinie des moments dans le temps correspond, dans l’existence de l’humanité, la succession indéterminée des générations qui se disputent l’actualité et se supplantent à tour de rôle ; enfin le mécanisme matériel du monde physique passe à l’humanité sous la forme de l’hétéronomie ou de la fatalité qui soumet la volonté de l’homme à la force des choses, son être intérieur à l’influence dominante du milieu extérieur et des circonstances temporelles.
Nous savons cependant que la chute de l’Homme pouvait ajourner et non pas annuler sa vocation. Les entraves bienfaisantes de l’espace, du temps et de la causalité mécanique, tout en l’éloignant du but suprême, l’empêchaient en même temps de le manquer absolument et définitivement. La pluralité indéterminée des individus — une déchéance considérée en elle-même — est la première condition du salut pour l’humanité ; car si une partie de cette multitude propage de plus en plus le péché originel en l’aggravant par des crimes nouveaux, il reste toujours quelques justes pour atténuer les effets du mal et pour préparer un milieu au salut futur ; grâce à cette multiplication indéterminée, Abel est remplacé par Seth, Saül est supplanté par David. La succession indéfinie des générations est une seconde condition du salut : elles ne disparaissent pas sans que chacune laisse quelque chose pour faciliter l’œuvre de ses héritiers, pour élaborer une forme historique plus parfaite, satisfaisant mieux aux vraies aspirations de l’âme humaine. Ainsi ce qui ne pouvait se manifester ni dans Ève, ni dans Thamar, ni dans Rahab, ni dans Ruth, ni dans Bathshabah, — se manifesta un jour dans Marie.
Enfin l’hétéronomie de notre existence est la troisième condition du salut, non moins indispensable que les deux premières. Car si la volonté humaine tant bonne que mauvaise avait une efficacité immédiate, il en serait fait de l’humanité et de la création. Le fratricide Caïn se serait alors immédiatement précipité dans le fond de l’enfer avant de construire une ville et de fonder la civilisation antique ; le bon Seth serait monté au ciel ou au moins dans les limbes comme son frère Abel avant de procréer les ancêtres de Jésus-Christ ; et le monde inférieur, la terre, privée de son centre d’unité et d’action serait retombée dans le triste état de tohou va bohou où elle était avant la création. Et il n’y aurait personne alors pour faire la joie et les délices de la Sagesse éternelle.
Si donc notre assujettissement aux conditions du monde matériel est une conséquence de la chute et une peine du péché, nous voyons que cette peine est un bienfait et que cette conséquence nécessaire du mal est un moyen nécessaire du bien absolu.
Comme la terre chaotique n’a pu se soustraire à l’action cosmogonique du Verbe, qui la transforma en un monde équilibré, illuminé et vivant, de même le chaos humain, créé par la chute de l’Eden, dut être soumis à l’opération théogonique du même Verbe, qui tend à le régénérer en une humanité spirituelle réellement unifiée, éclairée par la vérité divine, et vivante de la vie éternelle. La forme de l’Homme-Messie, rejetée par le premier Adam, ne fut pas anéantie dans l’humanité naturelle, mais seulement réduite à l’état de puissance latente ; elle y resta comme un germe vivant— semen mulieris (id est Sophiæ) se réalisant partiellement et progressivement pour s’incarner enfin dans le second Adam. Ce processus théogonique, la création de l’Homme trinitaire, de l’Homme-Messie ou de l’Homme-Dieu, par lequel la Sagesse divine s’incarne dans la totalité de l’univers — ce processus présente, dans l’ordre du temps, trois degrés principaux : 1° la série des anticipations messianiques dans l’humanité naturelle ou dans le chaos humain — avant le christianisme ; 2° l’apparition du Messie individuel dans la personne de Jésus-Christ ; et 3° la transformation messianique de l’humanité entière ou le développement de la Chrétienté.
Avant J.-C. l’humanité, privée de centre réel, n’était qu’un organisme en puissance, — de fait il n’y avait que des organes séparés, des tribus, des cités et des nations, dont quelques-unes tendaient à la domination universelle, — ce qui était déjà une anticipation de l’unité future. Mais dans chacune de ces parties disjointes de l’humanité, qu’elle aspirât ou non à remplacer le tout sous la forme d’une monarchie universelle, il y a eu dès le commencement une certaine réalisation, dans le domaine social, de la forme messianique ou trinitaire tendant à représenter, dans des limites plus ou moins étroites, la totalité de l’existence humaine.
Cette forme trinitaire a une base très générale dans l’être humain. Toute existence humaine est formée par trois termes principaux : 1° les faits accomplis conservés par la tradition du passé, 2° les actes et les travaux imposés par les besoins du présent, et 3° les aspirations à un état meilleur déterminées par un idéal plus ou moins parfait de l’avenir.
Il y a une analogie évidente, mais aussi une différence essentielle, entre ces trois modes constitutifs de l’existence humaine et les trois modes correspondants de l’existence divine (sans parler du caractère hypostatique de ces derniers). La raison générale de cette différence est qu’en Dieu, comme être absolu, le premier mode détermine totalement le second, et les deux ensemble déterminent totalement le troisième, dans lequel l’être divin se possède définitivement et jouit de soi-même d’une manière complète. L’homme au contraire, — pour ne mentionner ici que le troisième mode de sa subjectivité — ne peut posséder actuellement la totalité d’existence qui n’est pour lui qu’un avenir plus ou moins éloigné. Cet avenir idéalement anticipé ne peut pas être l’objet d’une jouissance proprement dite, mais seulement d’une aspiration.
Dans notre vie matérielle ou animale, cette forme trinitaire existe déjà, mais elle y est plutôt un symbole naturel qu’une réalité. Le fait accompli est représenté ici par la génération passée, les pères ou les anciens ; l’actualité, c’est la génération présente, les hommes d’aujourd’hui ; enfin les aspirations naturelles vers l’avenir s’incarnent dans les enfants, dans la génération future. On voit bien que la forme trinitaire a ici un caractère purement relatif et au fond illusoire : la vie naturelle s’efforce de fixer les termes du rapport, mais elle n’y parvient jamais, et chaque génération passe également par l’état de l’avenir, de l’actualité et du passé, pour disparaître dans le néant et l’oubli. Chaque génération veut posséder toute l’actualité, mais, puisque chacune a le même droit à cette possession, aucune ne peut l’obtenir effectivement ; et toutes, après de vains efforts pour retenir le torrent de l’existence temporelle, y sont englouties à tour de rôle. Mais ce changement continuel de générations n’épuise pas toute l’existence humaine. Ce n’est que l’humanité animale, et il y a encore l’humanité sociale qui n’a jamais été bornée à l’actualité matérielle, qui ne s’est jamais contentée de poursuivre et de maintenir le fait réel de l’existence. La société humaine, aux degrés les plus inférieurs de son développement, a toujours doublé le fait d’un principe, la réalité d’une idée.
Le moment présent, l’actualité, pour une société humaine, n’est jamais ni une succession, purement mécanique dans le temps — un simple postea de son passé, — ni un antécédent purement mécanique et temporel, un simple antea de son avenir : cette actualité est toujours rattachée aux deux autres termes par un lien intérieur et spirituel qui fixe le passé et l’avenir et qui, s’il n’arrête pas le torrent de l’existence matérielle, le fait au moins rentrer dans un lit déterminé et transforme le mauvais infini du temps naturel en un système de développement historique. Dans toute société humaine — toute barbare qu’elle soit en dehors et au-dessus des intérêts matériels du moment — il y a une tradition religieuse et un idéal prophétique. Le passé, au lieu d’être supplanté sans pitié à la manière de ces sauvages qui tuent et mangent leurs vieux parents, est conservé avec piété filiale comme la base et la sanction permanente de l’actualité ; et l’avenir, au lieu d’être appréhendé comme une fatalité impitoyable ou sacrifié au feu de l’égoïsme comme les enfants brûlés dans la statue ardente de Moloch, est appelé et évoqué comme le vrai but et la vraie raison d’être du présent, sa joie et sa couronne. Ainsi, à la tête de chaque société humaine, nous voyons une trinité plus ou moins différenciée de classes dirigeantes — se rattachant en partie, mais ne s’identifiant jamais au triple rapport naturel des générations successives. Il y a en premier lieu les prêtres ou sacrificateurs correspondant aux pères, à la vieille génération ; et, en effet, à l’origine, dans la vie des tribus et des familles dispersées, les fonctions sacerdotales étaient remplies par les pères de la famille ; et le foyer domestique était le principal autel. Cependant, même dans cet état primitif, le père représentait plus que le fait particulier de la paternité naturelle : il se rattachait, par sa dignité sacerdotale, au fait absolu de la paternité divine, à ce passé éternel précédant et conditionnant toute existence. À la différence des animaux, dans la personne des pères humains, la génération matérielle était devenue une institution sociale et une puissance religieuse. Et si le père vivant était prêtre, médiateur du présent et du passé, l’ancêtre défunt, en rentrant dans le monde invisible, se confondait avec le passé absolu lui-même, avec la Divinité éternelle, devenait l’objet du culte. Le culte des ancêtres en effet est un élément universel de la religion[139]. Ainsi le ministère du passé immédiat, des pères vivants, des prêtres, reliait l’actualité humaine à un passé plus éloigné et plus général, aux faits mystérieux qui précèdent et déterminent notre existence avec une nécessité absolue. — En second lieu nous voyons la classe des guerriers qui, par la force et par l’audace, assuraient à la société les moyens réels de l’existence, satisfaisaient aux besoins pressants du moment donné. Cette classe naturellement se recrutait surtout parmi les fils des familles, la génération actuelle. Et, quoique la vieille génération prît part aussi aux entreprises militaires, ce n’était pas cependant Priam ou Nestor, mais bien Hector et Achille qui commandaient les guerriers tout en cédant pieusement la première place aux vieux pères dès qu’il s’agissait d’obtenir, par des sacrifices, la faveur des dieux. — Ainsi le rapport entre les deux premières classes principales de la société correspond assez bien au rapport entre les deux générations — la présente et la passée de la vie naturelle. Mais si cette analogie allait plus loin, si l’avenir du corps social se trouvait aussi représenté seulement ou principalement par la génération future, par les enfants qui remplacent leurs ancêtres pour être eux-mêmes remplacés par leur propre progéniture et ainsi de suite, — l’existence sociale se confondrait avec le mauvais infini de la vie naturelle, il n’y aurait plus d’histoire, plus de progrès, mais seulement un changement continuel et inutile. En vérité il n’en est pas ainsi. Dans chaque société il y avait, depuis les temps les plus anciens, outre les prêtres et les guerriers, une catégorie d’hommes de tous les âges, de tous les sexes et de tous les états, qui anticipaient l’avenir humain et répondaient aux aspirations idéales de la société où ils vivaient. Dans la vie naturelle le troisième terme, au lieu d’être la véritable unité du second et du premier, n’est au fond que leur simple répétition. La génération future ne représente l’avenir que d’une manière illusoire et éphémère, comme dans une série indéterminée un membre ne vaut pas plus qu’un autre. Dans l’ordre de la succession naturelle, la nouvelle génération, pour venir après les vieilles, n’est pas par elle-même plus avancée qu’elles, plus proche de l’idéal et de la perfection. C’est pour cela que le vrai progrès social, indépendamment de la succession infinie des générations, demande qu’il y ait des représentants réels de l’avenir, des hommes effectivement plus avancés dans la vie spirituelle, capables de satisfaire aux aspirations de leurs contemporains et de présenter à la société donnée son idéal, dans la mesure où elle peut le concevoir et où ils peuvent eux-mêmes le réaliser. À ces hommes de l’avenir idéal je donne le nom général de prophètes. Vulgairement on entend par là quelqu’un qui prédit l’avenir.
Entre un diseur de bonne-aventure et le vrai prophète il y a à peu près la même différence qu’entre le chef d’une bande de brigands et le souverain légitime d’un grand État, ou bien entre le père d’une famille primitive qui sacrifie aux mânes des ancêtres et le pape qui donne sa bénédiction urbi et orbi et ouvre le ciel aux âmes du purgatoire. Mais en dehors de cette différence, qui tient à la sphère d’action plus ou moins large, il y a encore une autre distinction à faire. On peut prédire l’avenir, non seulement en paroles, mais, aussi en action, en anticipant partiellement des états et des rapports qui n’appartiennent pas à la condition actuelle de l’humanité. C’est là le prophétisme proprement dit, qui présente encore des modifications et des gradations indéterminées. Le sorcier africain, par exemple, a ou prétend avoir la puissance de faire selon son bon plaisir la pluie et le beau temps. Ce pouvoir supérieur de la volonté humaine sur les forces et les phénomènes de la nature matérielle est un attribut de l’être humain en tant que celui-ci se trouve en une union parfaite avec la Divinité créatrice et toute-puissante. Une telle union, généralement étrangère à notre état actuel, n’est que le but idéal, l’avenir éloigné auquel nous aspirons ; et l’exercice d’un pouvoir appartenant à cet état futur est une anticipation de l’avenir ou un acte prophétique. Mais ce n’est pas le vrai prophétisme que celui du sorcier, qui ne possède et même ne connaît pas les conditions religieuses et morales du pouvoir surnaturel ; et s’il l’exerce réellement ce n’est que d’une manière purement empirique. D’un autre côté, même dans le cas où ce pouvoir magique n’est qu’une prétention frauduleuse, c’est néanmoins une anticipation, — ne fût-ce que dans le désir et l’aspiration, — d’un état supérieur, d’un avenir idéal réservé à l’homme. Et, en passant d’un sorcier africain à un vrai thaumaturge chrétien, comme saint François d’Assise, nous trouvons dans ses miracles le même pouvoir de la volonté humaine que possède ou prétend posséder, sur les forces de la nature extérieure, le magicien d’une tribu sauvage. Ce pouvoir est borné dans les deux cas ; car la force miraculeuse des plus grands saints n’a jamais été ni constante dans sa durée ni universelle dans son application. Mais la grande différence est que le saint connaît et possède la condition intérieure principale du pouvoir surnaturel pour l’homme — l’union morale avec la Divinité. Ainsi son pouvoir, basé sur sa supériorité morale, est une image fidèle et directe, quoique faible et limitée, de la Toute-Puissance divine, qui n’est pas une force aveugle, mais la conséquence logique de la perfection intrinsèque et essentielle de l’être absolu. Dans la mesure où le saint participe à cette perfection, il participe aussi à la puissance divine et présente une anticipation de notre état définitif, non seulement réelle, mais intérieurement vraie, parfaite en soi, quoique extérieurement incomplète.
Comparons maintenant, dans un tout autre domaine du prophétisme, le grand sage grec avec un nabi hébreu. Platon, dans sa République, nous donne l’idéal de la société humaine organisée sur les principes de la justice et de la raison. C’est l’anticipation d’un avenir réalisé en partie par la société européenne du moyen âge[140]. Platon était donc prophète, mais il l’était comme le sorcier africain est thaumaturge : il ne possédait et ne connaissait même pas les vraies conditions dans lesquelles son idéal devait être réalisé. Il ne comprenait pas que, pour l’organisation équitable et rationnelle de l’être social, la justice et la raison humaines ne suffisent pas : que l’idéal d’une société juste et sage, pensé par un philosophe, doit encore être fécondé par une action morale correspondante de la part de la société elle-même. Pour s’organiser d’après l’idéal du bien, la société réelle, dominée par le mal, doit être sauvée et régénérée. Mais la méditation abstraite ne sauve pas. Tout en anticipant la vérité sociale, l’idéalisme platonique ne possédait pas la voie pour y parvenir et ne pouvait pas donner la vie à sa conception. C’est là la grande différence entre le prophétisme philosophique des Hellènes et le prophétisme religieux des Hébreux. Le nabi israélite à qui la vérité se révélait par un rapport personnel avec le Dieu vivant, le Dieu de l’histoire, anticipait l’avenir idéal, non pas par la pensée abstraite, mais par l’âme et par le cœur. Il frayait la voie, il éveillait la vie. Dans ses prophéties, il y avait, comme chez Platon, un idéal de la société parfaite ; mais cet idéal n’était jamais séparé de la condition intérieure qui déterminait sa réalisation — la réunion libre et active de l’humanité avec Dieu. Et les vrais nebiim savaient bien que cette union s’accomplit au moyen d’un processus divino-humain long et compliqué, par une série d’actions réciproques et de conjonctions entre Dieu et l’homme ; et ils le savaient, non seulement en principe général, mais ils savaient et proclamaient à chaque moment donné ce que l’humanité, dans son organe central provisoire, — la nation juive — devait faire pour coopérer efficacement au progrès de l’œuvre divino-humaine. Leur action était complète, puisque, d’un côté, ils montraient le but absolu dans l’avenir lointain et, d’un autre côté, ils indiquaient pour le moment présent le moyen efficace pour porter l’humanité vers ce but. Ainsi en réunissant sous le terme général de prophétisme toutes les anticipations humaines de l’avenir idéal nous ne méconnaissons pas la différence essentielle et immense qui sépare, non seulement des sorciers démoniaques, mais aussi des génies les plus sublimes de l’humanité profane, les vrais prophètes du Dieu vivant.
Au commencement de l’histoire, chaque père de la maison est prêtre ou sacrificateur, chaque fils de la maison est guerrier à droit égal avec tous les autres et n’obéissant qu’à des chefs temporaires. Mais, à mesure que l’unité sociale s’étend et s’organise, les prêtres particuliers commencent à se rassembler dans un seul corps formant une société spécialement religieuse, un clergé plus ou moins concentré dans la personne d’un prêtre principal, d’un pontife ; en même temps, la partie active de la population tend à se fixer et à s’organiser sous les ordres d’un souverain, qui n’est plus seulement commandant militaire en temps de guerre, mais aussi chef de la société pendant la paix, dans toutes les affaires et les questions pratiques qu’une vie sociale plus compliquée fait naître. Quand la société n’est plus une simple famille, les intérêts multiples, n’étant plus immédiatement conciliés par la parenté naturelle et la nécessité évidente d’une solidarité étroite, il se produit des collisions et des luttes et un pouvoir impartial devient indispensable pour établir l’équilibre. Ainsi la principale fonction pacifique du souverain est celle de juge — comme nous le voyons dans tous les états primitifs. Conduire les peuples aux champs de bataille et juger ses différends en temps de paix, voilà les deux besoins principaux auxquels devait satisfaire l’institution monarchique à son origine.
Tandis que les éléments fractionnés et dispersés du corps spirituel et du corps naturel de l’humanité se rassemblaient ainsi sous l’action du Verbe historique en des unités partielles d’Églises et d’États rudimentaires, l’âme de l’humanité, en répétant sur une échelle plus élevée les phases du processus cosmogonique, déployait ses efforts pour entrer en une conjonction de plus en plus intime avec l’Esprit de la Sagesse éternelle.
Dans l’Inde, l’âme de l’humanité se manifestant d’abord par les intuitions des sages et des saints du Brahmanisme orthodoxe, puis par la doctrine du sage orthodoxe Kapila, fondateur de la philosophie Sankhia, et définitivement par la religion nouvelle de Bouddha Shakhia-Mouni, reconnut et aima l’Absolu surtout sous sa forme négative, comme le contraire de l’existence extra-divine, de la nature du monde. Ce fut la première fois qu’elle sentit profondément la vanité de la vie matérielle, conçut un dégoût invincible pour cette vie illusoire qui est plutôt mort que vie, puisqu’elle se dévore continuellement sans jamais pouvoir se fixer et se satisfaire.
Mais le dégoût de la fausse vie ne révélait pas encore la vraie. Et l’âme humaine, dans sa manifestation indienne, tout en affirmant avec une certitude parfaite et une force admirable que l’absolu ne se trouve pas dans la vie matérielle, qu’il n’est pas la nature et le monde, ne fut pas capable de savoir et de dire où il se trouve et ce qu’il est. Mais au lieu de reconnaître cette incapacité et d’en rechercher les causes, la Sagesse indienne affirma son impuissance comme le dernier mot de la vérité et proclama que l’Absolu se trouve dans le Néant, qu’il est la non-existence — Nirvâna.
L’Inde, dans ses sages, a servi un moment d’organe national à l’âme universelle de l’humanité quand elle a compris la vanité de l’existence naturelle et s’est dégagée des liens du désir aveugle. C’était, en effet, un acte universel de cette âme que la pensée et le sentiment qui s’emparèrent de Bouddha et de ses disciples quand ils affirmèrent que l’Absolu n’est pas quelque chose, qu’il n’est rien de ce qui existe dans la nature. L’âme de l’humanité devait passer par cette vérité négative avant de concevoir l’idée positive de l’Absolu. Mais la sagesse ou plutôt la folie orientale consiste à prendre une vérité relative et provisoire pour la vérité complète et définitive. La faute n’en est pas à l’âme humaine mais à l’âme de ces sages et des nations qui adoptèrent leur doctrine. En s’arrêtant à un degré nécessaire mais inférieur du processus universel, ces nations n’arrêtèrent pas le progrès historique mais elles restèrent elles-mêmes en dehors du mouvement progressif de l’humanité plongée dans un particularisme barbare. L’âme universelle les abandonna et alla chercher chez d’autres nations des organes spirituels pour ses nouvelles unions avec l’essence divine. Par les sages, les poètes et les artistes inspirés de l’Hellade, elle comprit et aima l’Absolu, non plus comme le Néant du Bouddhisme, mais comme l’Idée platonique et le monde idéal, un système éternel des vérités intelligibles reflétées ici-bas dans les formes sensibles de la Beauté.
L’idéalisme hellénique était une grande vérité, plus positive et plus complète que le nihilisme indien, mais ce n’était pas encore la vérité parfaite et définitive, — tant que le monde idéal était considéré sous son aspect purement théorique et esthétique ; tant qu’il était seulement contemplé en dehors de la réalité et de la vie, ou réalisé exclusivement dans les formes superficielles de la beauté plastique. Si le monde idéal est plus vrai que le monde matériel, il ne peut pas être impuissant vis-à-vis de ce dernier. Il doit le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. La lumière intelligible du monde supérieur doit se transfuser dans la vie morale et pratique du monde inférieur ; la volonté divine doit s’accomplir sur la terre comme dans les cieux. Le Verbe de Dieu n’est pas seulement le soleil de la vérité qui se reflète dans le torrent troublé de la vie naturelle : il est encore l’ange bienfaiteur qui descend dans ce torrent pour en purifier les eaux, pour ouvrir, sous la bourbe des passions et sous le sable des erreurs humaines, la source de l’eau vive qui coule dans l’éternité. — La sagesse grecque, comme celle des Hindous, voulut s’arrêter définitivement au degré de la vérité qu’elle avait atteint. Le dernier mot de cette sagesse hellénique — la philosophie des néoplatoniciens — insista plus encore que Platon lui-même sur le caractère purement théorique ou contemplatif de la vie pratique. Le vrai sage, selon Plotin, doit être étranger à tout but pratique, à toute activité, à tout intérêt social. Il doit fuir le monde pour s’élever d’abord par la méditation abstraite jusqu’au monde intelligible et pour être ensuite extatiquement absorbé par l’abîme sans nom de l’unité absolue. Le Protée des erreurs humaines est au fond un être identique et cette identité se manifeste surtout dans les résultats définitifs des systèmes en apparence hétérogènes. Ainsi l’absorption finale dans l’Absolu inénarrable du néoplatonisme ne se distingue que dans les termes du Nirvâna bouddhique. Si les deux grandes nations aryennes se bornèrent en dernier résultat à cette révélation négative de l’Absolu, la révélation positive se créa un organe national dans le peuple sémitique des Hébreux. La vie et l’histoire religieuse de l’humanité se concentrèrent dans ce peuple unique parce que lui seul cherchait, dans l’Absolu, le Dieu vivant, le Dieu de l’histoire : l’avenir définitif de l’humanité fut préparé et révélé dans ce peuple parce que lui seul voyait en Dieu, non seulement celui qui est mais aussi celui qui sera, Jahvé, le Dieu de l’avenir. Le salut est venu des Juifs et ne pouvait venir que d’eux parce qu’ils étaient les seuls à comprendre le vrai salut — non pas l’absorption dans le Nirvâna par un suicide moral et physique, non pas l’abstraction de l’esprit dans l’idée pure par une contemplation théorique, mais la sanctification et la régénération de tout l’être humain et de toute son existence par une activité vivante, morale et religieuse, par la foi et les œuvres, par la prière, le travail et la charité.
Si les Hindous et les Hellènes s’arrêtèrent à des aspects partiels de la divinité qu’ils eurent la folie de prendre pour le tout, transformant ainsi la vérité en erreur, les Hébreux avaient reçu, au moyen de leur religion révélée, le germe vivant de l’essence divine dans sa vérité complète et définitive.
Ce n’est pas que cette essence leur fût manifestée simultanément dans toute sa perfection absolue : au contraire ses manifestations étaient graduelles et très imparfaites, — mais elles étaient réelles et vraies. Ce n’étaient pas des reflets éloignés et des rayons épars de l’idée divine illuminant l’esprit d’un sage isolé, — c’étaient des manifestations substantielles de la sagesse divine elle-même, produites par l’action personnelle du Verbe et du Saint-Esprit, et s’adressant à toute la nation dans son être social. La sagesse divine entrait non pas seulement dans l’intelligence des Israélites, elle s’emparait de leur cœur et de leur âme, et en même temps elle leur apparaissait dans des formes sensibles.
Nous voyons en effet dans l’Ancien Testament une double série de manifestations divines : les phénomènes de la conscience subjective par lesquels Dieu parle à l’âme de ses justes, — les patriarches et les prophètes ; et les apparitions objectives par lesquelles la puissance ou la gloire divine (shékhinah) se manifeste devant tout le peuple en se fixant sur des objets matériels, comme l’autel du sacrifice ou l’arche d’alliance.
Ce double processus de la régénération morale et des théophanies extérieures devait atteindre son but ; ces deux courants théogoniques devaient se rencontrer et coïncider dans la création d’un être individuel qui, absolument Saint et pur, dans son âme et dans son corps, pouvait incarner en soi Dieu non seulement moralement mais aussi physiquement, réunir en son seul être Jacob et la pierre de Béthel, Moïse et l’Arche d’alliance, Salomon et son temple.
Tous les peuples (ou presque tous) ont eu dans leurs religions l’idée d’une femme divine et d’un homme divin, d’une Mère-Vierge et d’un fils de Dieu descendant sur la terre pour lutter contre les forces du mal, pour souffrir et pour vaincre. Mais on ne peut nier que ces idées universelles ont pris corps, qu’elles se sont réellement hypostasiées seulement au sein du peuple juif, dans les deux personnes historiques la Vierge Marie et Jésus-Christ. Ce phénomène unique suppose bien une histoire unique, une préparation ou une éducation spéciale de ce peuple. Cette conclusion devrait être obligatoire pour les rationalistes eux-mêmes. Et en effet, en dehors de tous les faits miraculeux dans le sens propre du terme, il y a dans le domaine social et politique un fait général qui distingue l’histoire du peuple d’Israël et lui donne un avantage essentiel sur les deux grandes nations qui, par leur génie original et créateur, sembleraient être appelées à un rôle prépondérant dans les destinées de l’humanité. Tandis que le développement national des Hindous ainsi que des Grecs s’est fait par la voie essentiellement critique et révolutionnaire et n’a abouti qu’à des résultats négatifs, le développement du peuple hébreu s’accomplissait généralement d’une manière organique ou évolutionnaire et a abouti à un résultat positif d’une valeur universelle immense — le Christianisme. D’un côté, nous ne voyons que des images tronquées et défigurées de l’homme trinitaire, ou de la forme messianique, — d’un autre côté, nous trouvons les trois éléments réels du messianisme social dans leur rapport normal et harmonique préfigurant et préparant l’apparition du vrai messie personnel. Aux Indes, la caste sacerdotale des Brahmes, les représentants de la tradition religieuse, du passé sacré et inviolable, voulant garder pour soi une domination exclusive, opprimaient la vie actuelle par un légalisme impitoyable, supprimant toute possibilité de mouvement libre de l’esprit et de progrès social. Mais les prêtres qui veulent immédiatement gouverner le monde succombent inévitablement devant une alternative fatale : ou bien ils gouvernent réellement en entrant dans les détails matériels de l’actualité profane, et alors ils compromettent leur prestige religieux, abaissent leur dignité sacrée et finissent par perdre leur autorité aux yeux de la masse et avec cela toute leur puissance ; ou bien, tout en gardant le pouvoir immédiat dans la société, ils veulent rester de vrais prêtres, et alors ils perdent dans leur gouvernement le sens de la réalité et ne pouvant satisfaire aux besoins légitimes des gouvernés, ruinent la société si elle leur reste fidèle, ou sont destitués et remplacés par la partie active du peuple.
Aux Indes, la caste sacerdotale dût céder à la classe guerrière une grande partie de sa prédominance, mais elle en garda assez pour arrêter le libre développement de la vie nationale. Cette lutte fut compliquée par l’action croissante du troisième des ordres sociaux[141] — les sages qui, en s’éloignant de plus en plus de la doctrine orthodoxe et de la discipline traditionnelle, finirent par entrer en antagonisme ouvert avec les Brahmanes. La classe militaire ou royale se divisa dans cette lutte, mais elle finit par prendre parti pour les représentants du passé ; et les prophètes hindous — les sages du Bouddhisme, après des persécutions cruelles, furent expulsés de l’Inde. Si, d’un côté, la sagesse négative du Bouddhisme, hostilement opposée au présent et au passé, n’était qu’une utopie vide et stérile ; d’autre part, le sacerdoce et la royauté, en se coalisant contre le nouveau mouvement de la pensée et en le supprimant par la violence, ont privé l’Inde de toute liberté et lui ont ôté toute possibilité de progrès historique. Malgré la supériorité de la race aryenne, malgré les grandes qualités du génie national, l’Inde est restée depuis lors une esclave impuissante, se donnant sans résistance à tous les maîtres qui ont voulu d’elle.
L’origine de la culture indienne est signalée par la prédominance de la classe sacerdotale, représentant le passé, et la tradition commune ; — les origines de l’Hellade historique sont marquées au contraire par la domination de la partie active de la société, des guerriers, des hommes de la force qui s’affirme, qui veut se manifester, qui cherche des exploits. Si la supériorité de cet élément social a été au commencement éminemment favorable au progrès de toutes les activités humaines, la cristallisation de la classe militaire dans des cités où des États ne manqua pas de devenir par la suite un péril et un obstacle au libre mouvement de l’esprit national et en détermina le caractère révolutionnaire. Une société fixée dans un seul corps purement politique dégénère nécessairement en un état despotique, quelle que soit d’ailleurs la forme de son gouvernement. Les hommes de l’actualité, les hommes pratiques qui gouvernent les États absolus (républiques ou monarchies) ne croient pas au passé et craignent l’avenir. Du reste, tout en manquant de vraie piété et de vraie foi, ils admettent comme inoffensifs ou même utiles les représentants de la tradition religieuse, à condition que ceux-ci demeurent inactifs ; ils donnent une place d’honneur à un sacerdoce officiel, d’un côté, pour dominer la foule aveuglé et, d’un autre côté, pour servir de complément décoratif à l’édifice de l’État tout-puissant. Mais ils ont une haine implacable pour tout mouvement religieux libre et spontané, pour tout ce qui ouvre à l’âme humaine des horizons nouveaux, pour tout ce qui doit rapprocher l’humanité de son avenir idéal. Le gouvernement athénien, tout démocratique qu’il fût, devait nécessairement exiler Anaxagore et empoisonner Socrate, au nom de la patrie, c’est-à-dire de l’État absolu. Dans ces conditions, le mouvement progressif de la pensée religieuse et philosophique est fatalement amené à rompre avec les puissances du présent et la tradition du passé, avec l’État et la religion d’État. La pensée devient cosmopolite ; et si Socrate et Platon méprisaient la démocratie athénienne, Aristote méprise toutes les constitutions républicaines des cités grecques en leur préférant la monarchie à demi barbare des Macédoniens ; et enfin les philosophes cyniques et stoïques rejettent toute idée de patrie et d’État, se déclarant étrangers à tout intérêt public. L’indépendance et l’organisation politique de l’Hellade furent détruites par la philosophie et la religion philosophique, qui ne mit rien à la place de la patrie en ruines.
Cet antagonisme entre l’actualité nationale, représentée par les républiques grecques, et la pensée supérieure, l’avenir de la nation représenté par l’idéalisme grec ; cette lutte entre l’État et la philosophie fut fatale à l’un et à l’autre. L’État y perdit sa raison d’être ; l’idéal des sages manqua de toute application concrète et vivante. L’État, qui voulait s’appuyer exclusivement sur la force, périt par la force ; et la sagesse, qui méprisait trop la réalité, resta un idéal abstrait et impuissant. Et il était juste qu’il en fût ainsi. Un résultat plus positif de la vie nationale pour les Grecs, ainsi que pour les Hindous, était non seulement impossible, mais il n’eût pas été désirable. Puisque les deux pensées les plus élevées qui inspirèrent le génie de ces deux nations — le pessimisme indien avec son Nirvâna et l’idéalisme grec avec son absorption dans l’absolu — n’étaient ni l’une ni l’autre la vérité complète et définitive, elles ne pouvaient ni ne devaient recevoir une réalisation harmonique durable. Un pessimisme nihiliste créant une organisation sociale, un idéalisme contemplatif comme pouvoir diminuant l’actualité — ce seraient là des contradictions in adjecto. Et si, malgré cette contradiction intrinsèque, les deux idées nationales imparfaites s’étaient fixées et éternisées par un équilibre extérieur de forces sociales, l’humanité n’en aurait aucun profit : il n’y aurait eu que trois Chines au lieu d’une seule.
Si l’histoire des Hébreux a présenté un caractère différent et a porté d’autres fruits, c’est que la vie nationale d’Israël était basée sur un principe religieux complet et capable d’un développement organique. Ce principe se manifesta dans la forme trinitaire de la théocratie juive où les trois pouvoirs sociaux, se déployant dans un rapport normal harmonique, préfiguraient et préparaient le Règne du vrai Messie. Nous n’oublions pas les infidélités du peuple juif et les efforts répétés pour briser l’image trinitaire de la théocratie mosaïque. Nous savons bien que le roi Saül massacra les prêtres de Jahvé à Nob, et que les rois postérieurs tant à Samarie qu’à Jérusalem persécutèrent et firent périr les vrais prophètes. Mais ces faits trop certains ne doivent pas nous empêcher de reconnaître trois vérités historiques incontestables : 1° que l’idée de la théocratie trinitaire, c’est-à-dire de la coopération organique et de l’harmonie morale entre les trois pouvoirs dirigeants de la société complète, — que cette idée, tout à fait étrangère aux Hindous comme aux Hellènes, était toujours présente à la conscience d’Israël ; 2° que cette idée, dans les moments les plus solennels de l’histoire juive, prenait corps et se réalisait effectivement ; 3° que les représentants du progrès national, les hommes de l’avenir, ceux qui faisaient l’histoire — en un mot les prophètes, — n’entraient jamais dans la voie purement révolutionnaire et, tout en châtiant par leur parole inspirée les abus des prêtres et des princes nationaux, ne rejetaient jamais en principe ni le sacerdoce d’Aaron, ni la royauté de David.
Moïse, le plus grand des prophètes, ne s’arrogeait ni le pouvoir sacerdotal qu’il abandonnait à Aaron, ni le commandement militaire qu’il conférait à Josué. Il ne prétendait pas non plus à l’exercice exclusif de la puissance prophétique qu’il communiqua aux soixante-dix représentants du peuple en exprimant le vœu que tous les Israélites pussent recevoir le don de prophétie. De même David, le roi théocratique par excellence, fut le restaurateur et le défenseur du sacerdoce. Il ne faisait rien sans consulter l’oracle infaillible (des Urim et Thummim) attaché au pontificat suprême ; et en même temps, quoique prophète lui-même par le don individuel, il s’inclinait devant l’autorité morale du prophétisme public. L’histoire théocratique de l’Ancien Testament atteint son point culminant — la différenciation achevée et l’accord parfait des trois pouvoirs — quand, vers la fin du règne de David, le fils de celui-ci, Salomon, est élevé au trône et sacré roi par le grand-prêtre Tsadok et le prophète Nathan. Et quand, après les chutes et les défaillances des rois de Juda et de leurs rivaux d’Éphraïm, l’élite du peuple, corrigée par la ruine de Samarie et de Jérusalem, par la captivité de Ninive et de Babylone, revint dans la terre sainte pour rétablir sous la protection perse la société de Jahvé, — nous voyons le prophète Zacharie insister sur la formule trinitaire de la théocratie rétablie, sur la solidarité et l’harmonie entre le sacerdoce dans la personne de Josué, fils de Joasédek, et la principauté temporelle dans la personne de Zérubabel, fils de Sealthiel, — deux pouvoirs dont lui, le prophète, était le lien vivant et le conciliateur inspiré.
Les fils d’Israël n’ont jamais oublié que la société est le corps de l’Homme parfait, et que celui-ci est nécessairement trinitaire : prêtre du Très-Haut, roi de la terre et prophète de l’union divino-humaine. Ce peuple unique anticipait et préparait l’avènement de l’Homme-Dieu, non seulement par les intuitions de ses voyants, mais par sa constitution sociale, par le fait même de sa théocratie trinitaire.
On sait que l’onction sacrée des souverains était chez les Hébreux l’attribut commun des pontifes, des rois et des prophètes. Ainsi l’Oint par excellence (le Messie ou le Christ) devait réunir en soi les trois pouvoirs. Et en effet Il se manifesta comme pontife ou sacrificateur absolument pur et saint en offrant au Père céleste le sacrifice complet de son humanité ; comme vrai roi du monde et de la nature matérielle qu’il arracha, par sa résurrection, à la loi de la mort et qu’il conquit à la vie éternelle ; enfin comme prophète parfait en montrant aux hommes, dans son ascension au ciel, le but absolu de leur existence et en leur donnant, par la mission du Saint-Esprit et par la fondation de l’Église, les forces et les moyens nécessaires pour atteindre ce but.
Comme Dieu dans la Trinité de ses hypostases possède d’une manière absolue la plénitude de sa substance divine, son corps céleste ou sa sagesse essentielle, de même l’Homme-Dieu dans la Trinité de ses pouvoirs messianiques possède complètement l’Église Universelle, — son corps divino-humain, céleste et terrestre à la fois ; l’Épouse parfaite du Verbe incarné. « Tout pouvoir m’a été donné aux cieux et sur la terre. » Ce pouvoir universel n’est pas la toute-puissance divine qui appartenait éternellement au Verbe et par conséquent ne pouvait Lui être donnée. C’est du pouvoir messianique de l’Homme-Dieu qu’il s’agit — du pouvoir qui ne se rapporte pas à l’univers extra-divin comme tel, mais à l’univers réuni à Dieu, coopérant avec Lui et incarnant dans le temps Son essence étemelle. Si la plénitude de ce pouvoir appartient de droit au Christ et à lui seul — puisque Lui seul a pu le mériter, — l’exercice de ce pouvoir divino-humain demande la soumission libre et la coopération vivante de l’humanité elle-même. L’action du Christ est donc déterminée ici par le développement progressif de l’humanité, graduellement attirée dans la sphère divino-humaine, assimilée au corps mystique du Christ, transformée en Église Universelle.
Si Dieu, si le Christ glorifié voulait imposer aux hommes sa vérité et sa volonté d’une manière immédiate et surnaturelle ; s’il voulait sauver le monde par force, Il aurait bien pu le faire ; comme ayant sa glorification, Il aurait pu demander au Père céleste d’envoyer une légion d’anges pour le défendre contre les agents de Caïphe et les soldats de Pilate. L’histoire du monde eût été alors bientôt achevée, mais aussi elle n’aurait pas atteint son but : il n’y aurait pas eu de coopération libre de l’homme avec Dieu, il n’y aurait pas eu de vraie union et de conjonction parfaite entre la créature et le créateur, et l’humanité elle-même en perdant son libre arbitre eût été assimilée au monde physique. Mais ce n’est pas pour donner raison au matérialisme que le Verbe divin s’est incarné sur la terre. Après cette incarnation la liberté humaine est toujours sauvegardée, et l’Église Universelle a une histoire. Il fallait que le Christ, élevé aux cieux, gouvernât l’Église par l’intermédiaire de ministres humains auxquels il déléguât la plénitude morale et juridique des trois pouvoirs messianiques, sans leur communiquer pour cela l’efficacité immédiate de sa toute-puissance qui aurait lié la liberté des hommes. Nous savons en effet qu’en fondant l’Église, le Christ lui a délégué ses pouvoirs ; et, dans cette délégation, Il a suivi ce que nous pouvons appeler la raison de la Trinité, — ratio trinitatis.
La Trinité de Dieu est l’évolution de l’unité absolue qui contient en soi toute la plénitude de l’être se déployant dans trois modes hypostasiés de l’existence divine. Nous savons que l’unité absolue est sauvegardée dans la Trinité : 1° par la primauté ontologique de la première hypostase qui est la cause originelle ou le principe des deux autres, mais non vice versa ; 2° par la consubstantialité de toutes les trois qui fait qu’elles sont indivisibles quant à l’être ; et 3° par leur solidarité parfaite, qui ne leur permet pas d’agir séparément. La Trinité sociale de l’Église Universelle est l’évolution de la monarchie ecclésiastique, qui contient en soi toute la plénitude des pouvoirs messianiques se déployant dans les trois formes de la souveraineté chrétienne. Comme dans la Divinité, l’unité de l’Église Universelle est sauvegardée : 1° par la primauté absolue du premier entre ces trois pouvoirs — le pontificat, qui est la seule souveraineté directement et immédiatement instituée de Dieu et partant, au point de vue du droit, la cause et la condition nécessaire des deux autres ; 2° par la communauté essentielle de ces trois pouvoirs en tant que contenus dans le même corps du Christ, participant à la même substance religieuse — à la même foi, à la même tradition, aux mêmes sacrements ; 3° par la solidarité morale ou communauté de but, qui, pour tous les trois, doit être l’avènement du règne de Dieu, la manifestation parfaite de l’Église Universelle.
La communauté religieuse et la solidarité morale des trois pouvoirs souverains sous la primauté absolue du pontificat universel, — c’est la loi suprême, l’idéal définitif de la Chrétienté sociale. Mais si en Dieu la forme de l’unité trinitaire existe actuellement de toute éternité, dans l’Église elle ne se réalise que graduellement. De là il y a non seulement une différence, mais même un certain contraste entre la Trinité divine et la Trinité sociale. La donnée primitive de l’existence divine, c’est l’unité absolue, dont la Trinité est le déploiement immédiat, parfait et par là éternel. La donnée primitive de l’Église est, au contraire, la pluralité indéterminée de l’humanité naturelle et déchue. Dans l’être divin la Trinité est la forme par laquelle l’unité absolue et positive s’étend et se déploie ; dans l’être social du genre humain la Trinité est la forme par laquelle la pluralité indéterminée des éléments particuliers est réduite à une unité synthétique. Ainsi le développement de l’Église est un processus d’unification, en rapport, idéalement fixé mais réellement variable, entre l’unité de droit et la pluralité de fait — ce qui suppose deux opérations principales : la centralisation graduée du corps ecclésiastique donné, et l’action unifiante et synthétique de l’Église centralisée tendant à s’incorporer l’humanité entière. Les hypostases de la trinité divine sont absolument simples en elles-mêmes et leur rapport trinitaire est parfaitement pur et immédiat. Les pouvoirs souverains de la société trinitaire ou de l’Église Universelle ne sont pas simples, ni par eux-mêmes ni par les conditions dans lesquelles ils doivent être réalisés. Ils ne sont pas simples par eux-mêmes, car ce ne sont que des centres relatifs d’un tout collectif. Le mode de leur réalisation est compliqué, non seulement par la pluralité indéterminée du milieu humain dans lequel ils doivent se manifester, mais aussi de par le fait que la révélation messianique parfaite trouve dans l’humanité naturelle des essais plus ou moins réussis d’une unification partielle, sur lesquels l’œuvre unifiante de l’Église doit se greffer. Si cela facilite matériellement l’opération divino-humaine, cela lui communique en même temps un caractère moins pur, moins régulier et harmonique. Le chaos qui n’est que recouvert par la création physique affirme encore ses droits non seulement dans l’histoire de l’humanité naturelle, mais aussi dans l’histoire de la Religion et de l’Église.
Le but de l’œuvre divino-humaine est de sauver tous les hommes également, de transformer tout ce monde en un sacerdoce royal et prophétique, en une société de Dieu où les hommes se trouvent en un rapport immédiat avec le Christ et n’ont pas besoin de soleil (c’est-à-dire d’un pontificat spécial) ni de la lune (c’est-à-dire d’une royauté spéciale), ni des étoiles (c’est-à-dire du prophétisme comme fonction publique). Mais il ne suffit pas d’affirmer ce but pour qu’il soit déjà atteint. Il n’est que trop évident que la masse des hommes ne possède pas individuellement et subjectivement la piété, la justice et la sagesse à un degré suffisant pour entrer en rapport immédiat avec la divinité, pour donner à chacun la qualité de prêtre, de roi et de prophète. Dès lors il faut que ces trois attributs messianiques s’objectivent et s’organisent dans la vie sociale et publique ; qu’il se fasse une différenciation fixée dans l’organisme universel pour que le Christ ait des organes spécifiques de son action sacerdotale, royale et prophétique. Le peuple d’Israël au pied du Sinaï dit à Moïse : « Nous ne pouvons pas souffrir la présence de Jahvé, nous mourrons tous. Toi, va à notre place parler à Jahvé et tu nous rapporteras tout ce qu’il te dira pour nous ; ainsi tu seras un médiateur entre nous et le Très-Haut pour que nous puissions vivre. » Et le Seigneur dit à Moïse : « Ce que ce peuple t’a dit, il l’a bien dit. » — Et par l’ordre de Jahvé, Moïse non seulement servit personnellement de médiateur entre la Divinité et le peuple ; mais encore, tout en déclarant que le peuple a été appelé à devenir malkhouth cohanim (royauté sacerdotale), Moïse, comme nous l’avons vu, institua les trois pouvoirs par lesquels Jahvé devait exercer son action sociale en Israël. Le médiateur humain de l’ancien Testament préfigurait ainsi le médiateur divino-humain de la Nouvelle-Alliance. Jésus-Christ, tout en annonçant le Royaume des Cieux qui est au-dedans de nous — la grâce et la vérité — tout en proclamant l’unité parfaite, l’unité de l’amour et de la liberté, comme loi suprême de son Église, procède cependant par voie d’élection pour organiser le corps ecclésiastique et pour lui donner un organe central. Tous doivent être parfaitement légaux, tous doivent être un, et cependant il n’y a que douze apôtres auxquels le pouvoir du Christ est délégué, et parmi les douze il n’y a qu’un seul auquel ce pouvoir est conféré d’une manière complète et absolue.
Nous savons que le principe de l’existence chaotique ou extra-divine se manifeste dans la vie humaine naturelle par la succession indéterminée des générations, où l’actualité s’empresse à supplanter le passé pour être elle-même continuellement supplantée par un avenir illusoire et éphémère. Les fils parricides, en devenant pères, ne peuvent engendrer qu’une nouvelle génération de parricides et ainsi à l’infini. Telle est la mauvaise loi de la vie mortelle. Pour régénérer l’humanité, pour lui donner la vraie vie, il fallait donc avant tout fixer le passé humain en organisant une paternité permanente. La société purement humaine donne déjà à la paternité passagère de la vie naturelle trois fonctions distinctes : le père produit et soutient l’existence de l’enfant en l’engendrant, en pourvoyant à ses besoins matériels ; il dirige le développement moral et intellectuel de l’adolescent, il l’élève ; enfin à l’égard d’un fils majeur le père reste la mémoire vivante et vénérable de son passé. Le premier rapport est pour l’enfant une dépendance complète ; le second impose à l’adolescent le devoir de l’obéissance ; le troisième ne demande que la piété filiale, un sentiment libre de vénération et une amitié réciproque. Si, dans la vie de famille, la paternité se manifeste successivement sous ces trois aspects, elle les revêt simultanément dans la vie sociale régénérée de l’humanité entière. Car il y a toujours des individus et des peuples qui doivent encore être engendrés à la vie spirituelle et recevoir la nourriture religieuse élémentaire ; — il y a des peuples et des individus qui sont dans l’enfance morale et intellectuelle ; d’autres à chaque époque doivent comme des adolescents développer leurs forces et leurs facultés spirituelles avec une certaine liberté, mais ils ont besoin cependant d’être constamment surveillés et dirigés dans la vraie voie par le pouvoir paternel, qui se manifeste surtout à ce degré comme autorité pédagogique et enseignante. Enfin il y a toujours, sinon des peuples entiers, du moins des individus, qui ont atteint l’âge majeur de l’esprit ; chez eux la vénération et l’amour filial pour la paternité spirituelle sont d’autant plus grands qu’ils sont plus conscients et plus libres.
À un autre point de vue, il y a nécessairement une gradation hiérarchique dans la paternité spirituelle selon l’étendue des unités sociales qu’elle embrasse. Nous savons que l’Église est l’humanité naturelle transsubstantiée. Or, l’humanité naturelle est constituée selon l’analogie d’un corps physique vivant. Celui-ci est une unité complexe formée d’unités relativement simples de différents degrés dans un rapport compliqué de subordination et de coordination. Les degrés principaux de cette hiérarchie physique sont au nombre de trois. Le degré inférieur est représenté par les unités (relativement) simples, les organes élémentaires ou éléments organiques du corps. Au degré moyen nous trouvons les membres du corps et les organes proprement dits, qui sont plus ou moins composés. Enfin tous ces membres et tous ces organes sont subordonnés à l’unité du corps entier régi par un organe central. De même dans le corps politique de l’humanité naturelle, qui devait être régénéré par le christianisme, des unités sociales (relativement) simples, des tribus, des clans, des communes rurales, de petites cités — étaient réunis en collectivités composées, plus ou moins subdivisées, — des nations plus ou moins développées, des provinces plus ou moins étendues ; — enfin toutes les provinces et toutes les nations se réunissaient, dans la monarchie universelle, gouvernée par un organe social unique, la ville de Rome — une cité qui concentrait en soi l’univers entier, qui était à la fois urbs et orbis.
C’était là l’organisation qui a dû être transsubstantiée par le christianisme. Le corps de l’humanité historique a dû être régénéré dans toutes ses parties selon l’ordre de sa composition. Et puisqu’à la base de la régénération le Christ a posé une paternité spirituelle, cette paternité devait se constituer selon les différences données de l’articulation sociale. Il y a eu donc trois degrés principaux de la paternité spirituelle ou du sacerdoce : chaque unité sociale élémentaire, chaque commune transsubstantiée en Église reçut un père spirituel, un prêtre ; et tous ces prêtres ensemble formèrent le clergé inférieur ou le sacerdoce proprement dit. Les provinces de l’Empire, transsubstantiées en éparchies ou diocèses de différents ordres, formèrent chacune une grande famille avec un père commun dans la personne de l’archiereus ou évêque, — père immédiat des prêtres subordonnés à lui et, par eux, de toute la chrétienté de son diocèse. Mais toutes les sociétés spirituelles de ce second ordre représenté par l’épiscopat — les églises particulières des cités, des provinces et des nations gouvernées par des pontifes de tous rangs (simples évêques, archevêques, métropolitains, primats ou patriarches) — ne sont que les membres de l’Église Universelle qui doit se manifester distinctement comme une unité supérieure embrassant tous ces membres. La simple juxtaposition des parties ne suffit pas en effet pour constituer un corps vivant. Il lui faut une unité formelle ou une forme substantielle embrassant actu et d’une manière déterminée toutes les unités particulières, — les éléments et les organes dont le corps est composé. Et si les familles spirituelles particulières qui partagent entre elles l’humanité doivent former réellement une seule famille chrétienne, une seule Église Universelle — elles doivent être soumises à une paternité commune embrassant toutes les nations chrétiennes. Affirmer qu’il n’y a réellement que des Églises nationales, c’est affirmer que les membres d’un corps existent en soi et pour soi et que le corps lui-même n’a aucune réalité. Cependant le Christ n’a immédiatement fondé aucune Église particulière. — Il les a créées toutes dans l’unité réelle de l’Église Universelle qu’il a confiée à Pierre, représentant supérieur et unique de la paternité divine à l’égard de toute la famille des fils de l’homme.
Ce n’est pas en vain que Jésus-Christ a rapporté spécialement à la première hypostase divine, au Père céleste, l’acte divino-humain qui a fait de Simon bar Jonâ le premier père social de la famille humaine tout entière et l’infaillible maître d’école de l’humanité. « Ce n’est pas la chair et le sang, etc., mais mon père qui est aux cieux. » La Sainte Trinité dans son action ad extra est aussi indivisible que dans sa vie intérieure. Si saint Pierre a été inspiré par Dieu, il l’a été par Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit autant que par Dieu le Père ; et puisqu’il s’agit d’inspiration, il pourrait sembler plus juste de mentionner spécialement le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes. Mais c’est précisément ici que nous voyons la raison divine qui a déterminé chaque parole du Christ et le sens universel de son discours à Pierre. Car il ne s’agissait pas de constater que Simon, dans ce cas particulier, a été inspiré d’en-haut, — ce qui pouvait se produire pour lui comme pour tout autre de ses collègues, — mais il s’agissait d’inaugurer en sa faveur l’institution unique de la paternité universelle dans l’Église — image et organe de la paternité divine ; et c’est au Père céleste que devait être rapportée par excellence la raison et la sanction suprêmes de cette institution.
Il est pénible de quitter l’air pur des montagnes galiléennes pour affronter les miasmes de la mer Morte. Nos polémistes anticatholiques, tout en admettant que les églises paroissiales et diocésaines ont besoin de prêtres et d’évêques, de pères visibles, d’organes humains de la paternité divine, ne veulent pas entendre parler d’un père commun pour toute l’Église Universelle ; le seul chef de l’Église c’est Jésus-Christ. Cependant rien n’empêche une paroisse et un diocèse d’être gouvernés par un ministre visible ; et tout orthodoxe reconnaît volontiers un vicaire de Jésus-Christ dans chaque évêque et dans chaque prêtre, tout en criant au blasphème quand les catholiques donnent ce nom au premier des patriarches, au successeur de saint Pierre. Mais ces particularistes orthodoxes reconnaissent-ils réellement Jésus-Christ comme chef de l’Église ? S’il était vraiment pour eux le Chef souverain, ils obéiraient à sa parole. Est-ce pour obéir au maître qu’ils se révoltent contre l’intendant qu’il a nommé Lui-même ? Ils veulent bien permettre au Christ d’agir par des ministres dans telle ou telle partie de son royaume visible, mais ils croient évidemment qu’Il a outrepassé les limites de son pouvoir et abusé de son droit en donnant à Pierre les clefs du Royaume tout entier. C’est comme si un sujet anglais, tout en accordant à l’Impératrice des Indes le pouvoir de nommer un gouverneur à Madras et un juge de paix à Bombay lui contestait la nomination du vice-roi à Calcutta.
Mais, pourrait-on dire, l’Église Universelle, dans sa totalité, dépasse les bornes de l’humanité terrestre, elle embrasse les saints au paradis, les âmes du purgatoire et — ajoute Khomiakoff — les âmes de ceux qui ne sont pas nés. Nous ne croyons pas que le pape tienne beaucoup à étendre son pouvoir sur les âmes qui ne sont pas nées encore. Pour parler sérieusement, il ne s’agit pas de l’Église Universelle dans sa totalité absolue et éternelle, mais dans sa totalité relative et temporelle ; il s’agit de l’Église visible dans chaque moment donné de son existence historique. Pour l’Église comme pour un homme individuel, il y a la totalité invisible ou l’âme, et la totalité visible, ou le corps. L’âme humaine dépasse les limites de l’existence terrestre, elle survit à l’organisme physique, et dans le monde des esprits elle pense et agit sans l’intermédiaire d’un cerveau matériel ; mais si quelqu’un voulait conclure de là que dans son existence terrestre aussi l’homme se passe du cerveau, — une telle conclusion ne serait acceptable qu’à l’égard de celui-là.
Il y a encore une manière d’éluder par un raisonnement général la nécessité de la paternité universelle. Puisque le principe paternel représente la tradition, la mémoire du passé, on croit qu’il suffit à l’Église, pour avoir la vraie paternité spirituelle, de garder la tradition, de conserver la mémoire de son passé. La paternité spirituelle serait, à ce point de vue, représentée uniquement par les grands ancêtres défunts de la société religieuse — les pères de l’Église. Mais pourquoi ne pas étendre ce raisonnement aux églises particulières ? Pourquoi les fidèles d’une paroisse ne se contentent-ils pas, en fait de paternité spirituelle, des souvenirs historiques concernant les premiers fondateurs de leur église paroissiale, pourquoi ont-ils encore besoin d’un père spirituel vivant, d’un curé permanent ? Et pourquoi les habitants de Moscou ne se tiennent-ils pas complètement satisfaits d’avoir une tradition sacrée et un pieux souvenir des premiers chefs de leur Église, des saints métropolitains Pierre et Alexis, pourquoi veulent-ils encore avoir avec eux un évêque vivant, un représentant perpétuel de cette ancienne tradition ? C’est méconnaître l’essence même, la raison d’être de l’Église que de reléguer sa paternité spirituelle dans le passé proprement dit, dans le passé qui n’a plus qu’une existence idéale pour nous. Les ancêtres barbares de l’humanité étaient plus sages : ils reconnaissaient la survivance des ancêtres, ils en faisaient même le principal objet de leur culte, mais, pour maintenir continuellement ce culte, ils exigeaient que l’ancêtre mort eût toujours un successeur vivant, l’âme de la famille, le prêtre, le sacrificateur, l’intermédiaire permanent entre la divinité invisible et la vie actuelle.
Sans un seul père commun à toute la famille humaine la vie terrestre des enfants d’Adam sera abandonnée à toutes les divisions, et l’unité n’aura ici-bas qu’une existence idéale. L’unité réelle serait chassée dans les cieux comme la mythique Astrée ; et le Chaos régnerait sur la terre. Le but du Christianisme serait alors manqué. Car c’est pour unifier le monde inférieur, c’est pour tirer la terre du chaos et la mettre en rapport avec les cieux que le Verbe s’est fait chair. Pour fonder une Église invisible, le Christ docétique de la gnose, le Christ fantôme serait plus que suffisant.
Mais le Christ réel a fondé une Église réelle sur la terre et Il lui a donné pour base une paternité permanente universellement distribuée dans toutes les parties de l’organisme social, mais réellement concentrée pour le corps entier dans la personne du père commun de tous les fidèles, le pontife suprême l’ancien ou le prêtre par excellence — le pape.
Le pape comme tel est immédiatement le père de tous les évêques et par eux de tous les prêtres ; Il est ainsi père des pères. Et il est constant que le pape est le seul évêque qui fût dès les plus anciens temps appelé par les autres évêques non seulement frère mais aussi père : et ce n’étaient pas des évêques isolés seulement qui reconnaissaient son autorité paternelle sur eux, mais des assemblées de tout l’épiscopat aussi imposantes, par exemple, que le concile de Chalcédoine. Mais cette paternité du pape par rapport à l’Église enseignante ou au clergé n’est pas sa paternité absolue. Sous certains rapports, non seulement tous les évêques, mais aussi tous les prêtres sont des égaux du pape. Le pape n’a aucun avantage essentiel sur un simple prêtre dans le ministère des sacrements excepté celui de l’ordre et, par rapport à ce dernier, le pape n’a aucun privilège sur les autres évêques. C’est pour cela que le pape appelle les évêques, non seulement ses fils, mais aussi ses frères et qu’il a été de même appelé frère par eux. Ainsi, dans les limites de l’Église proprement dite, le pape n’a qu’une paternité relative et sans analogie complète avec la paternité divine. Le caractère essentiel de celle-ci est que le Père est tel d’une manière absolument unique, qu’il est seul Père, et que le Fils et l’Esprit, tout en participant à la divinité, ne participent d’aucune manière et en aucune mesure à la paternité divine. Mais les évêques et les prêtres (toute l’Église enseignante) participent plus ou moins à la paternité spirituelle du pape. Au fond, cette paternité spirituelle ou le pouvoir sacerdotal chez le pape n’est pas quelque chose d’essentiellement différent du même pouvoir chez les évêques : la papauté est la plénitude absolue du pouvoir épiscopal, de même que celui-ci est la plénitude relative du pouvoir des prêtres.
Si la papauté, à l’image de la paternité divine, doit engendrer un second pouvoir social, ce n’est pas celui des évêques, qui sont pères eux-mêmes, mais un pouvoir essentiellement filial, dont le représentant n’est nullement père spirituel et, à aucun degré ; comme dans la Trinité le Fils éternel est absolument Fils et ne possède la paternité en aucun sens. Le second pouvoir messianique est la Royauté chrétienne. Le prince chrétien, roi, empereur ou autre, est par excellence le Fils spirituel du pontife suprême. Si l’unité de l’État se concentre et se réalise dans le pontife suprême, et s’il y a un rapport de filiation entre l’État chrétien comme tel et l’Église, ce rapport doit exister réellement et pour ainsi dire hypostatiquement entre le chef de l’État et le chef de l’Église. Il appartient à la science historique d’examiner dans le passé et à la politique opportuniste de déterminer pour le moment présent les rapports entre l’Église et l’État païen. Mais s’il s’agit de l’État chrétien, il est incontestable qu’il représente le second pouvoir messianique, la Royauté du Christ et qu’il est comme tel engendré (en principe) par le premier pouvoir messianique, la paternité universelle.
La mission positive de l’État chrétien est d’incarner dans l’ordre social et politique les principes de la vraie religion. Ces principes sont représentés et gardés par l’Église (dans le sens strict du mot), la société religieuse qui a pour base la paternité spirituelle concentrée dans le pape, organisée dans l’épiscopat et dans le sacerdoce, et pieusement reconnue par le corps des fidèles. L’Église, dans ce sens, est le fait religieux fondamental et la seule voie de salut que le Christ a ouverte à l’humanité. Mais le Christ, dans son œuvre non moins que dans sa personne, ne divise pas la voie de la vérité et de la vie. Et si la vérité est basée pour nous sur la doctrine de l’Église, et la vie spirituelle sur ses sacrements, il ne faut pas oublier que les fondements n’existent pas pour eux-mêmes, mais pour l’édifice complet. La religion véritable et vivante n’est pas une spécialité, un domaine séparé, un coin à part dans l’existence humaine. Révélation directe de l’absolu, la religion ne peut pas être quelque chose : elle est tout ou rien. Dès qu’on la reconnaît on est obligé de l’introduire, comme principe suprême et dirigeant, dans toutes les sphères de la vie intellectuelle et pratique, de lui subordonner tous les intérêts politiques et sociaux.
Car le Christ est non seulement prêtre, mais encore Roi ; et son Église doit au caractère sacerdotal unir la dignité royale. En réconciliant avec Dieu par le sacrifice perpétuel la nature humaine viciée, en régénérant et en élevant les hommes par le ministère de la paternité spirituelle, l’Église doit encore prouver la fécondité de cette paternité en associant à Dieu la vie collective tout entière.
Pour sauver le monde qui « repose dans le malin », le Christianisme doit se mêler à ce monde ; mais pour que les représentants humains du fait divin, les gardiens et les organes terrestres de la vérité transcendante et de la sainteté absolue, ne compromettent pas dans la lutte pratique contre le mal leur dignité sacrée, et pour qu’ils n’oublient pas les cieux en voulant sauver la terre, — leur action politique ne doit pas être immédiate. Comme le Père divin agit et se manifeste dans la création par le Fils son Verbe, — de même l’Église de Dieu, la paternité spirituelle, la papauté universelle doit agir et se manifester dans le for extérieur au moyen de l’État chrétien, par la Royauté du Fils. L’État doit être l’organe politique de l’Église, le souverain temporel doit être le Verbe du souverain spirituel. De la sorte, la question de la suprématie entre les deux pouvoirs tombe d’elle-même : plus ils sont ce qu’ils doivent être, plus ils sont égaux entre eux et libres tous deux. Quand l’État, tout en se limitant au pouvoir séculier, demande et reçoit sa sanction morale de l’Église, et quand celle-ci, en s’affirmant comme autorité spirituelle suprême, confie son action extérieure à l’État, il y a un lien intime entre les deux, une dépendance mutuelle, et cependant toute collision et toute oppression sont également exclues. Quand l’Église garde et explique la loi de Dieu, et quand l’État s’applique à exécuter cette loi en transformant l’ordre social selon l’idée chrétienne, en produisant les conditions pratiques et les moyens extérieurs pour réaliser la vie divino-humaine dans la totalité de l’existence terrestre — il est évident que tout antagonisme de principes et d’intérêts doit disparaître, en laissant la place à la division pacifique du travail dans une œuvre commune.
Mais si cette dépendance mutuelle de l’Église et de l’État, qui constitue leur vraie liberté, est une condition indispensable pour réaliser l’idéal chrétien sur la terre, ne paraît-il pas évident que cette condition elle-même, cet accord et cette solidarité des deux pouvoirs n’existent que dans l’idéal, en dehors du fait religieux et de l’actualité politique ?
L’Église proprement dite (représentée par le sacerdoce), ayant pour base générale la tradition sacrée, considère la vérité religieuse principalement comme un fait accompli, elle tient surtout à la donnée primordiale de la révélation. À ce point de vue, l’incarnation du Christ, la réalité de l’Homme-Dieu (principe fondamental de la vraie religion) est avant tout un événement historique, un fait du passé se rattachant à l’actualité pour ainsi dire sub specie prœteriti — par une série d’autres faits religieux qui se produisent régulièrement dans un ordre immuable établi dès l’origine une fois pour toutes (l’enseignement traditionnel reproduisant le depositum fidei, la succession apostolique transmise d’une manière uniforme, le baptême et les autres sacrements déterminés, par des formules invariables, etc.)[142]. Ce principe traditionnel, ce caractère immuable et absolument déterminé, est essentiel à l’Église (dans le sens strict) ; c’est son propre élément. Mais si elle s’y renferme exclusivement et, contente de son origine supérieure, ne veut savoir rien de plus, elle donne raison à l’absolutisme de l’État qui, voyant dans la religion une chose du passé, vénérable mais sans portée pratique, se croit en droit de prendre pour lui toute l’actualité vivante et de l’absorber toute entière dans la politique des intérêts temporels.
« Je suis l’unité, dit l’Église ; j’embrasse toutes les nations comme une seule famille universelle. » — « Je le veux bien, répond l’État : que toutes les nations de la terre s’unissent dans l’ordre mystique et invisible, je ne m’oppose pas à la communion des saints, ni à l’unité des âmes chrétiennes dans une seule foi, une seule espérance et un seul amour. Quant à la vie réelle, il en est autrement. Ici la nation séparée et indépendante est tout ; son propre intérêt est le but suprême, sa force matérielle est le principe, et la guerre est le moyen. Ainsi les âmes chrétiennes divisées en armées ennemies n’ont qu’à s’entretuer sur la terre pour réaliser plus vite dans les cieux leur union mystique. » —
« Je représente la vérité immuable du passé absolu, » dit l’Église. « Parfaitement, répond l’État plus ou moins chrétien : je ne demande pour moi que le domaine relatif et mobile de la vie pratique. Je vénère l’archéologie sacrée, je m’incline devant le passé s’il veut l’être pour tout de bon. Je ne touche pas aux dogmes ni aux sacrements, pourvu qu’on ne se mêle pas des actualités profanes qui m’appartiennent sans partage : l’école, la science, l’éducation sociale, la politique intérieure et extérieure. Je suis la justice : suum cuique. Une institution divine n’a rien à voir à toutes ces choses purement humaines. À Dieu les cieux, — le temple au prêtre, — et tout le reste à César. »
Mais que donnera-t-on au Christ, qui est Homme et Dieu à la fois, prêtre et roi, souverain des cieux et de la terre ? Cette justice égoïste, ce divorce anti-chrétien des deux mondes est naturel et logique tant qu’on s’arrête à la dualité indéterminée et abstraite du spirituel et du séculier, du sacré et du profane, en oubliant le troisième terme, la synthèse absolue de l’Infini et du fini, éternellement accomplie en Dieu et s’accomplissant dans l’humanité par le Christ. C’est l’esprit même du christianisme qu’on oublie — l’accord harmonique du tout, l’union nécessaire et libre, unique et multiple, — avenir véritable qui satisfait le présent et ressuscite le passé.
L’Église et l’État, le pontife et le prince, actuellement séparés et hostiles, ne peuvent trouver leur unité véritable et définitive que dans cet avenir prophétique dont ils sont eux-mêmes les prémisses et les conditions déterminantes. Pour être solidaires, deux pouvoirs différents doivent avoir un seul but qu’ils ne peuvent atteindre que d’un commun accord, chacun selon son propre caractère et ses propres moyens. Or le but commun de l’Église et de l’État, du sacerdoce et de la royauté, n’est vraiment représenté ni par l’un ni par l’autre de ces deux pouvoirs pris en soi ou dans leur élément spécifique. À ce point de vue, chacun des deux a son but particulier qui ne regarde pas l’autre. S’il s’agit pour l’Église de perpétuer la tradition religieuse, elle peut bien le faire à elle seule sans aucun secours de l’État. S’il s’agit pour celui-ci de défendre ses sujets contre l’ennemi et de maintenir par les tribunaux et la police un bon ordre extérieur il peut bien se suffire à lui-même sans appeler à son aide l’Église chrétienne.
Mais le Christ n’a pas réuni le divin et l’humain dans sa personne individuelle pour les laisser séparés dans son corps social. Prêtre, Roi et Prophète, il a donné à la société chrétienne sa forme absolue dans la monarchie trinitaire. Avant fondé l’Église sur son Sacerdoce, ayant sanctionné l’État par sa Royauté, il a pourvu aussi à leur unité et à leur progrès solidaire en laissant au monde l’action libre et vivante de son esprit prophétique. Et comme le sacerdoce et la Royauté de l’Homme-Dieu manifestent son essence divine au moyen d’organes humains, il ne peut pas en être autrement pour son prophétisme. Il faut donc admettre dans le monde chrétien un troisième ministère principal — unité synthétique des deux premiers, offrant à l’Église et à l’État l’idéal parfait de l’Humanité divinisée, comme but suprême de leur action commune.
L’esprit prophétique n’a pu s’épuiser et s’éteindre dans le corps universel du Christ. Il souffle où il veut et il parle à tout le monde, aux prêtres, aux rois et aux peuples. Il dit aux gardiens de la tradition sacrée : « Ce n’est pas une tradition morte et inerte qui vous est confiée ; la révélation du Dieu vivant et de son Christ ne peut être un livre fermé et scellé. Le Christ n’est pas un fait du passé seulement, mais surtout le principe de l’avenir, du mouvement libre et du vrai progrès. Vous avez le dépôt de la foi ; est-ce un capital qu’on cache dans un coffre ou qu’on enfouit dans la terre ? Ministres fidèles du Seigneur, vous n’imiterez pas le serviteur trop prudent de la parabole évangélique, vous ne réduirez pas la doctrine du Christ à un fait accompli. Dans la doctrine aussi, qui est sa vérité, le Christ est le principe et la pierre angulaire. Faites donc du dogme chrétien la base solide mais large, le principe inaltérable mais vivant de toute philosophie et de toute science ; ne le confinez pas dans un domaine séparé, indifférent ou hostile à la pensée et à la connaissance humaines. La théologie est la science divine, mais le Dieu des chrétiens s’est uni à l’humanité d’une union indissoluble. La théologie de l’Homme-Dieu ne peut pas être séparée de la philosophie et de la science des hommes. Vous êtes orthodoxes dans votre profession de foi, vous rejetez également l’hérésie de Nestorius et celle d’Eutychès : soyez donc orthodoxes dans l’application de votre foi. En réalisant la vérité du Christ dans le domaine intellectuel de la chrétienté — distinguez, mais ne séparez pas les natures, maintenez dans vos idées et dans vos doctrines l’union intérieure, organique et vivante du divin et de l’humain, sans confusion et sans division. Prenez garde d’admettre, en nestoriens inconscients, deux sciences et deux vérités complètes et indépendantes l’une de l’autre. N’essayez pas non plus, à la façon des monophysites, de supprimer la vérité humaine, la raison philosophique, les faits de la science naturelle et historique ; n’exagérez pas leur importance, mais ne rejetez pas de parti pris la certitude de leur témoignage au nom du dogme chrétien : c’est un sacrifice déraisonnable que la Raison incarnée ne vous demande pas et qu’Elle ne saurait accepter.
« Mais ce n’est pas seulement le principe absolu de la science, c’est encore le principe de l’ordre social qui vous est confié, pères de l’humanité régénérée ! Et ici encore, en vrais orthodoxes, vous avez à suivre la voie royale entre les deux hérésies opposées : le faux libéralisme nestorien et le faux piétisme monophysite. Le premier voudrait séparer définitivement l’État de l’Église, le profane du sacré, comme Nestorius séparait dans le Christ l’humanité de la divinité. Le second voudrait absorber l’âme humaine dans la contemplation du divin, en abandonnant à leurs destinées le monde terrestre, les États et les nations ; c’est l’application sociale du monophysitisme, qui faisait disparaître la nature humaine du Christ dans son être divin. Mais vous, pontifes orthodoxes, qui avez dans le vrai dogme christologique la formule infaillible de l’union libre et parfaite, vous maintiendrez toujours le lien intime qui rattache l’État humain à l’Église de Dieu comme l’humanité du Christ était rattachée en Lui au Verbe divin. À l’absolutisme de l’État, qui veut devenir païen et athée, vous n’opposerez pas un cléricalisme absolu qui se renferme en soi-même et se complait dans son isolement ; vous ne combattrez pas l’erreur avec une vérité incomplète, vous maintiendrez la vérité sociale absolue qui demande, à côté de l’Église, un État chrétien, la Royauté du Christ, image et instrument de la filiation divine, comme vous êtes l’image de la paternité éternelle. Vous ne vous soumettrez jamais au pouvoir séculier, car le Père ne peut pas être soumis au Fils, mais vous ne tenterez pas non plus de l’asservir, car le Fils est libre.
« Pontifes et prêtres, vous êtes les ministres des sacrements du Christ. Dans le dogme révélé, le Christ est le principe de toutes les vérités ou de toute la vérité, — unique au fond, infiniment multiple dans son contenu matériel et triple dans sa forme constitutive : théologique, philosophique et scientifique (comme le Christ est un dans son hypostase, infiniment multiple en tant qu’il contient et manifeste le cosmos idéal, et triple en tant qu’il réunit la substance divine avec l’âme rationnelle de l’homme et avec la corporéité matérielle) — de même, dans les saints sacrements, le Christ est le principe de la vie, de toute la vie, non seulement spirituelle, mais aussi corporelle, non seulement individuelle, mais encore sociale. Vous, sacrificateurs, vous êtes établis pour déposer dans l’humanité le germe mystique mais réel de la vie divino-humaine, vous semez dans notre nature la matière divinisée, la corporéité céleste. Le commencement de cette œuvre, la source première de la vie surnaturelle dans le corps de l’humanité terrestre, doit être un fait absolu, dépassant la raison humaine — un mystère. Mais tout mystère doit être révélé ; les éléments mystiques que la grâce des sacrements implante dans la nature humaine par votre ministère doivent germer, croître et se manifester dans l’existence visible, dans la vie sociale de l’humanité en la transformant de plus en plus en vrai corps du Christ. Cette œuvre de sanctification n’appartient donc pas au sacerdoce tout seul : elle demande aussi la coopération de l’État chrétien et de la société chrétienne. Ce que le prêtre commence par son rite mystérieux, le prince séculier doit le continuer par sa législation et le peuple fidèle doit l’accomplir dans sa vie. »
L’esprit prophétique du christianisme dira donc aux princes et aux peuples chrétiens : « L’Église vous donne les mystères de la vie et du bonheur, c’est à vous de les révéler et d’en jouir. Vous avez le baptême qui est le sacrement ou le mystère de la liberté. Le chrétien racheté par le Christ est avant tout l’homme libre. Le principe éternel et absolu de cette liberté est conféré par la grâce sacramentale et ne peut pas être détruit par les rapports extérieurs, par la situation sociale de l’homme. Mais dans le monde chrétien ces rapports extérieurs doivent-ils rester en contradiction avec le don de Dieu ? Le chrétien baptisé garde sa liberté même s’il est esclave, mais doit-il l’être dans une société chrétienne ? Abolissez donc, rois et peuples chrétiens, les dernières traces de l’ignominie païenne, supprimez l’esclavage et la servitude sous toutes ses formes, directes et indirectes, car elles sont toutes la négation du baptême — négation qui, tout impuissante qu’elle est pour détruire la grâce intérieure, empêche cependant sa réalisation extérieure. Mais notre Dieu n’est pas un Dieu caché, et s’il s’est manifesté et incarné, ce n’est pas sans doute pour maintenir la contradiction entre l’invisible et le visible. Ne souffrez donc pas que l’homme émancipé par le Dieu vivant soit forcé de redevenir un serviteur des choses mortes, un esclave des machines.
« Vous avez la confirmation — sacrement ou mystère de l’égalité. L’Église du Christ communique à chaque chrétien sans distinction la dignité messianique (perdue par le premier Adam et restaurée par le second) — en donnant à chacun l’onction sacrée des souverains. Nous savons que l’état social parfait préfiguré par ce sacrement (l’état de malkhouth cohanim — regnum sacerdotale) ne saurait être réalisé immédiatement ; mais vous, puissants de la terre, n’oubliez pas de votre côté que c’est là le but réel du christianisme. En maintenant à tout prix par intérêt égoïste les inégalités sociales, vous justifierez la réaction envieuse et haineuse des classes déshéritées. Vous profanez le sacrement du Saint-Chrême si vous transformez les oints du Seigneur en esclaves révoltés. La loi de Dieu n’a jamais sanctionné l’inégalité de naissance ou de fortune, et si dans votre conservatisme impie vous érigez en principe absolu et éternel ce qui n’est qu’un fait passager — vous prenez sur vous tous les péchés du peuple et tout le sang des révolutions.
« Et vous, peuple chrétien, sachez que l’Église en vous donnant, par la confirmation, la dignité messianique, en faisant de chacun parmi vous, l’égal des pontifes et des rois, ne vous a pas conféré un titre vain et dérisoire, mais une grâce réelle et permanente. C’est à vous d’en profiter ; car en vertu de cette grâce chacun peut devenir un organe de l’Esprit-Saint dans l’ordre social. En dehors du sacerdoce et de la royauté, il y a dans la société chrétienne un troisième ministère souverain — le ministère prophétique qui ne dépend ni de la naissance, ni d’une élection publique, ni de l’ordination sacrée. Il est validement conféré à chaque chrétien par la confirmation et peut être licitement exercé par ceux qui ne résistent pas à la grâce divine, mais coopèrent à son action par leur liberté. Ainsi chacun de vous, s’il le veut, peut de droit divin et par la grâce de Dieu exercer le pouvoir souverain à l’égal du Pape et de l’Empereur[143]. »
Est-ce la faute du christianisme si ce droit suprême qu’il offre à tout le monde est vendu par la masse humaine à Satan pour un plat de lentilles ?
L’égalité de dignité souveraine, qui appartient de droit à chaque chrétien, n’est pas l’égalité de l’indifférence. Tous ont une importance égale, chacun a un prix infini aux yeux de tous ; mais tous n’ont pas la même fonction. L’unité du peuple chrétien, basée sur la paternité divino-humaine, est l’unité d’une famille idéale. L’égalité morale parfaite entre les membres d’une telle famille n’empêche pas les fils de reconnaître pieusement la primauté et l’autorité du père commun, ni de se distinguer entre eux par des vocations et des caractères différents. L’égalité véritable et positive, ainsi que la vraie liberté, se manifeste et se réalise dans la solidarité ou la fraternité, qui fait que plusieurs deviennent comme un seul. Le baptême de la liberté et la confirmation de l’égalité sont couronnés par le grand sacrement de la communion, accomplissement de la prière du Christ : « qu’ils soient tous un comme Je suis un avec toi, mon Père. » — En réunissant tous ses disciples dans une seule communion, Jésus-Christ n’a pas voulu s’arrêter devant les divisions nationales, Il a étendu sa fraternité sur toutes les nations. Et si cette communion mystérieuse du corps divin est véritable et réelle, nous devenons, en y participant réellement, des frères sans distinction aucune de race et de nationalité ; et si nous nous entretuons au nom des soi-disant intérêts nationaux, nous sommes, non pas métaphoriquement mais tout à fait réellement, des fratricides.
Les trois sacrements du baptême, de la confirmation et de la communion, en faisant tous les chrétiens libres, égaux, frères les uns des autres et tous fils de Dieu (incorporés dans son Fils unique — Jésus-Christ) leur confèrent la dignité messianique et les droits souverains. L’homme a le droit d’être fils de Dieu, car c’est pour cela que Dieu l’avait créé. Mais étant fils de Dieu de droit et non de fait, l’homme a encore le privilège de se faire lui-même en réalité ce qu’il est en idée, — de réaliser son principe par sa propre action. Ainsi les devoirs de l’homme se déduisent de ses droits souverains comme étant la condition qu’il doit remplir pour user de sa souveraineté.
Puisque l’homme n’est d’abord fils de Dieu qu’en principe, son premier devoir est de reconnaître qu’en fait il ne l’est pas, — de reconnaître la distance immense entre ce qu’il est et ce qu’il doit être. C’est là la condition négative de tout progrès positif, le devoir humain par excellence — le devoir de l’humilité, fixé par l’Église dans le sacrement de la pénitence et de la confession. Le protestantisme, pour assurer d’avance l’impénitence de ses adhérents, a rejeté ce sacrement. Mais plus coupables que les protestants hérétiques sont les faux orthodoxes qui voudraient borner le devoir de l’humilité aux individus, en abandonnant sans retour les corps sociaux, les États et les nations à la vanité, à l’orgueil, à l’égoïsme, à la haine fratricide. — Tel n’était pas le sentiment des prophètes de l’Ancien Testament, qui excitaient à la pénitence les villes, les nations et les chefs des États. Telle n’était pas non plus la pensée du prophète unique du Nouveau Testament, qui, dans ses épîtres aux anges des Églises, leur reprochait les vices et les péchés publics de leurs communautés.
Au fond de tout le mal humain, de tous les péchés et de tous les crimes individuels et sociaux il y a un vice et une infirmité radicale qui ne nous permettent pas d’être réellement fils de Dieu. C’est le principe chaotique, base primordiale de tout être créé ; réduit à l’impuissance (ou à la puissance pure) dans l’Homme, mais éveillé de nouveau par la chute d’Adam il est devenu l’élément fondamental de notre existence bornée et égoïste qui, tout en tenant à sa fraction infiniment petite de l’être véritable, veut faire de cette fraction le centre unique de l’univers. Cette affirmation égoïste qui nous isole et nous sépare de la vraie totalité divine, ne peut être détruite que par l’amour. L’amour est la force qui nous fait dépasser intérieurement les limites de notre existence donnée, nous réunit au Tout par un lien indissoluble et, en nous faisant réellement fils de Dieu, nous fait participer à la plénitude de sa Sagesse essentielle et à la jouissance de son esprit.
L’œuvre de l’amour est l’intégration de l’homme et, par l’homme, de toute l’existence créée. Il y a une triple union à accomplir. Il s’agit 1° de réintégrer l’homme individuel en l’unissant d’une union véritable et éternelle à son complément naturel — la femme. Il s’agit 2° de réintégrer l’homme social en réunissant dans une union stable et déterminée l’individu à la collectivité humaine. Il s’agit 3° de réintégrer l’homme universel en restaurant son union intime et vivante avec toute la nature du monde, qui est le corps organique de l’humanité.
L’homme est séparé intérieurement de la femme par le désir de la posséder extérieurement, au nom d’une passion aveugle et irrationnelle. Ils sont réunis par la force de l’amour véritable qui identifie les deux vies dans leur substance absolue, éternellement fixée en Dieu et qui n’admet le rapport matériel que comme une dernière conséquence et une réalisation extérieure de la relation mystique et morale. C’est l’amour le plus concentré et le plus concret, et pour cela le plus profond et le plus intense — c’est la vraie base et le type général de tout autre amour et de toute autre union. La parole de Dieu l’a prescrit et l’a béni, et l’Église perpétue cette bénédiction dans le sacrement du mariage, qui fait de l’amour sexuel véritable la première base positive de l’intégration divino-humaine. Car cet amour sanctifié crée les vrais éléments individuels de la société parfaite, de la Sophia incarnée.
Mais pour constituer l’homme social, l’élément individuel (réintégré par le vrai mariage) doit être réuni à la forme collective déterminée.
L’individu est intérieurement séparé de la société par le désir de valoir et de dominer extérieurement au nom de sa propre personnalité. Il rentre dans l’unité sociale par l’acte moral de l’abnégation, en subordonnant sa volonté, son intérêt et tout son ego à la volonté et à l’intérêt d’un être supérieur reconnu comme tel. Si l’amour conjugal est essentiellement une coordination de deux existences égales quoique différentes, l’amour social se traduit nécessairement par une subordination déterminée des unités sociales de différent ordre. Il ne s’agit pas ici de briser l’égoïsme brutal de l’homme par un sentiment intense qui le force à s’identifier avec un autre être (ce qui est déjà fait par l’amour sexuel) — il s’agit de rattacher l’existence individuelle à une hiérarchie générale dont les degrés sont fixés par le rapport formel entre le tout et ses parties, plus ou moins considérables. La perfection de l’amour social ne peut donc pas consister dans l’intensité du sentiment subjectif, mais dans sa conformité avec la raison objective qui nous dit que le tout est plus grand que chacune de ses parties. Le devoir de cet amour est donc enfreint et la réalisation de l’homme social est empêchée non seulement par le simple égoïsme, mais aussi et surtout par le particularisme qui nous fait séparer l’intérêt des groupes inférieurs, auxquels nous sommes rattachés plus étroitement, et l’intérêt des groupes supérieurs et plus larges. Quand on sépare l’amour pour sa famille, sa corporation, sa classe sociale ou son parti politique, de l’amour pour sa patrie, ou quand on veut servir cette dernière en dehors de l’humanité ou de l’Église Universelle, on sépare ce que Dieu a uni et on devient un obstacle à l’intégration de l’homme social.
Le type et la réalité fondamentale de cette intégration sont donnés dans la hiérarchie ecclésiastique formée par le sacrement de l’Ordre. C’est le triomphe de l’amour social, car aucun membre de cet ordre ne fonctionne et n’agit de soi-même ou en son nom ; chacun est ordonné et investi par un supérieur, représentant d’une unité sociale plus large. Depuis le prêtre le plus humble jusqu’au pape, — le serviteur des serviteurs de Dieu, — tous sont ici, quant à leur ministère sacré, absolument purs de l’égoïsme qui s’affirme et du particularisme qui s’isole — chacun n’est qu’un organe déterminé d’un tout social solidaire, — de l’Église Universelle.
Mais la réintégration humaine ne peut pas s’arrêter à l’homme social. La loi de la mort divise l’Église Universelle elle-même en deux parties, l’une visible, sur la terre, et l’autre invisible, dans les cieux. L’empire de la mort est établi ; les cieux et la terre sont séparés par le désir de l’homme de jouir immédiatement et matériellement de la réalité terrestre, de l’existence finie ; l’homme a voulu éprouver ou goûter tout par la sensation extérieure. Il a voulu unir son esprit céleste à la poussière de la terre par une union périphérique et superficielle. Mais une telle union ne peut durer ; et elle aboutit nécessairement à la mort. Pour réunir l’humanité-esprit à l’humanité-matière et pour vaincre la mort, il faut que l’homme se rattache au tout, non point par la surface sensible, mais par le centre absolu qui est Dieu. L’homme universel est intégré par l’amour divin, qui, non seulement élève l’homme jusqu’à Dieu mais qui, en l’identifiant intérieurement avec la Divinité, lui fait embrasser en elle tout ce qui est, en l’unissant à toute la créature d’une union indissoluble et éternelle. Cet amour fait descendre la grâce divine dans la nature terrestre et triomphe non seulement, du mal moral, mais encore de ses conséquences physiques, — la maladie et la mort. L’œuvre de cet amour est la Résurrection finale. Et l’Église, qui enseigne cette résurrection dans sa doctrine révélée, formulée dans le dernier article de son symbole, la préfigure et l’inaugure par le dernier de ses sacrements. En vue de la maladie et dans le péril de la mort, l’extrême-onction est le symbole et le gage de notre immortalité et de notre intégrité future. Le cycle des sacrements ainsi que le cycle de la vie universelle est fermé par la résurrection de la chair, par l’intégration de l’humanité totale, par l’incarnation définitive de la Sagesse divine.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Boris Dusaussoy ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 mai 2012.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Je rappelle qu’en 1861 la Russie a fait son acte de justice en émancipant les serfs.
[2] Voir, entre les publications récentes, l’écrit très remarquable de G. de Pascal, « Révolution ou évolution. Centenaire de 1789 ». Paris, Saudax, éditeur.
[3] Saint Grégoire le Théologien.
[4] Ce triste épisode est quelque peu gazé dans les actes du Concile, mais il ressort avec une parfaite clarté dans le récit de l’historien ecclésiastique Evagrius.
[5] Le patriarche de Constantinople, Jean, écrivait au pape : prima salus est quia in sede apostolica inviolabilis semper catholica custoditur religio. (Labbe, Concil. VIII, 451-2.)
[6] La mémoire de cet acte a été perpétuée par une fête qui porte le nom de « triomphe de l’orthodoxie » et où l’on répète l’anathème de 842.
[7] Je parle ici du résultat général ; quant aux progrès partiels, il y en a d’incontestables. Signalons seulement l’adoucissement des lois pénales, l’abolition de la torture. L’avantage est considérable, mais peut-on le croire définitif ? Si la guerre sociale éclatait un jour avec toute la furie d’une haine longtemps comprimée, on verrait des choses singulières. Des faits de mauvais augure, des actes mézenciens, ont déjà eu lieu entre Paris et Versailles en 1871.
[8] J’ai dû quelquefois, pour appuyer ma pensée, employer une traduction littérale de certains passages bibliques. J’ai cru devoir y joindre le texte hébraïque, non pas pour étaler une science tout à fait élémentaire, mais pour justifier ma traduction qui pourrait paraître bizarre et arbitraire. Puisqu’il n’y a pas de règle absolument obligatoire pour la transcription latine des mots hébreux, j’ai cherché à accommoder la mienne à la prononciation française en évitant en même temps des complications typographiques.
[9] Nous rappelons aux lecteurs la brochure l’Idée russe, publiée en 1888 par M. Soloviev, à Paris, pour les mêmes motifs. (Note de l’éditeur.)
[10] Dans la vieille langue russe on employait ordinairement le terme piété (blagotchestié) pour désigner l’orthodoxie, et le terme foi pieuse (blagotchestivaïa viéra), au lieu de foi orthodoxe.
[11] Par certains procédés physiologiques et psychologiques qui, dans leur ensemble, ont reçu chez nous le nom d’opération mentale (oumnoié diélanié), les solitaires d’Athos parviennent à un état extatique où ils éprouvent des sensations singulières et prétendent voir la lumière divine qui s’est manifestée lors de la Transfiguration de Notre-Seigneur. Le plus curieux, c’est qu’on regarde ce phénomène comme une réalité subsistante et éternelle. Des disputes acharnées se sont produites dans l’Église grecque au XIVe siècle pour élucider la nature propre de la lumière thaborienne et ses rapports avec l’essence de la Divinité.
[12] Titre d’une pièce de vers dédiée par un poète connu à feu Katkof.
[13]C’est ainsi que quelques moines grecs et russes ont désigné la Moscovie après la chute de l’Empire byzantin.
[14] Les panslavistes politiciens voudraient que la Russie détruisît l’Empire autrichien pour former une confédération Slave. Et après ?
[15] Nos meilleurs écrivains modernes, en cédant à une aspiration religieuse plus forte que leur vocation esthétique, ont dû quitter le terrain trop étroit des belles-lettres pour se montrer avec plus ou moins de succès moralistes et réformateurs, apôtres ou prophètes. La mort prématurée de Pouschkine ne nous permet pas de juger si la tendance religieuse que révèlent ses œuvres les plus accomplies était assez profonde pour devenir avec le temps son idée dominante et lui faire abandonner le domaine de la poésie pure, comme il advint à Gogol (la « Correspondance avec mes amis »), à Dostoïevski (le « Journal d’un écrivain »), à L. Tolstoï (Confession, Ma religion, etc.). Il paraît que le génie russe ne trouve pas dans la production poétique son but définitif et le milieu adapté à l’incarnation de son idéal essentiellement religieux. Si la Russie est appelée à apporter sa parole au monde, ce n’est pas des régions brillantes de l’art et des lettres, ni des hauteurs superbes de la philosophie et des sciences, — ce n’est que des sommets sublimes et humbles de la religion que cette parole doit retentir. Mes lecteurs russes et polonais peuvent trouver la preuve détaillée de cette thèse dans la deuxième édition de mon ouvrage « La Question nationale en Russie, » dont le dernier chapitre a été traduit en polonais par M. Bénoni et publié en brochure sous le titre « La Russie et l’Europe. »
[16] « Très immaculée » ou « toute immaculée » (vsénéporotchnaïa) est l’épithète constante ajoutée au nom de la sainte Vierge dans nos livres liturgiques, traduite du grec παντάµωµος ; et autres mots analogues.
[17] Je n’exclus pas de cette qualification les « vieux croyants » proprement dits, dont les différends avec l’Église d’État ne se rapportent pas au véritable objet de la religion.
[18] La rupture définitive qui n’a eu lieu que plus tard, en 1054, n’a été du reste qu’un simple fait sans aucune espèce de sanction légale et obligatoire, puisque l’anathème des légats du pape Léon IX n’était pas dirigé contre l’Église Orientale, mais uniquement contre la personne du patriarche Michel Cérullaire et contre « les partisans de sa folie » (folie assez manifeste à vrai dire) ; et, de son côté, l’Église Orientale n’a jamais pu rassembler un concile œcuménique qui, selon nos théologiens eux-mêmes, est le seul tribunal compétent pour juger nos différends avec la papauté.
[19] Ainsi ces théologiens aveuglés par la haine osent renier la croyance manifeste de l’Église Orientale tant grecque que russe, qui proclame sans cesse la sainte Vierge toute immaculée, immaculée par excellence.
[20] Le nom générique de rasskol (schisme) est employé chez nous pour désigner spécialement ceux des dissidents qui se séparèrent de l’Église officielle pour des questions de rites et qu’on appelle aussi starovères (vieux croyants). La séparation fut consommée dans les années 1666 et 1667, quand un concile convoqué à Moscou anathématisa les vieux rites.
[21] C’est le nom (zapadniki, en russe) qu’on donne au parti littéraire opposé aux slavophiles et tenant aux principes de la civilisation européenne.
[22] Parti modéré qui, par des moyens illégitimes, se trouve en possession d’un sacerdoce et depuis 1848 même d’un épiscopat (qui a son centre en Autriche, à Fontana Alba).
[23] Parti radical qui croit que le sacerdoce et tous les sacrements, excepté le baptême, ont complètement disparu depuis 1666.
[24] La nomination de tous nos évêques se fait d’une manière absolument prohibée et condamnée par le troisième canon du septième concile œcuménique, — canon qui, au point de vue de notre Église elle-même n’a jamais pu être abrogé (faute de conciles œcuméniques ultérieurs). Nous aurons encore à revenir sur ce sujet.
[25] « Conversation d’un examinateur et d’un convaincu sur la vérité de l’Église Orientale, »
[26] Cet ouvrage est loué et souvent cité dans les Prælectiones theologicæ du dogmatiste officiel de l’Église latine, le feu Père Perrone (professeur au Çollgium romanum et membre de la société de Jésus).
[27] Nous n’avons pas à parler ici d’une troisième espèce de liberté, celle des différents cultes reconnus par l’État. Une certaine liberté des cultes (dans leur statu quo) est imposée par la force des choses à un empire qui, comme la Russie, compte plus de trente millions de sujets en dehors de l’Église dominante.
[28] Les termes usités dans ce dernier sens — liberté de conscience et liberté de confession — devraient être rejetés comme impropres : la conscience est toujours libre et personne ne peut empêcher un martyr de confesser sa foi.
[29] Nous admettons cette distinction en principe (in abstracto), mais nous sommes bien loin de la recommander comme règle pratique.
[30] Cela est avoué avec beaucoup de naïveté par nos écrivains ecclésiastiques eux-mêmes. Par exemple, dans une série d’articles de la Revue orthodoxe (Pravoslavnoïé Obozrénié) concernant là lutte du clergé russe contre les dissidents, l’auteur (M. Tchistiakov), après avoir exposé les exploits de l’évêque Pitirime (de Nijni-Novgorod), dont le zèle était invariablement soutenu par les troupes du vice-gouverneur Rjevski, arrive à la conclusion que le missionnaire célèbre est redevable de tout son succès à ce secours du pouvoir séculier et au droit d’amener par force les dissidents à écouter sa prédication. (Prav. Obozr., octobre 1887, p. 348). On peut trouver de semblables aveux au sujet des missions contemporaines parmi les païens de la Sibérie Orientale (dans la même Revue (année 1882).
[31] J’entends « les conversations (sobésiédovania) avec les vieux croyants » à Kazan, à Kalouga et surtout à Moscou. Malgré les conditions gênantes de ces disputes et l’abstention des chefs du rasskol, les représentants de l’Église officielle n’y ont pas toujours l’avantage. Un journal « la Voix de Moscou » (Golos Moskvy), qui a osé imprimer (en 1885) des comptes-rendus sténographiques de ces débats, a eu à se repentir de sa témérité. — Ce journal n’existe plus maintenant.
[32] Aksakov a été pendant longtemps poursuivi par l’administration russe pour la franchise de ses critiques. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie qu’il partagea avec Katkov le privilège de dire librement sa pensée — privilège exclusif de ces deux hommes et qui est mort avec eux.
[33] Recueil complet des œuvres de J.-S. Aksakov, t. IV, p. 119.
[34] Aksakov, ibid., p. 120.
[35] Ibid., p. 121.
[36] Ibid., p. 122.
[37] Ibid., p. 124.
[38] Ibid., p. 125, 126.
[39] Ibid., p. 126.
[40]Ibid., p. 84.
[41] Ibid., p. 75.
[42] Ibid., p. 77.
[43] Ibid., p. 100.
[44] J’entends les actes du prétendu concile de Kiev en 1157, où l’on a mis sur le compte d’un hérétique du XIIe siècle, Martin l’Arménien (qui du reste n’a jamais existé), toutes les opinions des « vieux croyants » des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette invention était si grossière et si invraisemblable que notre école ecclésiastique elle-même en a eu honte un moment. Mais en ce dernier temps le revirement de l’obscurantisme officiel a mis de nouveau sur le tapis l’invention de l’évêque Pitirime. (Voir l’article cité du Prav. Obozr., octobre 1887, p. 306, 307, 314.)
[45] Ibid., p. 72.
[46] Ibid., p. 91.
[47] Ibid., p. 42.
[48] Ibid., p. 35.
[49] Ibid., p. 43.
[50] Ibid., p. 91, 92.
[51] Ibid., p. 111.
[52] Ibid., p. 93.
[53] Ibid., p. 83, 84.
[54] Ibid., p. 127.
[55] On trouvera dans une note, à la fin du volume, quelques détails historiques sur la question du second baptême de l’Église gréco-russe. Ces faits, que Palmer connaissait sans doute, ont dû l’affermir dans sa dernière résolution de ne pas chercher la vérité universelle là où le mystère fondamental de notre religion est devenu un instrument de la politique nationale.
[56] C’est aussi la seule raison pratique pour laquelle, en dépit du soleil et des astres, nous tenons toujours au calendrier Julien : on ne saurait le changer sans entrer en pourparlers avec les Grecs, et c’est ce qu’on craint le plus dans nos sphères cléricales.
[57] En 1872, quand le synode de Saint-Pétersbourg refusa de s’associer explicitement aux décisions du concile grec qui a excommunié les Bulgares, et en 1884, quand le gouvernement russe sollicita la Porte de nommer deux évêques bulgares dans des diocèses que les Grecs considèrent comme leur appartenant sans partage.
[58] Pour ne citer à ce sujet qu’un écrivain slavophile qui a longtemps vécu en Serbie, nous renvoyons à l’article de P. K — ky dans la Rouss d’Aksakov (1885, n° 12).
[59] Ce discours a été reproduit in extenso dans le journal de Katkov (Gazette de Moscou).
[60] Disciple fervent de Khomiakof, dont il n’avait pas les qualités brillantes, mais auquel il était supérieur par la science et l’esprit critique, Youry (George) Fedorovitch Samarine († 1876) a bien mérité de la Russie en prenant une part très active à l’émancipation des serfs en 1861. En dehors de cela son intelligence cultivée et son talent remarquable sont restés (comme il arrive souvent en Russie) à peu près stériles. Il n’a pas laissé d’ouvrages considérables et s’est signalé, comme écrivain, surtout par des polémiques de parti pris contre les Jésuites et les Allemands des provinces Baltiques. La lettre que nous citons était adressée à une dame russe (Mme A.-O. Smirnov) et datée du 10/22 décembre 1871.
[61] Règles des examens d’État pour la faculté des droits.
[62] Note pour les lecteurs russes. Je n’ai pas signé l’article en question (« Philosophie d’État dans les programmes de l’Université », Rouss, septembre 1885), parce que je croyais y exprimer le sentiment général de la société russe. C’était une illusion, et je puis maintenant revendiquer mon droit exclusif à cette vox clamantis in deserto. Il ne faut pas oublier du reste qu’en dehors de ce qu’on appelle la société, il y a en Russie douze à quinze millions de dissidents qui n’ont pas attendu l’année 1885 pour protester contre le césaro-papisme moscovite et pétersbourgeois.
[63] C’est à la ville de Patras que revient le privilège d’avoir été consacrée par le martyre de saint André et d’avoir possédé en premier lieu ses reliques.
[64] Nous aurons encore à nous occuper de cette première grande manifestation du césaro-papisme byzantin, qui dans tous les cas n’a rien de commun avec l’autorité infaillible des décrets dogmatiques formulés par le concile.
[65] Ainsi le texte en question est tronqué même dans « le catéchisme orthodoxe » de Mgr Philarète, de Moscou.
[66] Formule du pape saint Léon le Grand et du concile de Chalcédoine.
[67] Collectio conciliorum (Mansi), t. XI, col. 658
[68] « Même sans le consentement de l’Église, » formule du dernier concile du Vatican.
[69] Et parmi les non-orthodoxes tous les auteurs de bonne foi, comme par exemple l’éminent penseur juif Joseph Salvador dans son livre sur « Jésus-Christ et son œuvre ».
[70] Cette conclusion est parfaitement acceptée par le remarquable écrivain israélite que nous venons de nommer. Il voit dans la primauté de Pierre la clef de voûte de l’édifice ecclésiastique tel qu’il a été désigné et fondé par le Christ lui-même.
[71] Je ne parle pas des surnoms ou des épithètes accidentelles et passagères comme celle de Boanerguès donnée à Jean et à Jacques.
[72] L'habitation dans une même contrée et l'identité du langage ne suffisent pas par elles-mêmes pour produire l'unité de la patrie ; elle est impossible sans le patriotisme, c'est-à-dire sans un amour spécifié.
[73] Les auteurs protestants n’ont pas en général autant de bonne foi. Pourtant les meilleurs d’entre eux avouent le fait tout en faisant des efforts inutiles pour l’expliquer à leur façon. Voici, par exemple, les paroles de M. de Pressensé (Histoire des trois premiers siècles du Christianisme, 1re éd., t. l, p. 358, 359, 360) : « Pendant tous ces premiers temps l’apôtre Pierre exerça une influence prépondérante. On a vu dans le rôle qu’il joua alors une preuve de sa primauté. Mais, à y regarder de près, on reconnaît qu’il n’a fait que déployer ses dons naturels (!) purifiés et agrandis par l’Esprit divin. » « Du reste le récit de saint Luc ne justifie en rien les idées hiérarchiques. Tout est naturel et spontané dans la conduite de saint Pierre. Il n’est pas président d’office d’une espèce de collège apostolique. » (M. de Pressensé confond évidemment l’accident d’une officialité plus ou moins prononcée avec la substance de la primauté). « Il n’agit qu’avec le conseil de ses frères » (il paraît que d’après les idées protestantes le conseil exclut l’autorité), « soit pour le choix d’un nouvel apôtre, soit à la Pentecôte, soit devant le peuple, soit devant le sanhédrin. Pierre avait été le plus humilié des premiers chrétiens, voilà pourquoi il fut le plus promptement élevé. » C’est avec de mauvaises plaisanteries de ce genre que le protestantisme veut éluder des textes formels de l’Écriture Sainte, après avoir proclamé cette Écriture comme source unique de la vérité religieuse.
[74] Vie de Jésus, trad. Littré. Paris, 1839, t. I, IIe partie, p. 584, cf. p. 378.
[75] Sermons et Discours de Philarète, métropolite de Moscou, 1873, ssq. t. II, p. 214.
[76] Ibidem.
[77] On sait que l’Église gréco-russe attribue ce titre en particulier à trois anciens hiérarques : saint Basile de Césarée, dit le Grand, saint Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, et saint Jean-Chrysostome. Ils ont une fête en commun le 30 janvier de notre calendrier.
[78] Ioh. Chrys. Opp., t. IX, col. 27, 30, 31.
[79] Ceux de nos lecteurs orthodoxes qui, pour reconnaître le rôle exceptionnel de Pierre dans l’histoire du Nouveau Testament, ne trouveraient pas suffisante l’autorité des Saints Pères tels que Jean Chrysostome, ni même celle des Théologiens russes tels que Mgr Philarète, seront peut être accessibles à une preuve pour ainsi dire statistique. En considérant que parmi les disciples immédiats de Jésus aucun n’a autant de droits à une place marquée que saint Jean, l’apôtre bien-aimé, j’ai compté combien de fois les Évangiles et les Actes font mention de Jean et combien de fois de Pierre. Il se trouve que le rapport est de 1 à 4 à peu près. Saint Pierre est nommé 171 fois (114 dans les Évangiles et 57 dans les Actes), et saint Jean — 46 fois seulement (38 fois dans les Évangiles — y compris les cas où il parle de lui-même d’une manière indirecte — et 8 fois dans les Actes).
[80] B. Aube. Les chrétiens dans l’Empire Romain, de la fin des Antonins au milieu du IIIe siècle, p. 69.
[81] Ibid., p. 146.
[82] S. Leonis Magni, opp. ed. Migne. Parisiis, 1846 sqq., t. I, col. 145-7.
[83] S. Leonis Magni, col. 149.
[84] Ibid. col. 151, 2. Cf, 429-32.
[85] S. Leonis Magni, col. 155, 6.
[86] Ibid., col. 153.
[87] Ibid., col. 423.
[88] Ibid., col. 424.
[89] C’est ainsi qu’il est désigné dans la constitution de l’empereur Valentinien III. Voir les œuvres de saint Léon, t. I, col. 637.
[90] Ibid., col. 664.
[91] Ibid., col. 646.
[92] Ibid., col. 695, 6.
[93] Ibid., col. 733.
[94] Ibid., col. 783.
[95] Épître de saint Léon à l’empereur Marcien. Ibid., col. 918.
[96] Ibid., col. 927.
[97] Ibid., col. 930.
[98] Ibid., col. 932.
[99] Épître de saint Léon. Ibid., col. 937, 9.
[100] Ibid., col. 987.
[101] Ibid., col. 995.
[102] Ibid., col. 1000.
[103] Ibid., col. 1027 ssq.
[104] Ibid., col. 1048.
[105] Ibid., col. 1046, 7.
[106] Ibid., col. 1053.
[107] Ibid., col. 1147.
[108] Ibid., col. 668.
[109] Ibid., col. 676.
[110] Ibid., col. 646.
[111] Conciliorum amplissima collectio (Mansi), t. V, col. 1,349.
[112] Ibid., col. 1,356.
[113] Conciliorum collectio, t. VI, 34, 37.
[114] Ibid., col. 40.
[115] Le plus curieux et ce qui donne une confirmation éclatante à notre thèse (sur la prédilection des empereurs byzantins pour l’hérésie comme telle), c’est que le même empereur Théodose II, qui avait soutenu l’hérésie nestorienne, condamnée malgré lui par l’Église, devint ensuite le protecteur zélé d’Eutychès et de Dioscore qui représentaient l’opinion diamétralement opposée au nestorianisme mais également hérétique.
[116] Conciliarum collectio (Mansi), VI, 908.
[117] S. Leonis magni opera (Migne), t. I, col. 309.
[118] Une sorte de chrestomatie de récits édifiants.
[119] Voir dans les Menées russes, vie de saint Léon le pape.
[120] Conciliorum collectio (Mansi), VI, 510.
[121] Ibid., 93.
[122] Ibid.
[123] Ibid., 100.
[124] Ibid., 101.
[125] Ibid., 580, 1.
[126] Ibid.
[127] Ibid., 645.
[128] Ibid., 972.
[129] Ibid., 1,005, 9.
[130] Ibid., 1,045.
[131] Ibid., 1,048.
[132] Conciliorum collectio (Mansi), Ibid., 148.
[133] En allemand Schlecht mauvais et schlicht — simple — sont au fond un seul et même terme, ce qui a fourni à Hegel l’occasion de son calembour qui a fait fortune, dans la philosophie germanique. Du reste Aristote avait déjà exposé la même idée — sans jeu de mots.
[134] Prov., Sal. VIII, 22, 23.
[135] Ibid, VIII, 30.
[136] Prov., Sal. VIII, 30, 31.
[137] Immanente par rapport à Dieu et transcendante par rapport à nous.
[138] C’est ainsi que le terme « bereshith » a été (d’après le témoignage des Hexaples d’Origène) traduit par Aquila, ce docteur célèbre à qui le Talmud applique les paroles du psaume : « Tu es plus beau que les fils de l’homme. »
[139] La thèse a été développée de notre temps avec une certaine exagération par M. Fustel de Coulanges (Cité antique) et avec une exagération beaucoup plus grande par M. Herbert Spencer (Sociologie). Il n’est pas difficile de séparer le fond vrai et très important de ces idées des conclusions erronées provenant (surtout chez le savant anglais) d’un point de vue trop exclusif et borné.
[140] Voir entre autres sur cette analogie de la République platonicienne et de la République chrétienne, Ranke, dans son Histoire Universelle.
[141] Il va sans dire que la division des castes indiennes est un phénomène local qu'on ne doit pas confondre avec les trois ministères dirigeants qui existent dans toute société.
[142] La présence réelle du Christ dans la Sainte-Eucharistie est sans doute une actualité vivante, mais essentiellement mystique et, comme telle, ne détermine pas directement et manifestement l’existence pratique et sociale de l’humanité terrestre.
[143] Il va sans dire que le ministère prophétique dont l’exercice est déterminé uniquement par des conditions intérieures et purement spirituelles ne peut avoir aucun caractère extérieurement obligatoire. Représentant dans la société humaine l’idéal absolu, le prophète chrétien serait inconséquent et infidèle à sa mission s’il agissait par des moyens qui ne sont propres qu’à un état social imparfait.